Interlude entre coucous et vautours
Il devait être aux alentours de six heures du matin, peut-être sept. Aucun moyen de s'en assurer, mais les teintes d'un jaune naissant qui s'étalaient en coulées de miel sur les murs, conjuguées à la fraicheur matinale, en offraient une idée approximative. En soi, l'absence d'horloge ou de montre ne comprenait rien de contraignant ; en près de six mois d'internement, il avait appris à rattraper la course du temps à l'aide des cycles solaires et lunaires, ainsi que des variations de température.
Si ces repères temporels le replaçaient avec peu ou prou de justesse dans sa réalité sensorielle, Matthieu admettait qu'il aurait aimé bénéficier d'un journal, mieux encore de sa propre télévision, en guise de distraction comme d'ouverture sur le monde. Interdiction formelle des médecins, lesquels avaient jugé néfaste que de préserver un lien, même ténu, entre le malade et l'extérieur. Trop de risques. Le seul écran accessible fut le verre convexe de quarante centimètres de diagonale boulonné au plafond de la salle des loisirs. Appareil obsolète dont l'image, tronçonnée par le grillage érigé aux fins de le protéger des projectiles, voyait ses couleurs et formes se perdre puis se retrouver au gré des caprices de sa qualité vieillissante, sa sollicitation quotidienne en cause. De ce carré ventru, ne sortaient que des enchaînements de scènes au ton aseptisé, qui n'auraient pas énervé même le plus récalcitrant des hystériques. Des programmes doux, mous, parfois simples bulletins météorologiques, sélectionnés pour leur passivité sucrée vomie sans discontinuer depuis les haut-parleurs. Leur potentiel somnifère était effrayant, plus que celui des pilules égrainées sur les langues. Matthieu ne leur avait pas laissé une chance.
L'hôpital lui avait pardonné ses manquements à ces séances d'ennui collectif télévisuel. À ses demandes, qu'il s'était lassé d'entendre, il lui avait procuré plusieurs livres de genres, thèmes et époques différents, qu'il était autorisé à compulser en solitaire dès lors que cette activité ne dérivait pas sur une réclusion totale.
Il était, parmi ces ouvrages dont Matthieu avait dressé la liste, une édition écornée et froissée du Horla complété d'une dizaine d'autres nouvelles. L'encre des pages jaunies s'était effacée par endroit, sans que le lecteur ne se lasse de les compulser au moins trois fois le jour, jusqu'à ce que s'effritent en paillettes salées les restes du recueil. Ces moments consacrés à la lecture, au cours desquels il plongeait jusqu'à son âme dans la folie de protagonistes de papier, adoucirent un peu son agonie au fin fond des boyaux en béton d'un ogre blanc.
Et lorsque la psychose eut imprégné son être entier, il en recrachait le profil sur les 21/29,7 d'une feuille de papier vierge, qui jamais ne le restait longtemps. Créatures noires aux milliers d'yeux, aux milliers d'ailes, par le truchement d'un crayon de carbone engloutissaient le moindre point blanc qui eût éclairé la surface.
De la folie, mais pas moins de méthode ; voici ce à quoi il aspirait, tout ce que le temps eut été apte à lui concéder, cloîtré à l'hôpital Nord.
Son regard balaya la chambre, de droite à gauche. Même mise à nue, celle-ci était esthétiquement agressive, d'une placidité passive-agressive pour être exact. Spartiate, d'une lividité qui n'entend rien à rien, cadre ascétique dépourvu de distractions au bénéfice du locataire, de ses sens ou pensées émaillés. Une nature sommaire que ne contrariait pas un ameublement tout aussi rudimentaire : un lit en métal, sorte de gros coffret sans lattes ni charme, d'une douceur militaire et surmonté d'un matelas à la finesse égale à celle d'une carte routière géante ; à la gauche du lit, avait été installé un bureau « debout » en teck très typique du début de la décennie, laqué d'une peinture blanche dont l'uniformité évoquait une terre enneigée où s'ennuyait un couple feuille de papier recyclé/crayon à la mine rabotée. Un peu plus loin, des toilettes de douteux aspect, cuvette d'acier brossé gorgée d'un filet d'eau stagnante et malodorante. Fin de l'inventaire.
Surveillait la chambre une fenêtre sans volets ni barreaux, bien trop haut-perchée et petite pour qu'un corps s'y faufile. Et face à cette fenêtre, comme pour l'affronter : la porte grise. En bois, toujours verrouillée de l'extérieur. Pas de poignée, jamais de poignée ! pour éviter les pendaisons, paraît-il.
Son quotidien se vivait donc en blanc, métallique et vase clos. Une cage.
Une cage, sinon au moins une pièce à la simplicité monacale, il est vrai, mais loin de la cellule infâme d'une prison d'insanité que Matthieu s'était imaginé. L'histoire de l'hôpital, célèbre à Notre Dame, laissait entendre que celui-ci avait vu sa structure comme son mode de fonctionnement érayés après l'incendie auquel le pôle psychiatrique avait été livré, dix ans auparavant. Une catastrophe dont l'adolescent ne gardait aucun souvenir, et ce malgré l'émoi que l'incident avait suscité à travers la commune. Aujourd'hui rebâti, l'asile dénotait une négligence écœurée que ne contrebalançait pas la sévérité de ses gardiens. Néanmoins, seul le blanc, teinte dominante des lieux réitérée de pièce en pièce comme un fil rouge, avait de quoi réellement déranger Matthieu.
Au même rang que les pleurs appuyés, les rires trop exaltés ou hurlements diurnes et nocturnes des autres patients qui chaque jour, chaque nuit, lui maintenaient les paupières ouvertes. De toute part fusaient les vociférations décousues, pièces d'une ancienne raison éparpillées à la brise inhospitalière :
Devine qui t’aime… Je suis là !
AAAAAAAAHHHH….
Ouvrez-moi ! Ouvrez-moi !! … S’il vous plaiiiit…
C’est mon secret…
Où sont-ils partis ?
Quelqu’un m’entend ?
…. HHHHHHAHAHAHAHA !!
Je veux rentrer à la maison…
Maman ! MAMAN !!
À ces heures de veille perdues, devait-il opter pour une dérobade mentale, alors se replongeait dans des temps plus cléments, revivait ses précédentes années écoulées aux côtés de ses parents, ses sœurs, ses amis. En compagnie de Julien. D'Antoine aussi.
À ce moment se perdait en de plus vengeresses méditations.
Des rêves d’humiliations. Des fantasmes d’automutilation. Des délires de sodomie contrainte. L’imaginer suffoquant, prisonnier d'un cercueil de béton, où l'œil de sa culpabilité jamais ne cesserait de le fixer. Chaque fois que Matthieu se figurait la revanche du destin, bête abyssale férue de viande humaine, l'euphorie le saisissait et tout de go il embarquait à bord du songe merveilleux d'une centaine de mains palpant et pénétrant le corps du monstre ; s'emparer de lui et lui faire subir plus de sévices qu'un martyr des temps anciens. Quelles atrocités le déchireraient, elles avaient à pâlir devant celle ayant signé la mort de l’être aimé. Pour cela, Antoine devait subir plus que de pauvres semaines à porter un deuil dont il n'avait que faire, bien plus que la démangeaison d'un pitoyable regret qu'il prétendait retirer de cette perte, tellement plus que la pesanteur des remords et la privation de sommeil l'accompagnant. Un bout d'oreille ; Gabrielle méritait beaucoup mieux.
Ce châtiment, jamais un mortel de commune nature n'aurait eu les moyens de le lui infliger. Alors qu'un pourvoyeur de mort…
Pourtant, la race humaine ne manque nullement de ressources lorsque lui est présentée l'occasion de laisser libre-cours à sa perversion. Triste patient bouclé depuis tous ces mois, Matthieu en savait quelque chose. Si la fin de siècle devait marquer les prémices d'une Justice tournée vers davantage de clémence, que ne manqueraient pas d'applaudir les délinquants récidivistes, cette tendance à la dépénalisation connaissait un innommable contrepoint au cœur de certains établissements de santé publics, plus particulièrement de santé mentale, au podium desquels l'hôpital Nord de Notre Dame d'Islemortes occupait une place de choix méritée. Les infirmiers, aides-soignants, voire membres du personnel nettoyant, aussi bien hommes que femmes, revêtaient dans l'ombre par-dessus leurs blouses blanches la capuche des plus vils bourreaux. Humiliations, négligences, abus, violences ; la promiscuité de la frange la plus altérée de la population portait sur les nerfs, et tout devenait prétexte à exploiter ou sanctionner la faiblesse des malades. La crainte maligne d'un nouvel incendie, avançaient certains.
Les brimades s'avéraient moins rares qu'on ne l'aurait cru, tout en représentant un tabou absolu conservé loin des oreilles hermétiques des supérieurs. Ici dominait l'omerta, car mieux valait préserver le silence que de se risquer à faire remonter les incartades du personnel. Sort immérité ; il n'était pas, en ces murs, de patient « mauvais ». Des individus abimés, parfois lunatiques, parfois dangereux (ceux-là disposaient de leurs propres quartiers), tous tristes. Entre eux, le lien s'établissait dans la peine commune, quand avec les autres de plus saine humeur il n'en existait aucun. Pas de tendresse ni d'excuses pour le malade. Matthieu l'avait tôt assimilé : impossible de sortir victorieux lorsque le combat vous oppose à plus méprisable mais moins aliéné que vous. Lourde est cette folie, elle est une croix dont le poids casse en deux le dos.
Quelques semaines lui avaient permis d’allier son corps aux rouages de ce système, petits rouages despotiques d’un petit système despotique. De longues semaines et une marquante déconvenue avec le personnel médical. Ainsi donc, l'infirmière serait mutilée à jamais. Tragique, mais c'était omettre qu'elle était déjà fort laide avant l'incident ; Matthieu l'avait peut-être même améliorée. Quant à un risque pour son espérance de vie… Pour une femme de plus de cinquante ans, célibataire et en passe de le rester, il n'y avait pas grand mal. Tout cynisme mis à part, sans parler d'un service à lui rendre, l'on aurait pu y voir une juste sanction. Elle prétendait avoir besoin d'amour, physique, à défaut d'émotionnel. À la vérité, n'importe quel individu, jeune ou décati, souple ou pataud, intact ou difforme, eût rempli cet office. Qui sait, un éclopé distordu et bosselé de naissance lui aurait fait découvrir une passion insoupçonnée pour la tératologie ? Matthieu n'avait simplement pas eu de chance d'être désigné victime de sa faim aveuglante. Autant qu'elle en avait manqué en succombant à cette pulsion avec le Numéro 9. Elle ne le regretterait que trop tard. Plus personne ne devait jamais commettre cette erreur, depuis lors la chambre fut oubliée, le demeura des heures, des semaines ou bien des années durant.
Faute de témoin en capacité de verbalement défendre la cause de Matthieu, ces détails avaient manqué au docteur Lefèvre, dont la conviction biaisée était acquise. Elle s'arrêtait à sa fiche. Il l'appelait "Matthieu", en transparence ne connaissait qu'un cas, assorti d'un numéro. La nomenclature s'établissait ainsi :
Numéro 9- psychose hallucinatoire. Tendances dépressives. Potentiel schizophrénique à confirmer.
Numéro 4- Alzheimer précoce stade 2. Pulsions agressives.
Numéro 12- Troubles Obsessionnels Compulsifs (TOC). Paranoïa.
Numéro 21- anorexie mentale. Tendances dépressives. Tendances suicidaires à confirmer. (...)
Personne ne s'en vexait. Cela semblait leur faire tant plaisir, au corps médical ; ils y avaient travaillé si durement. Puis l'on s'y faisait, employait à son tour la nomenclature pour soi et envers les autres, comme une seconde identité.
Rien ne sortait donc du cadre de sa fiche. Mais que le praticien ne jubile pas de trop ; une tierce personne avait bien observé la scène. Matthieu en était persuadé : entre les cris porcins de l'infirmière et les acclamations esbaudies des malades voisins (Numéro 8- schizophrénie, et Numéro 10- dermatillomanie), lui était revenu, du fond de la pièce, un rire aussi fluet que le murmure d'un cours d'eau. Au temps de sa réclusion, cette musique écorchée lui avait tenu compagnie. Dans sa colère ou sa perversion, ce son paraissait puiser son intensité, ce faisant s'exprimait de plus belle. Ce genre de travers ressemblait tant à Gabrielle.
Par cette cohabitation forcée de longue durée, l'anxiété que l'onde avait jusque-là occasionnée chez Matthieu avait cédé sa place à un étrange sentiment bienveillant. S'offrait enfin à lui l'occasion de se délasser un peu, de se lover dans l'écheveau des filaments soyeux d'un coton imbibé d'alcool parfumé. Il ne voulait plus s'en passer. Et de cette sensation avait-il retiré une simple conclusion : si atroce que se présentait l'impression d'enfoncer ses membres dans les sables gloutons de la démence, elle n'était rien comparée à la douleur de la séparation. Accepter sa déraison, comme l'on accepte son numéro, courir à elle et se pendre à son cou ; si cela devait le rapprocher de Gabrielle, il s'élancerait au-devant de sa folie bras ouverts, même dans la sous-alimentation, même dans la déshydratation, même dans la fébrilité et l'abandon d'un organisme aux portes du trépas.
Si savoir c'est se condamner à la folie, alors que Dieu soit loué, car il était fou.
À présent, s'inclinait-il devant la consistance immuable de cet état, saluait autant la réalité de la mort triomphante de Gabrielle que celle de sa résurrection insensée. Insensée, sans doute, et alors ? Pour lui, peu importait le sens, la raison ou les conventions, peu lui importait que cette Gabrielle ne fût que la réminiscence de son esprit malade, ou un émissaire de l'au-delà porté par la Providence ou une Apocalypse prochaine. Rien n'importait plus, du moment qu’elle était là avec lui. Porteuse de tant de réconfort, autant devait-il l'admettre pour sa bonté et son attrait, passer dès lors par-dessus une réalité palpable puis percevoir l'abstrait et l'idéal comme la plus haute et pure forme de vérité, même parcellaire.
Parce que ses apparitions restaient sporadiques, en aucun cas ne rivalisaient-elles avec la violence de celle observée le jour de l'enterrement. Il ne s'agissait que d'une voix, d'une ombre furtive, d'un soupir froid sur la peau, d'un pressentiment. D'une odeur diffuse, tendre et sucrée, évoquant les brins de muguet sur les étals du marché au mois de mai. Matthieu s'en contentait. À mesure que se relâchait son corps, la proximité de la jeune femme gagnait en régularité, et ce temps précieux à ses côtés délivrait plus de quiétude que les drogues dont l'abreuvait le corps médical. Cette présence dans sa tête lisait si bien en lui. Il s'adressait à elle avec égards, dans le silence contraint s'habituait à vivre sous ses regards, ceux qui ne se désolent pas de la misère avisée. Sans mot, les yeux encourageaient : « Relève-toi ! Ne les laisse pas te briser ! » ; et ces yeux étaient tout, une victoire mentale, un souffle de grandeur sur sa récente petitesse.
De son repos souffreteux finit par émerger une sorte de lucidité. Tout prenait forme, et ce tout se livrait à lui et retraçait son propre chemin, aux confins de l'onirisme : si quelque force s'entêtait à maintenir cette symbiose déraisonnée, c'était aux fins de rétablir l'équité bafouée. Par la mort de Gabrielle, avait été ébranlé l'équilibre apparent du monde, lequel avait basculé dans une vilénie enrobée d'un bon sens de façade. Sans elle, tout avait chu et ne demandait qu’à se redresser. Son retour était donc indispensable, et s'il était trop tard pour sauver l'enveloppe, le temps accordait encore une chance d'élever l'être, par l'esprit ou l'âme, pour gagner un plan supérieur. Revenir, puis établir sa transcendance.
Désordre, iniquité, injustice ; puisque son nihilisme avait atteint ses limites, puisqu'il lui fallait encore croire en quelque chose, Matthieu croirait en Gabrielle. Même après toutes les supercheries, le Père Noël, la Petite Souris, la masturbation et la surdité, le Diable et le Bon Dieu, il croirait encore. La ferait vivre éternellement.
En vue de son règne prochain devait s'ériger en amont un nouveau royaume destiné à l'accueillir, expurgé du mal l’ayant corrompu. Ici commençait le rôle de Matthieu, instigateur et premier témoin de cette autre ère, sous l'égide de la Reine des reines. Traquer la cause de l'affection, la dénicher puis tout purifier, pour que de l'ordre détricoté renaissent les puissances souveraines de l'absurde ; afin d'embrasser la vérité disparate de l'être et replacer la Nature dans son acception la plus chaotique, au centre de tout. Ainsi allait pulsant le monde tel que d'autres cherchaient à le cacher, mais tel qu'il se révélait loin des yeux apeurés. Les yeux dans le gouffre, l'humanité se rachèterait et gagnerait son salut.
Et que ceux qui en elle n'avaient jamais eu foi, par elle périssent.
Se présentait là une doléance dont le poids en eût découragé plus d'un. Une tâche colossale pour si petit homme. Mais pouvait-il envisager une issue autre que la réussite, ne plus servir après avoir échoué à protéger ? Pas d'esquive, seulement la victoire, gouvernée par une juste préparation. Sur ce point, le temps à l'hôpital Nord avait joué en sa faveur, et permis de longuement planifier puis mûrir son action. Cela fait, cette obligation commandait, pour son bon déroulement, de se plier à quelque prouesse. Pour commencer, celle de se délester du carcan de la psychose, et récupérer une pleine liberté de mouvement. À ces fins, Matthieu se garda-t-il d'évoquer d'aventure les manifestations de Gabrielle. Il choisit de jouer le soigné imaginaire. Sa clef, pour prendre celle des champs, loin de la cage.
Cette initiative se révélerait des plus sages ; elle serait tôt suivie d'effets.
Il songea à ces ponctuels moments de plaisir, plus encore à ceux à venir ; aux arbres tombés dans les bois dépeuplés et au tonnerre de leur chute. Et songeant ainsi, Matthieu contempla le ciel se fissurer, s'ouvrir sur un soleil noir, aux rayons hachurés. Les ombres mouvantes, pareilles aux ailes des oiseaux, crevèrent le carré de lumière, perturbèrent l'uniformité des derniers rays salivés par la fenêtre.
Plus nombreuses sous l'inclinaison de l'aurore, les ombres étendirent leur madras jusqu'à couvrir la toile blanche du plafond, virevoltant dans la chambre en un cercle menaçant. De ce cercle se dégagea une frêle silhouette, aussi fuligineuse que les oiseaux nés du contre-jour. Elle dégoutta le long du mur, se répandit sur le sol où elle serpenta un temps avant de diriger sa course vers Matthieu. Sans frémir, il regarda la masse, énorme ver de charbon, gigoter à ses pieds, se tendre, se relâcher, fondre, puis d'une flaque noire de nouveau émerger. Au gré de ses envies et instincts, elle tordait sa forme, soudain éclorait en une fleur de nuit pour étirer ses pétales en plusieurs lianes. Des branches visqueuses qui vinrent enrouler leur corps autour de la jambe de Matthieu. Pour déroutantes que soient ces choses inconnues de l'esprit, la sensation qu'elles procuraient sur la peau se révélait étonnement agréable. Tiède et douce, elle recelait la tendresse réconfortante d'une caresse maternelle, du genre de celles capables de consoler les maux de l'être et de l'absence.
Il fit glisser ses doigts entre les filaments obscurs qu'il contempla d'un œil attendri. Ces ombres fourmillantes laissèrent aller leurs murmures :
Dis-moi…
— Oui mon ange.
Parle-moi de ce qu'il a fait.
Parle-moi de la nuit du lapin.
— Approche-toi, je vais te le chuchoter.
*
Enregistrement audio, Dr A. LEFÈVRE, Dir. Service psychiatrique
Hôpital Nord, pôle psychiatrique, jeudi 27 février 1997, 11h17
Dr. L. : Au sujet du patient numéro 9, Matthieu Garmendia : je suis heureux de constater les efforts fournis au cours des deux derniers mois. Monsieur Garmendia a fait preuve d’un investissement étonnant de la part d’une personne si perturbée. La dose médicamenteuse administrée semble lui convenir, je préconise une poursuite du traitement. Il n’est plus fait mention d’apparitions de mademoiselle Sirinelli, et le patient semble s’être définitivement débarrassé des visions dont il faisait état à son arrivée. Il s’est aussi ouvert à la conversation et n’éprouve plus de difficultés à communiquer avec l’ensemble du personnel soignant ou des autres résidents.
Il m’a récemment fait part de son souhait de retourner vivre chez ses parents. Je compte accéder à cette requête, moyennant un suivi psychiatrique régulier ainsi qu’une prise médicamenteuse sous surveillance constante. Un bilan hebdomadaire, puis mensuel, à l’hôpital Nord sera donc de rigueur (…)
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