Tchekhov

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Trois semaines, déjà, que l'hôpital était passé d'un désagréable lieu de vie à un désagréable lieu de rencontre. Matthieu détestait y retourner, se plier au suivi de ses rendez-vous hebdomadaires, bien qu'il n'ignorât pas que de ces entrevues dépendait sa récente liberté. Les détestait et n'en retirait rien, ou peu de choses : des mensonges travestis en promesses, des lieux communs et platitudes appelant à d'autres platitudes… le tout dissout dans un jargon médical abscons dont il ne saisissait qu'à moitié le sens véritable. Bon gré, mal gré, il obéissait tout de même sans rechigner, préférant faire profil bas.

Cette même discrétion avait démontré l'envergure de son efficacité. Grâce à elle, il pouvait esquiver la prise de ses médicaments. Certes, l'astuce était particulièrement grossière : cachet sur la langue, inséré ensuite dans un creux gingival jadis comblé par des dents de sagesse, pour en être délogé trente minutes à une heure plus tard, recraché dans un mouchoir à destination de la corbeille à papiers. Alors que Matthieu passait le plus clair de son temps dans sa chambre, les vérifications suspicieuses n'étaient pas monnaie courante. Cette procédure devançait toutefois une bête opposition entêtée au corps médical. Que le traitement l'abrutisse ou l'endorme, il aurait pu s'en accommoder, faute d'alternatives par lesquelles se distraire, et au monde des songes s'en remettre. Aurait donc admis le relâchement chimique, si celui-ci ne l'avait éloigné davantage de celle qu'il entendait retrouver. Attentif à ses changements internes, il avait remarqué que suivant chaque prise, l'image de Gabrielle se faisait plus floue et plus rare. Cet exil déchirant l'avait poursuivi les premiers temps de son enfermement, rendant l'épreuve plus pénible encore, aussi avait-il déjà pris l'habitude de dissimuler ses médicaments aux yeux méfiants du personnel hospitalier. Pour ce faire, il avait parfait ses techniques de régurgitation, appris à forcer l'amer petit rectangle crème à escalader le tuyau de son œsophage, pour au sortir le pétrir de la langue, le réduire en bouillie avant d'en jeter le résidu collant au fond de la cuvette de ses toilettes. Pour un médicament repris à son organisme, l'influence de Gabrielle gagnait en force, et ses atroces périodes de lucidité s'étaient amenuisées à mesure que s'intensifiait le rituel. Tant de précautions semblaient désormais superflues, la vigilance de ses parents n'étant en aucun point comparable à celle des soignants. Un laxisme dont il était décidé à tirer profit sans honte aucune.

Cet avantage n'allait pas s'arrêter à la médication. Depuis peu était-il autorisé à sortir sans escorte de la demeure familiale. Officiellement, ce passe-droit lui était égal ; rien de passionnant ne l'attendait en extérieur. Si sa vie avait subi une pause, la Vie n'en avait pas fait de même. La majeure partie des habitants était retournée à son travail ou sur les bancs de l'école, seul battait encore le pavé des ruelles un bataillon de retraités anticipant le vieux dicton d'avril, emmitouflés dans plusieurs couches de textile fourré, signe que l'hiver n'avait pas encore été déchu de son trône par un jeune printemps. Entre les villas, Matthieu musardait puis remontait les venelles désertes. Si sa santé le lui permettait, allait courir jusqu'au sous-bois ou retracer les contours irréguliers des lacs de Montsalut. De mémoire, jamais n'avait-il eu l'occasion de croiser plus d'une âme vagabonde, personne à qui confier ses rêves lacustres. S'il lui fallait reprendre contact avec le monde, celui-ci avait choisi de se faire discret.

Seul lieu inconnu de ses pas : le carré d'herbe flétrie de la tombe vibrant encore sous le souvenir des battements du cœur éteint, carré d'herbe sous lequel prétendait gésir sa morte Gabrielle. Ce monticule de pierre rehaussé à l'or fin le répugnait, même à distance. Que lui restait-il à pleurer, par-delà les strates terreuses ? sinon une arche instable d'os et de tissus où les larmes ne coulaient pas, et sous laquelle festoyaient les parasites. Une enveloppe creuse, une dépouille tapissée de mousse invasive, mais plus de Gabrielle. Pas de Gaby, sous cette terre, sous les pelades de plants torréfiés par le Soleil. Pas de Gaby sous la pierre. Impossible, insensé, attendu qu'elle vivait encore ici, aux côtés de Matthieu.

Officiellement donc, peu de choses étaient à glaner de ces moments d'isolement. Officieusement, en revanche, ces dix minutes de temps libre devaient s'analyser comme une victoire de premier ordre. Il était seul, et il l'était à l'extérieur.

Jouissant de ces nouvelles bribes de liberté, il se permit une légère audace et, feignant un besoin plus qu'un caprice, osa présenter une requête à ses parents : celle de recevoir des visiteurs en sa chambre. D'abord hésitants, ceux-ci avaient fini par y consentir, leur conduite dictée par les recommandation du docteur Lefèvre : « L'important est qu'il puisse se familiariser avec son environnement et affronter la réalité tout seul. Renouer avec le monde, comprendre sa manière de fonctionner ; en résumé : voir que celui-ci continue de tourner. » De tourner, malgré un profond changement de paradigme que les Garmendia échouaient à écarter totalement. « Matthieu est un garçon intelligent, il prendra toutes les précautions, comme il l'a fait jusqu’alors. Essayez de vous concentrer là-dessus : un retour à la vie normale ne peut être que bénéfique pour sa guérison, accompagné d'une reprise de contact avec son quotidien et ceux qui le peuplent. Si vous avez des idées sur ce point… » Julien Escudier fut l'idée et heureux désigné. Il ne perdit pas une minute à faire jouer ce privilège. « Évidemment que je viendrai ! Demain, à la première heure ! » s'était-il, tout en joie, exclamé à l'autre bout du fil. Invitation avait été lancée, face-à-face programmé. C'est ainsi qu'en ce matin de fin mars, l'ami délaissé avait regagné le domicile de Matthieu.

Serons tus les embrassades, échanges de banalités et d'actualités. Julien refusa même d'interroger son ami sur son internement passé, expérience dont il redoutait les détails sordides. La suite de la rencontre retiendra ici l'attention : elle débuta avec la lecture d'un disque compact.

Sur chaque particule d'air, au cœur de la chambrée, les premières notes d'une complainte à la rythmique saturée grimpèrent puis se dilatèrent, non sans quelques menues objections de la part de Julien, peu friand de cette musique à la qualité dépressive immodérée, selon ses dires. Des objections que Matthieu récusa. Une habitude, entre les vieux amis. Julien avait toujours accusé cette fâcheuse tendance à regrouper sous une même bannière, celle du « bon-à-jeter », les œuvres artistiques alternatives pour peu que celles-ci délivrent leur contingent de tristesse, de mélancolie ou d'amertume. Sans s'encombrer des nuances de genre ou chercher à saisir la particularité des mélodies, encore moins à comprendre ce qui pouvait forger leur beauté dans le tympan du spectateur, il les écartait ; avançait pour principal argument l'ennui que ces thématiques et sonorités lui inspiraient. Tombait le verdict, la séance était levée. Matthieu l'entendait, prenait note qu'il chiffonnait aussitôt et envoyait rouler plus loin. La musique tonnait, assez fort pour écraser les dernières contestations. Entre expression d'un goût personnel affirmé et critique pro bono, Julien s'amusait à taquiner les susceptibilités, transgressant parfois les limites de l'indécence irrévérencieuse avec une insolence confinant à la cruauté. Sur ce point, il en venait à partager les traits d'Antoine, à la différence près que lui savait repérer le point de non-retour. Jusqu'à présent avait-il toujours réussi à se raviser à temps. Cela étant, Matthieu préférait ignorer le fiel de ces évidences, élément superficiel compte tenu du soutien de taille que l'ami représentait à ce jour. Son dernier ami, à bien y réfléchir, mais cela lui suffisait amplement.

Une fois encore, ces mesquines attaques avortèrent et n'atteignirent ni Matthieu ni son impassible camarade, Dame Musique. Comme une bulle de savon, la robe de partition éclata en une pluie de notes qui partirent disperser leurs paillettes à travers la pièce et les canaux auditifs des deux garçons :

… The Moon has now eclipsed the Sun…

Aligné avec le rythme de la basse, Matthieu balança ses hanches d'avant en arrière. Vu de dos, il semblait s'être engagé dans un coït non consenti avec sa commode.

Son pouce s'acharna sur la peinture du logogramme au centre de la chaîne stéréo. Il prit un air détaché, observant les écailles d'argent lui encrasser l'ongle, et balança de plus belle. Une tentative d'enrober une forme d'angoisse qui ne dit pas son nom ; Julien le perçut, se mit aussitôt en devoir de détendre l'atmosphère. Ils avaient besoin d'une trêve dans cet abattement et cette gravité. L'humour, à la fois compagnon et arme de toujours, dont il avait malgré lui hérité de son clown de père, s'imposa comme sa principale ressource.

— T'es bien sérieux tout d'un coup, fit-il remarquer, ses yeux plissés à leur maximum. Maintenant je flippe… Ça pue le traquenard, ton truc là. La vérité, t'as quand même pas essayé de créer une p'tite ambiance de rendez-vous amoureux, des fois ? Parce que j'te préviens : il va te falloir beaucoup de bière pour réussir à conclure.

L'absurdité de la déclaration fit son effet : suivant un silence abasourdi, Matthieu partit à rire de bon cœur. Il faisait bon rire à nouveau et s'entendre rire ; un miel pour les oreilles.

— T'es trop con, lança-t-il, écrasant la scintillante larme de joie au coin de son œil.

— Peut-être, mais j'suis toujours le plus beau.

Terrassé par une euphorie avec laquelle il devait renouer, il fallut plusieurs minutes à Matthieu pour retrouver un ton plus posé, puis un raclement de gorge pour déclarer :

— Réponds-moi sincèrement, s'il te plait.

Tant de cérémonie ; la situation eût presque comporté quelque chose de pesant, de gênant, bien que Julien n'en fît pas grand cas.

— J'vois pas pourquoi je te mentirais. Qu'est-ce que tu veux savoir ?

— Tu sais ce que devient Antoine ?

… Angel has spread his wings…

La question prit Julien de court. S'il est vrai que peu d'évènements aient été capables de bousculer la ruralité somnolente de leur bourgade, le cas d'Antoine Dereuil ne lui aurait pas apparu dès l'abord comme un sujet de conversation digne de s'y attarder, nonobstant sa dimension funeste. Il en vint à soupçonner Matthieu de chercher à asseoir, par cette curiosité, une forme de sadisme. Déjà au fait de la condition pathétique de son ancien rival, il n'attendrait que de se l'entendre conter une fois de plus, pour le seul plaisir de rabâcher ses malheurs. Un dessein que Julien n'avait pas pour intention de satisfaire aveuglément.

— C'est si important que ça pour toi ?

— T'as promis que tu me répondrais.

Dans les tréfonds de sa mémoire, il éclusa le contenu de leur dialogue, n'y repêcha aucune forme de promesse, cependant s'inclina devant les insistances de Matthieu.

— Ça va. Eh ben, tu es peut-être déjà au courant : avec l’histoire de Gaby tout s’est barré en sucette chez lui, et ses vieux l'ont viré de la baraque y'a de ça plusieurs mois, un peu après ton… hm… ton internement.

Le dernier terme, expectoré plus que prononcé, avait l’air de s'être coincé à mi-parcours entre la poitrine et la bouche. Par égard pour son ami, Matthieu fit mine de l'ignorer.

— J'en étais resté là.

— On n'a jamais trop su pour quelle raison, même si tout le monde suppose que les Dereuil n'ont plus supporté de payer pour les conneries de leur fils et que la mort de Gaby les a poussés à sauter le pas. Enfin j'dis « les Dereuil », mais tu m'as compris.

— Hum-hum. Donc, aucune chance qu'il retourne chez ses parents.

— 'Faut pas y compter, c'est clair ! Patrick est putain de borné.

— Alors où est-ce qu'il peut être aujourd'hui ?

— Aujourd'hui… normalement, sur Notre Dame. Il y était resté un bon moment, durant l'été et une partie de l'automne, la plupart du temps dans les bars du centre-ville, quand il passait pas ses nuits en forêt ou au cimetière. Ça dépendait, s'il faisait chaud, s'il avait fait la manche, s'il avait des sous ou pas. Une fois ou deux, il a même dormi chez moi…

Il suspendit sa phrase, présenta à Matthieu un air chiffonné.

— Tu m'en veux pas trop ?

— M'en fous. Continue.

— Bon. Pour l'hiver, il est allé à Bordeaux, dans un centre pour SDF ou un truc associatif dans ce goût-là. De temps à autres il m'appelait de là-bas. Il disait que c'était pour prendre de mes nouvelles, mais je pense plutôt qu'il avait besoin de se raccrocher à quelque chose de familier. Récemment, il m'a recontacté et m'a annoncé qu'il redescendait sur Notre Dame. À croire qu'il compte squatter chez moi au besoin. Mais t'en fais pas, je lui ai pas encore dit oui, pas si ça doit te…

— C'était quand ?

— Euh, y'a environ une semaine, à un ou deux jours près.

— Il t'a rappelé depuis son retour ?

— Pas encore, mais il me semble l'avoir aperçu pas plus tard qu'hier, à la lisière du bois, du côté Nord de la départementale, tu vois à peu près où ? Si c'était pas lui qui traînait là, alors c'était un clodo qui lui ressemblait grave. J'étais en bagnole, j'ai pas pu vérifier ça, surtout que le gars avait l'air tout maigrichon et qu'il portait les cheveux mi-longs. Mais le bomber vert, ça, ça m'a sauté aux yeux.

Son bomber. Presque son emblème. Si l'on avait souhaité le brûler en effigie, ce même bomber aurait couvert ses épaules. C'est beaucoup trop gros pour être un hasard.

— Quelle couleur, les cheveux ?

— Attends une minute… (Julien envoya ses prunelles interroger le plafond) Plutôt blonds, mais un blond sale, qui tire sur le gris et le maronnasse par endroit.

— De grandes chances pour que ce soit lui, pas de doute. Merci.

De sincères remerciements, encore que Julien en doutât. Considérait-il cette gratitude de peu d’intérêt, à moins que Matthieu n'eût compté reprendre contact avec Antoine, mais dans quel but ? Cette possibilité instilla un fond d'angoisse en ses viscères. Il chemina en équilibriste :

— Autre chose que tu voulais savoir ?

— Plutôt un service à te demander.

La réplique ne fut pas pour taire ses craintes, qu'il n'autorisa pas à marquer son visage ni ses inflexions.

— Tout ce que tu veux, mec. No souci.

— Avant que je t'explique, dis-toi bien que t'es pas du tout obligé d'accepter. Si tu refuses, j'en serai pas vexé.

Quoique cette attitude eût de quoi l'enraciner un peu plus dans son scepticisme, Julien, au demeurant intrigué, acquiesça et l'invita à exposer sa nébuleuse sollicitation.

… The time has come for bitter things…

Il ne put reprendre la parole qu'une fois celle-ci formulée. Dans cet exposé, pas une fois ne fut fait mention du nom d'Antoine. Une note de soulagement résista pour une seconde aux doutes de Julien. En ces temps troubles et incertains, il se serait raccroché à tout, plus encore à n'importe quoi, même le plus insignifiant élément.

— J'te dépose, te reprends et puis… c'est tout ? Y'a rien d'exagéré en fait. Ça pourrait même être quelque chose de banal si tu m'expliquais juste pour quoi faire.

T'expliquer ? Joints à hauteur de son ventre, les doigts de Matthieu se mélangèrent et tordirent en un nœud compact.

— Non, ça je peux pas. C'est aussi pourquoi je comprendrais si tu ne voulais pas le faire.

Son regard fuyait celui de Julien. Trop anxieux pour se contenir, il perdit ses pupilles tressautantes dans l'étude de toute espèce de futilité à sa portée : ordinateur, chaise, lampe, chevalet, couverture chiffonnée… Le moindre quolibet lui sembla soudain gage d'une fascination inégalable.

Du mystère, de la honte, peut-être de la peur ; Dieu sait ce qui habitait le corps de Matthieu. Pour autant, Julien ne dénicha pas la volonté d'abandonner son ami, pas en pareilles circonstances.

— Non, non, t'inquiète ! Je le ferai, y'a pas de malaise. Mais il faudra que tu me donnes les détails pour organiser ça.

Matthieu prit note de sa réponse, en conçut une immense reconnaissance. Étreint d'une bouffée de tendresse à son endroit, il le remercia une nouvelle fois, puis lui promit de lui communiquer les détails mandés le moment venu. Tout cela pouvait attendre encore un peu.

La solennité du moment passée, les lieux communs repartirent bon train, à peine couverts par le chant guttural expulsé par le jeu d'enceintes :

… Repent, that's what he's talking about.[1]

Cette voix cassée et rauque, soustraite aux tripes de l'affliction la plus sale et la plus basse ; elle épouvantait Julien, de ses notes et sa détresse insondable lui criblait la nuque d'une centaine de fines aiguilles. Matthieu, en revanche, y redécouvrait les sonorités discordantes de ses dérives somatiques, par proximité se laissait allégrement bercer. Cette voix, elle détenait la splendeur de la plainte d'une bête aux portes de la mort, la majesté du râle d'un démon qui pleure.

[1] Manson (Marilyn), Ramirez (Twiggy), Gacy (Madonna Wayne) - 1996 : Antichrist Superstar : « … Le Soleil par la Lune est éclipsé. L’ange a déployé ses ailes, le temps est venu pour des choses cruelles. Repens-toi ; c’est ce dont il vient te parler. »

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