Carême-prenant
Libre, enfin. Sorti de cet enfer blanc et gris, esprit et peau récurés de ce calvaire de grains de poussière vitrifiés et d'odeurs d'urine, de regards vides, de filets de bave suspendus à des lèvres entrouvertes sur des conversations creuses. De tendre tristesse, de solidarité dans le mal, de camaraderie tacite. Il était parti, avait eu plus de chance que certains… non, plus de jugeote, de clairvoyance. Malin et tactique, voilà donc qu'il partait, sans scrupules, car y allait pour le meilleur. Adieu les foules, adieu les fous ; à ne jamais plus vous revoir, espérons.
Cinq heures en homme libre ; ils étaient révolus, ces moments mornes à contempler le minuscule bout de ciel bleu devenu noir, en attendant que passent les heures corrosives. Mars, enfin ! Lumière, premières chaleurs et nature en fête. Qu'avec le jeune printemps se propage la bonne nouvelle ! Mais si extatique qu'il se sentît, il ne se laissa pas duper. Matthieu devinait qu'il venait de troquer la cage de métal pour une autre cage, plus grande et dorée. Toujours une cage, mais aux barreaux moins gros et plus espacés, entre lesquels se faufiler sans mal. Ici, au moins, l'extérieur lui paraissait accessible. Cet au-dehors où tout prendrait place.
Les retrouvailles en compagnie de ses parents et ses sœurs se voulurent relativement discrètes. Aucune effusion de joie n'aiguaya la maison, ses proches se méfiant de cette stabilité mentale retrouvée au hasard d'un subit miracle. Non qu'ils eussent craint le jeune homme, seulement préféraient-ils faire montre de précaution, tant à l’égard de sa santé mentale que physiologique. Bien acerbe eût été celui qui n'aurait lu dans leur comportement qu'une manifestation honteuse de la peur héritée des stéréotypes éculés sur la folie humaine. Chaque individu au sein de ce foyer s'en défendait : Matthieu était malade, pas instable. Et il leur avait manqué, la distance installée pendant des mois entre lui et eux avait été difficile à vivre. Père et mère en étaient venus à regretter leur décision. L'internement ayant relevé de leur choix, ils redoutaient d'avoir ébranlé dans son fondement la confiance que leur fils leur accordait, crainte exacerbée par le refus de celui-ci de les voir durant son hospitalisation. Les desseins vertueux ne rachetaient donc pas tout. « L'enfer est pavé de bonnes intentions. », ressassait Martine Garmendia, comme si en fait de vertueux dessein elle y avait surtout vu l’aubaine de faire commerce d’un garçon abîmé pour trente deniers.
Plus enclin au pragmatisme qu'à la théâtralité, Didier avait tenté de relativiser la situation, à ces fins soutenu à maintes reprises que c'était là la seule solution aux maux de Matthieu. Sa femme et lui ne pouvaient se reprocher leur faiblesse, ils avaient combattu, avaient fait leur possible mais épuisé chaque recours dont ils disposaient. Au bord du gouffre, s'étaient tournés vers une aide d'une puissance supérieure armée, non de mots ou de crucifix, mais de cartésianisme ; peut-être le seul véritable remède. Que la détresse de leur enfant eût été plus grande qu'eux, ce n'était pas leur faute. Ils n'étaient simplement pas de taille à affronter de tels adversaires : un amour trop fort pour deux lycéens et une tragédie trop atroce pour n'importe quel être humain. Comment contrarier l'amour sourd et aveugle, et sauver celui qui, seul, s'était damné ? La chose les dépassait, et du combat étaient-ils sortis vaincus. N'en étaient pas des monstres pour autant. « Ce n'est pas nous. On ne pouvait rien y faire. »
Bien que désireux de se raccrocher à cette idée, Didier Garmendia avait d'abord eu à cœur de s'ériger en soutien pour la famille meurtrie. Quelqu'un parmi eux avait eu à se montrer fort, ne pas flancher. Par de rétrogrades convictions bien implantées en son cerveau, l'homme de la maison s’était jugé tout désigné pour cette mission, pour la même raison s’était auto-attribué celle de transférer Matthieu. S’il avait mentalement catalogué une série de justifications, d’excuses, voire de promesses censées convaincre son fils de s’en remettre à l’hôpital, à tout le moins de ne pas protester trop virulemment, il n’avait eu à s’en servir. Il n’y avait pas eu d’opposition, pas de questions non plus. Didier avait dit « Monte en voiture. », Matthieu répliqué un laconique « Okay. » Sur la route de campagne ou devant les grilles de l’hôpital, peu de paroles prononcées, à peine un petit grommellement alors qu’il avait avisé la gravure de la colombe de la paix placardée sous les barbelés frisant le mur d’enceinte. Un commentaire sur l’ironie de ce choix ornemental. Puis il était parti. L’asile ou la maison, cela lui avait paru égal, sans différence ni intérêt. Trop sonné pour courir, trop mort, dans le fond, pour mourir encore. Son internement avait été un passage vide dans la vie de maison ; une virgule noire.
Maintenant que la virgule était révolue, passant au chapitre suivant, Didier avait opté pour la seule attitude susceptible de préserver un semblant d'équilibre familial. Il ne savait rien, ne demandait rien, refusait de savoir. Sa femme l'avait imité. Du mutisme ils retiraient leurs propres conclusions, consolantes ou mortifiantes, si bien que dans ce tabou avaient-ils fini par trouver leur modus vivendi.
C'était la fin de l'hiver, le plus froid et le plus implacable que les Garmendia aient connu ; une grêle irréaliste avait même accablé leur toit. Dorénavant, la Nature était en joie, leur fils à la maison avec eux, et seul ce résultat devait compter.
Ensuite d'un tranquille dîner, tout juste animé par les récits sans saveur des parties de pêche de Didier, Matthieu se retira dans sa chambre. Depuis son départ, sa famille avait eu la décence de n'y rien changer de notable. Mobilier flambant neuf (remplacé à la suite de son dernier coup de folie), matériel de peinture et possessions en tout genre intouchés. Son monde mis en pause, privé de vie, d'autonomie ; en son absence, ses aiguilles ne tournaient plus. Tout au plus le ménage avait-il été fait, avec une application à la limite de l'obsession. Mais si la pièce avait régulièrement bénéficié d'une aération en règle, en jurait la pureté de son air, le Soleil n'avait souvent eu l'occasion de l'inonder de ses rayons : sous la lumière de son plafonnier, les draps noirs semblaient n'avoir rien perdu de leur profondeur, pas plus que le long manteau de cuir reposant à sa place, sur le dossier d'une chaise de bureau au centre de la chambre. Tant de considération eut de quoi surprendre Matthieu, qui s'était préparé à découvrir l'unique pièce laissée à sa disposition transformée jusque dans ses moindres recoins. Il n'y aurait, à vrai dire, vu aucune malice. Une hypothèse somme toute plausible eût été que ses parents, résolus de conserver sa santé mentale, auraient opté pour l'éradication pure et simple de tout souvenir capable de le ramener à un passé l'ayant conduit hors du domicile. Pourtant, la chambre était demeurée coincée sur son ancien repère temporel. Son vécu, les traces et preuves de ce que Matthieu avait été et de ce qui l'avait forgé lui furent rendus. En ces lieux il leur refaisait face. L'arôme du lambris de chêne tapissant le plafond lui revint en mémoire, de même que celui de la peinture et des dissolvants. Puis sa propre odeur, après des mois à s'effacer sous les effluves si distinctifs de l'hôpital. Un vrai bonheur. Manquaient néanmoins celles des chats, ses amis à fourrure qu'il n'attendait plus de revoir ; du fait des récentes révélations sur son état de santé, ses parents ne l'auraient permis. Dommage, mais il s'en passerait sans trop de mal. Avait-il toujours Gabrielle en son cœur.
Il se dirigea vers son ordinateur. Une bonne surprise : la mise en marche fut instantanée. Bonne ? Pas tout à fait. Six mois de repos auraient considérablement ralenti l'appareil ; il avait dû être utilisé. Matthieu s'en inquiéta. S'il n'avait pas grand-chose à cacher, rien de matériel, il aurait préféré que certaines facettes de sa vie ne soient pas exposées, a fortiori après ce qu'il venait de vivre. Sa messagerie électronique n'avait toutefois pas été fouillée en profondeur, en attestaient les innombrables messages estampillés « non-lus » qu'il s'empressa de dépouiller. Rien de bien intéressant à en retirer cela dit : publicités, missives empathiques de camarades de classe ou professeurs, mauvaises blagues et grossières tentatives d'escroquerie. Jusqu'à des chaînes de lettre, nouvelle distraction en vogue chez les adolescents de la décennie.
La dernière en date remontait à janvier 97, mais lui avait été relayée un nombre ahurissant de fois, par de multiples émetteurs, pour occuper près de la moitié de sa boîte de réception. Rédigée sur le ton grinçant de l'angoisse, la chaîne mentionnait l'apparition de phénomènes étranges à St ****, précisément en provenance des sanitaires au rez-de-chaussée de l'internat. Tout une histoire, tout un tableau : des élèves auraient surpris, du fond de la cuvette, le reflet distordu d'une jeune fille émerger à fleur d'eau ; auraient aussi accroché des bruits aux allures de grincements émaner des canalisations, pareils aux grattements d'ongles suppliciés à la faïence. La suite coulait de source, la catin de St **** était revenue d'entre les morts et hantait les toilettes de sa honte. Elle prenait sa revanche sur les hommes, à la manière d'un fantôme du folklore japonais patientait dans les tuyaux, guettant l'arrivée du mâle sur le point de se dénuder. Soudain surgissait des profondeurs, difforme, gorgée d'eau croupie, la bouche ouverte sur une double rangée de dents aiguisées auxquelles le garçon malchanceux serait livré. Avant même de comprendre ce qu'il lui arrivait, le malheureux voyait son phallus disparaître derrière les crocs. C'en était fini de lui. La créature l'entrainait dans son ignoble marécage où il serait noyé puis dévoré. Ainsi s'achevait le message : « Faites tourné cet avertissement : on doit condamnez la porte bleue ! »
Les plumes numériques retraçaient le mythe de Gabrielle avec autant d'originalité que de sordide, tout en lui conférant un panel d’attributs que Matthieu admit apprécier. Plus que le fichier audio attaché à la lettre ; un vieux truc, ballade pop-folk trop enjouée, trop décalée pour de telles paroles et de telles circonstances. Matthieu reconnut instantanément le thème de M*A*S*H, pour avoir tant et tant subi le film, l'un des favoris de Didier.
À l’instar de ses confrères, le message fut expédié dans la corbeille numérique. Bien qu'un peu d'humour macabre ne fût pas, en temps normal, pour lui déplaire, il ne souhaitait donner un semblant de crédit aux excentricités de ces animaux. Cela fait, il se désintéressa de ces communications en vue d'explorer ses vieux fichiers. Sa galerie en libre accès, il se doutait que ses parents n'avaient pas manqué une occasion d'aller la consulter. Pour quel résultat ? Des dessins numérisés, des affiches de groupes de musique, des photographies de lui, de Julien, de Gabrielle. Tant de clichés d'une Gabrielle d'un autre temps, la plupart saisis à la dérobée. Une Gabrielle souriante, travaillant, écrivant, en robe d'été ou vêtements d'hiver, de profil, de face, de dos. Qu'importait l'instant ou la raison, à ses yeux jamais n'aurait-elle pu être moins que belle.
Sentant la mélancolie le gagner, il se laissa aller à la rêverie et se perdit dans la contemplation des clichés. Chaque photographie partageait une histoire, un récit, bon ou mauvais. Des vestiges d'un passé si précieux qui jamais, en aucune manière, ne pourraient lui être volés. Sa mémoire se présentait comme un sanctuaire inviolable qui ici-bas le raccrochait physiquement à elle ; tandis qu'au-delà de cette terre, une force mystérieuse semblait l'autoriser à outrepasser les limites de l'après-vie. Les yeux dans le vague, il se concentra sur cette idée. Il ignorait ce qui, dans le fond, lui permettait de la préserver de la sorte à ses côtés, ne pouvait pas plus expliquer de façon rationnelle quelle idée fixe motivait son action à venir. N'y discernait dès lors en surface d'autre fondement qu'un odieux préjudice. Que fallait-il en déduire ? Sa guerre n'avait rien de noble. Les guerres l'étaient rarement. Mais à cette noblesse avait-il sans état d'âme tourné le dos. Une guerre, oui une guerre, au fond de lui gronde une guerre de sale nature dont il se fait sciemment le loyal soldat. Chair à canon, il s'immolerait de lui-même s'il en dépendait la victoire de son instigatrice, qui qu'elle soit, quoi qu'elle soit.
Épiphanie ou apophénie, il n’avait toujours point tranché. Les premiers temps s'était-il joint à l'opinion générale, presque convaincu d'avoir perdu la raison et dans le même temps le goût de vivre ; s'était de fait résigné à se laisser dépérir dans une souffrance moins physique que psychique. Mourir, à la poursuite d'un unique dessein : la revoir dans l'autre monde, au détriment de celui auquel il n'appartenait plus depuis beau temps. À cette fin morbide aurait-il tout sacrifié. Sans révélation, tôt ou tard, le pas aurait été franchi. C'eût été si simple, de la simplicité d'une entaille longeant le poignet, de l'équivalent de cinq jours de traitement avalé d'une nuit, d'un saut de l'ange depuis le toit de la chaumière, sous les regards amusés d'un semis d'étoiles. Aussi malheureux et désemparé qu'il était, pour quelle raison l'aurait-il redoutée, cette Mort tentatrice ? Bien qu'encore en vie, peut-être ne s'était-il pas tant éloigné de cette potentialité. Sur terre errait son corps mais son esprit déjà courrait avec Gabrielle, et sans même le comprendre traversait-il partiellement cette mince frontière les séparant tous deux. Il tendait le bras, soulevait le voile et, du bout des doigts chatouillait les trésors invisibles de cette contrée figée dans l'éternité. Déjà mort, dans sa tête.
À l'autre pôle, comme un défi fanfaron à l'opinion majoritaire, se proposait l'impensable, le fantastique. Celui d'une Gabrielle ayant réussi, par quelque moyen insaisissable, à transgresser les règles insondables du trépas. Sa mort aurait créé un espace vide dans l'ordre environnemental qui devait être comblé par autre chose. Il en resterait un élément, une trace. Et si l'insolite, main dans la main avec l'intelligible, avait pris l'ascendant sur le naturel, fallait-il alors à Matthieu cesser de fausser son monde impossible à quantifier en y introduisant le nombre. Oublier sa raison domestiquée mais tout autant ces ersatz de morale de droit divin qu'il fuyait déjà comme la peste ; défenestrer la logique et démembrer chaque atome de lucidité, pour admirer de plus haut une scorie de discernement qui ne se serait encore putréfié ; et à ce seul instant la fiction de l'imaginaire en deviendrait authentique. Peut-être que Lazare avait fini par rouvrir les yeux… Si un morceau d'elle persistait et en l'esprit du jeune homme avait creusé un trou où se loger, petit asticot frigorifié ? Dévêtue de sa part de ténèbres, elle l'aurait ainsi laissé, corps et cœur ensorcelés, et plus rien ne pouvait disjoindre l'âme du malheureux de la sienne.
Ces explications divergentes sans interruption s'affrontaient, sans que l'une n'en sortît vainqueur. Au point où il en était, les deux thèses ne lui paraissaient pas assez absurdes pour les écarter, ou juste assez pour en admettre l’étrange charge symbolique. Les observant de plus haut, le constat devenait aussi simple que convaincant : signe d'aliénation ou malédiction, une marque pouvait subsister quelque part en lui. Si elle n'était le fardeau du deuil, elle était celui de l'amour d'un autre. Pour toujours, Matthieu conserverait cette preuve d'affection chevillée à son corps, de la même manière que Gabrielle ne saurait jamais, même dans la mort, se détacher de l'emprise de ses sentiments envers Antoine. Son être froid en portait les séquelles, les portera longtemps après que l’enveloppe se sera désagrégée, après que les vers l'auront mangée. Elles lui gravaient le cœur, la gorge. La gorge, la GORGE !
Un trop-plein de rouge dans les yeux, il lui fallut du blanc, le paroxysme du blanc, pour le diluer un peu. Matthieu remonta les albums photographiques, y contempla sa muse et les témoignages de la beauté d'antan, de sa pâleur à la fabuleuse dimension fantomatique. Blancheur pareille à la fleur de lys, anémique, à peine vivante, cette teinte qu'aurait jalousée l'astre lunaire. Elle encensait sa beauté, en tant que terre de contrastes ; c’était parce que sa peau était si blanche que ses cheveux étaient si noirs, ses yeux si verts.
De dossier en dossier, il redécouvrit avec émerveillement l'étendue de cette élégance nacrée. Alors l'élégance revenait à la vie. Déplaçant un par un les pixels à l'écran, les photographies s'animaient, et dans leur défilé redonnaient corps et vigueur à leur éternel modèle. Gabrielle dansait, elle dansait jusqu'à irriter le système électronique. Les couleurs de son visage s'étaient ternies, lavées par l'écran, elles retrouvaient la translucidité du jour de son décès. Seules persistaient, par touches, de petites veines bleues pailletant son front comme ses tempes, cendres azuréennes. Ses membres s'étaient amincis et de la moindre voussure ne se dressait plus qu'un angle aigu et sévère ; l'on devinait la forme des os, lances de verre si acérées qu'on les aurait crues capables de transpercer la peau. Dans son dos, elle se soulevait sur les pointes de six ailes en pleine pousse ; insolites appendices dont jamais Nature n'aurait consenti à doter une échine humaine, pas plus qu'elle n'aurait greffé à un visage plus d'yeux pour voir et rêver au-delà de la matière. Cette Nature, par charité, par pitié, par contrainte de plus haute autorité, avait accordé à Gabrielle une considération exceptionnelle, et sur ses dos et figure faisait pousser le divin.
Divine, elle semblait pourtant si grêle dans sa transcendance, une femme de cristal. Pour fragile qu'elle paraissait, toujours elle dansait. Matthieu y noua ses prunelles, sentit son cœur sur le point d’'abandonner la course et dans le cristal se vitrifier. Le cadavre se mouvait avec une agilité rare, les bras peignaient l'air de langoureuses arabesques, tissaient la caresse de ses ailes rabotées puis s'ouvraient sur dix doigts. Une jambe après l'autre, Gabrielle entremêlait ses pas, jamais n'oscillait, petit rat séraphique, arquait un peu plus sa silhouette et coulait naturellement ses hanches ciselées là où les glissements de ses pieds nus les y invitaient ; à chaque pas offrait au spectateur la féérie d'une âme malheureuse au gré du vent. Une révérence, puis elle se rapprocha de l'écran. Contre la paroi, ses mains osseuses se plaquèrent, les ongles fendus grattèrent. Entre ses doigts : son visage, parcellaire, chimérique par sa composition égarée entre l'humain et l'angélique, comme celui d’une divinité malfaisante. Elle contemplait Matthieu, et ses six yeux se trempaient d’un blanc laiteux. Derrière le rideau de cheveux noirs, scindés en fines mèches, elle étira les commissures de ses lèvres, dessina les contours d'un rictus bancal. Quelques centimètres au-dessous de cette fente biscornue, un large et fier sourire ornait son cou.
Par-dessus sa main, Matthieu apposa la sienne, à seule distance du verre. Il la sentait proche, à presque percevoir la froideur cadavérique lui brûler la pulpe des doigts, telle la glace carbonique. L'étrange vision de Gabrielle, aussi effrayante qu'elle pouvait lui apparaître, l'attirait pourtant, et de tout son être l'envie de la toucher s'était emparé. Lui parler…
— Qu’est-ce que ça fait, la Mort ?
Un frémissement de la lèvre supérieure, relevée au-dessus des dents ; l’inférieure se décrocha sur le menton, la mâchoire abaissée de plusieurs millimètres. Elle va le dire, elle s’apprête à parler.
Un goût…
Sa réponse fut interrompue par l'entrée tonitruante, loquet dégondé et porte jetée contre le plâtre, de l'une des sœurs Garmendia. Sur l'instant, Matthieu regretta de n'être fils unique.
— Eh le fou, maman dit que tu dois aller te coucher !
Dans le halo bleuté de l'écran, il n’était plus que l'image d'une Gabrielle fraiche comme la rose. Elle déclencha chez la pré-adolescente une grimace, partagée entre la pitié et la miséricorde. Sentant les premiers symptômes de la culpabilité la gagner, celle-ci rengaina ses paroles et adressa à son frère un regard de chien triste dans lequel ses mots se lisaient avec la limpidité d'un journal fraichement sorti des rotatives : « Désolée. Sois pas trop fâché, c'est aussi pour ton bien. » Matthieu ne s'en préoccupa pas, il éteignit la machine encore chaude.
— Je suis pas fou, juste incompris.
— Tu causes comme un roman pour ados tout naze.
Fin des états d’âmes et de l’interaction, trachée sur cette réplique :
— T’as pas des autofictions érotiques sur les NSYNC à écrire, toi ?
Le claquement de porte irrité emporta sa satisfaction. Elle devint totale lorsque dans la chambre ondulèrent cinq mots, sortis de nulle part, de nulle bouche, comme nichés dans les murs :
Un goût de pomme pourrie.
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