Entrevue

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— On se réveille ! Les grilles vont bientôt ouvrir !

Secoué à l'épaule, il leva, l’une après l’autre, des paupières encollées par le chassie et encore piquantes de sommeil sur le visage flasque et jaune du vieux gardien.

— Quelle… heure ?… bredouilla-t-il.

Il avait la bouche pâteuse, comme remplie de ciment frais. Par sa rebutante intensité, son haleine lui parut bourbeuse, emplâtrant ses dents comme sa langue d'une couche épaisse et sale. Lorsqu'un bâillement lui ébranla le menton, sur sa peau craqua un fin vernis. Un total significatif d'heures passées la bouche entrouverte, la tête juchée en équilibre sur son buste. Une flaque de bave détrempait le bas de son visage, s'étirait sur le tissu de son blouson ; en cette zone humide, le vert bouteille avait tourné au vert sapin.

Bouche ouverte, ainsi dormaient les cadavres, leur mâchoire inférieure tirée vers le bas par effet de gravité. Un enseignement qu'il tenait de Maxime et n'avait jamais mis en doute. Pour ce genre d'horreur, son frère représentait un témoin fiable, ce dernier ayant eu plus d'une fois l'occasion d'assister aux phénomènes rapportés au cours de ses incursions à la morgue islemortoise. Il avait vu les macchabées sommeiller dans leurs cases d'acier, avait regardé d'au plus près leur nuque renversée, leurs lèvres descellées. Même dans les deux degrés centigrade des cellules de conservation, les gosiers persistaient à libérer des odeurs fétides.

Le sommeil des morts ; si encore Antoine ne partageait que cela avec eux…

— Sept heures tapantes ! Alors dépêche-toi de déguerpir en vitesse avant que les premiers visiteurs ne débarquent. J'aimerais pas qu'on s'imagine que des clochards ont investi le cimetière, ça ferait du vilain.

Il se releva avec peine, pressa des paumes moites contre ses yeux afin d'y chasser le sable de ses derniers rêves. Peu à peu se raccordèrent ses pensées, et enfin lui revint en mémoire la raison de sa présence au cimetière communal. Il avait cherché un lieu où passer la nuit après une journée d'errance dont il ne retirait aucun souvenir précis, sinon celui de ses pas sur les pierres concassées.

— Ça commence à faire long, renâcla le veilleur. T'as l'intention de venir pioncer ici toutes les nuits comme ça ?

« Toutes les nuits » ? Qu'avait-il fait, la veille et celle d'avant, et celle d'encore avant, pour s'en retourner après coup à la quiétude angoissante du royaume des morts ? La fatigue garda pour elle ses explications, qu'Antoine ne s'embêta pas à déterrer.

Pantelant, il longea sa couche d'herbes aplanies, observa ensuite un temps de méditation contemplative. Les tombes le dévisagèrent en retour avant de faire place autour de lui, de s'écarter en rangées parfaites de granit et marbre ancien.

Fardé de sa lugubre solennité, le lieu lui parut plus terne que jamais. Par le passé, Antoine n'avait jamais apprécié traverser ces allées pavées de cadavres, à ce titre jamais compris l'engouement que Gabrielle manifestait, dans le temps, pour cette zone de non-vie à laquelle elle avait pour habitude de consacrer ses balades dominicales. À plusieurs reprises, il l'y avait accompagnée, non sans témoigner ouvertement sa répugnance à vaquer entre les tombes, à côtoyer les mausolées, les sépulcres et leurs grouillants secrets. Lire les plaques, découvrir les identités, les biographies, parfois les portraits. Pour lui, cela revenait à bêcher les morts. D'où son ex-compagne avait-elle tiré cette singulière lubie ? De raison ne lui avait-elle jamais confiée ; une omission mineure, de l'avis d'Antoine pour qui seules les conséquences importaient. Sans évoquer le ridicule que lui inspirait ce genre d'activité, il s'était avant tout inquiété de l'image qu'il prenait le pari de renvoyer en la pratiquant. Une gêne impossible à museler qui le saisissait à l'estomac quand sur lui se portaient les regards des fidèles, au sortir de la messe matinale. Des regards hautains et méfiants, non pas ceux ordinairement adressés à l'homme que l'on redoute, mais à celui que l'on méprise.

D'une même hideuse figure, même oppressante ambiance ; et malgré tout, de cette aire morte Antoine avait-il aujourd'hui fait son refuge.

— Dis donc, reprit le gardien, ça fait un moment que je me pose la question : t'étais pas déjà venu ici ? Je veux dire, avant, y'a un an ou deux de ça, peut-être plus ? C'était bien toi, hein, le p'tit malin qui vandalisait mes murs ?

Une accusation fondée. Au prétexte de parfaire sa notoriété si longtemps bâtie, lui avait autrefois pris l'envie de s'égarer dans l'aile hébraïque, dont la faible superficie n'était pas pour décourager ses velléités, apposer sur les pierres sa patte, en la forme d'insultes et symboles ostentatoires. Même en la compagnie de Gabrielle, il n'avait pu s'empêcher de revenir à sa réputation de mauvais garçon, d'une importance radicale. Celle qu’il devait endosser, à la hauteur de son père comme de ses attentes archaïques. Ces attentes définissaient les actions, " T'as les nerfs ? T'es stressé ? T'as besoin d'te défouler ? Tape un coup, c'est pas les cibles colorées qui manquent ! Comme à la fête foraine ! " ; et la peste fût de ce qu’il en pensait réellement.

Dorénavant, tout ceci lui paraissait si loin et trivial.

Face au repentir d'Antoine, le vieil homme sembla s'adoucir quelque peu. « L'erreur est humaine. » dit-on. Le veilleur était disposé à y croire, de même qu'il croyait en la sincérité de l'accablement de ce garçon.

— Bah, ça ne fait rien. T'as l'air de te tenir maintenant. Et puis c'est pas comme si le cimetière était très fréquenté ces derniers temps. Même pour Pâques, on a manqué de visiteurs, c'est dire. Mais bon, ça se comprend après ce qui s'est passé, tout le monde à la trouille de sortir de chez lui. J'ai pas suivi toute l'histoire, mais apparemment ça avait pas l'air joli-joli. L'enterrement, ça sera quelque chose… un truc vraiment triste. Et expéditif, je parie.

Pas de réaction du côté d'Antoine ; l'allusion ne trouva aucune résonance en lui. Sans personne pour lui transmettre l'information au jour le jour, l'actualité du village le devançait de plusieurs semaines, ce dont il ne se préoccupait pas. Pas autant que les autres habitants.
À l'instar du gardien, lequel se rembrunit. Tête inclinée, il marmotta dans sa barbe avant d'annoncer avec chaleur :

— Reviens ici ce soir, si tu ne sais pas où dormir. Mais essaie de te dégoter une couverture d'ici-là. Si tu crèves dans le froid, c'est moi qu'on va venir emmerder.

Sur ces mots, il leva le camp.

Seul, au milieu des morts. Nulle part où se rendre, personne à joindre ni rejoindre, rien à quoi réfléchir, exception faite du moyen de se dégoter sa ration quotidienne. Un unique repas, même frugal, même peu ragoûtant eût fait l'affaire. Depuis des mois Antoine avait-il appris à se satisfaire de peu, parfois de la grappe de tomate ou miche de pain chapardée sur les étals d'un maraicher distrait. Un toit pour la nuit ? Le printemps était bien établi dans la région, malgré le retard de sa douceur nocturne ; le tapis herbeux du cimetière suffirait cette fois encore. Si une averse venait à bousculer ses plans, lui resterait l'appartement de Julien où il aurait été accueilli à bras ouverts pour une nuit ou deux. Cela faisait longtemps, et un visage amical lui manquait. En ultime recours, pourrait-il retourner à Bordeaux, s'abriter sous l'égide du profil anguleux de la grande ville, bien plus aigu et industriel que le village islemortois et sa rondeur rurale. Ce n'était pas si loin. Peu de sentiers de terre ou de goudron à faire avaler à ses semelles, presqu'une promenade de santé, encore que sa mobylette lui eût épargné quelques désagréments, surtout en hiver. Un véhicule n'aurait pas été de trop. Quel dommage de n'avoir pu la prendre avec lui, quel dommage que sa mécanique eut rendu l'âme peu avant le grand départ. Quelle honte de ne l'avoir un minimum entretenue.

Enfin, devait-on tout de même accorder à Antoine l’honneur d'avoir jusqu'à présent survécu à ces épreuves. Deux semaines auparavant, il avait fait ses adieux au chef-lieu girondin, où il avait passé le plus dur de la période hivernale. Là-bas, au contraire de Notre Dame, les centres d'hébergements pour sans-abris ne manquaient pas, ce que la mairie socialiste de l'époque n'hésitait à revendiquer, à juste titre ; elle avait les moyens de ses prétentions. Ces centres, bien que de confort rudimentaire, dispensaient l'ensemble des services de première nécessité, dont le banni n'avait pu se priver lors de la chute brutale des températures (elles avaient même dangereusement frôlé le 0°), quoi qu'eût objecté sa fierté chahutée. Maintenant que l'air se réchauffait et que les crocus sortaient de terre, cette fierté voyait sa vitalité d'antan lui revenir, pour mieux le prévenir des dérives de la charité : qui en faisait l'objet se rendait complice de sa déchéance.

Donc Bordeaux, en désespoir de cause. Et s'il demeurait une toute dernière option…
Ça va faire quatre mois. Peut-être que les vieux… ? Comment se portaient-ils, ses parents ? Mal, à l'évidence. Pourvu qu'ils se sentissent mal ! Antoine ne pouvait envisager son absence comme inconséquente. Après tant de temps loin d'eux, certains devaient le regretter ; pas ses frères, mais Liliane. Il en était convaincu : sa mère le pleurait. Ce soir où, en proie à la mélancolie ainsi qu'à un épisode de delirium éthylique long d'une semaine, il avait une fois de plus composé sur le téléphone du bar le numéro du domicile familial, les mots qu'elle lui avait assénés avaient sonné faux. Poignants, mais pas moins antithétiques au regard du caractère doux de cette sainte femme. Plutôt le genre de termes inspirés par une rancœur paternelle.

Quatre mois avaient aujourd'hui passé, et dans cette latence Patrick avait dû puiser autant calme que pardon, au moins constaté que son fils avait su tenir sa langue, tel qu'il s'était engagé à le faire. Leur secret préservé, le patriarche reviendrait-il sur sa décision. Un simple trajet de quinze minutes le confirmerait à Antoine, s'il en trouvait le courage. Tu te pointes, tu rentres, tu dis bonjour. Maman déboule et te mouille les joues avec ses bisous. Max s’en fout, Nico aussi, sûrement, ou alors il bitte que dalle, sourd comme il est. Tout ça, c'est pas grave, tu peux revenir. Papa le dit pas direct, mais il fait un signe de tête. Le menton vers le bas. Sa façon de s’faire comprendre. Alors tu passes la porte, montes l’escalier, vas prendre une putain de bonne douche chaude et après c’est l’heure du repas. Dégueu, pas dans une super ambiance, et c’est génial quand même, parce que c’est chez toi. Tout ce que t’as à faire, c’est t’y pointer, là tout de suite.

De courage avait-il fini par manquer, plus rien à gratter sur les bords. Ou plutôt demain. Ouais, demain j'y ferai un tour.

À son passage, défilaient les tombes. Dernière demeure des Islemortois, le cimetière méritait le qualificatif de « grand », pour un dépositaire de village. Un champ morbide où poussaient les offrandes fleuries aux trépassés. Cette succession de plaques, de statues angéliques et de croix de granit, aux tailles et formes sans cohérence ni harmonie aucune, avait de quoi convoquer les prodromes de l'évanouissement. Arrivé en bout de périple, où tout se brouillait, se confondait, vertige montant d'épitaphes larmoyantes, Antoine n'y percevait plus qu'une seule et même plaque grise sans nom. À une exception près.

Glissé par un trou dans la couverture nuageuse, un rayon solaire partit frapper contre une petite sépulture constellée de pyrite. Sa lumière diaprée accrocha le regard du visiteur. Bien que modeste, la stèle croulait sous un imposant monceau de fleurs multicolores : communes tulipes et chrysanthèmes emmêlées dans la splendeur moins conventionnelle de pensées, camélias, jonquilles, violettes et primevères. La vivacité de ces plantes aussi belles qu'hétéroclites jamais n'aurait laissé le cœur indifférent. Tant d'attention portée à si minuscule hypogée, cela n'était pas sans raison. Cette raison, Antoine la connaissait, à force de flâneries en cet endroit. Sans s'y arrêter, il lança une discrète œillade à la plaque, fouilla au travers des longs pétales qui en masquaient les inscriptions. Derrière les feuilles, jaillit le visage de Gabrielle. Ça faisait un bail, hein ? Au moins deux jours.

Des dizaines de gerbes, chaque semaine renouvelées pour la gloire de cette figure gravée. Il ne pouvait en être autrement ; une jeune native de la ville, fauchée dans la fleur de l'âge de la plus triste des manières : de ses propres mains. L'histoire avait de quoi émouvoir même les plus froids. Si une part des Islemortois s'ingéniait encore à résister aux appels du chagrin, l'ensemble des riverains s'étaient accordés à feindre l'empathie aux abords du cimetière, offrandes dispendieuses en main. Par cette attention s'achetaient-ils une conscience ainsi qu'une place au Paradis. Gratification supplémentaire non-négligeable pour leur ego : la famille de la défunte jamais n'oubliait de saluer, par maints compliments et louanges, la générosité de ces donateurs anonymes. « Ce sont des hommes bons, de si bons chrétiens. » De bons chrétiens qui, en temps normal, auraient été les premiers à piller les troncs de l'église.

Une sensation acide dans la gorge, il les imaginait se succéder, déposer les faux témoignages d'une amitié inédite, puis, sous la mélodie de leurs condoléances, susurrer de mesquines paroles, incapables de se défaire des jugements dont ils avaient par le passé sanctionné celle vers qui leurs prières se tournaient à présent. Bigots, réactionnaires, faux progressistes et vrais conservateurs. Et pourquoi pas d'anciens partenaires, ceux d'un jour ou d'une nuit ?

Pas Matthieu. Antoine lui avait interdit la porte de son esprit. Songer à lui causait bien trop de douleur à son oreille et son orgueil.

Pas lui, mais les autres, ceux dont les noms se superposaient et s'effaçaient. Il y avait fort à parier qu’eux aussi avaient ajouté leur pierre à l'édifice, répandu leur libation portés par le rappel de la sensation de cette peau d'albâtre qui, des mois ou années auparavant, avait étreint et aimé leurs corps. Personne ne les avait aussi bien aimés depuis. Sur ce plaisant souvenir, et fiers d'avoir effectué leur bonne action de l'année, les adolescents auraient regagné leur logis pour s'adonner, sous le clapotis de leurs vestiges mémoriels, à un onanisme nécromantique. Le maximum qu’ils pouvaient encore lui soutirer. La pierre tombale était trop lourde pour se retourner sans que les ongles en fassent de même ; ils n’auraient risqué leurs doigts pour quelques secondes à tremper leur organe dans une viande froide et suintante. Leur concupiscence s’arrêtait à cela : la pourriture cadavérique et une plaque de pierre.

Ce qu'Antoine pouvait les mépriser, et plus encore : les maudire, eux et leurs torts, eux et leur hypocrisie, eux et leur sournoiserie. Ne pouvait dès lors se résoudre à croire que la belle, où qu'elle fût, leur ait accordé son pardon, comme la communauté des hommes persistait à lui refuser le sien, sans qu'il ne comprît pourquoi. Pourquoi lui ? Pourquoi seulement lui ? Et ce pardon, n'y aurait-il jamais droit ? Mais il ne savait plus. Après des semaines à ne contempler d'autre paysage que celui de ses pensées, admettait-il sa part de responsabilité dans le chagrin de Gabrielle, par extension dans son suicide. Non, il n'avait pas abaissé la lame qui dans le cou s'était logée, à la rigueur procuré une raison supplémentaire à la main qui s'en était chargée. Pour cela, presque plus que pour la perte de la jeune femme, il était désolé. Faut croire que c'est toujours comme ça. Trop déglingués. Peut-être que deux déglingués se sauvent pas l'un l'autre, mais qu'ils se déglinguent encore plus.

Pourtant… Pourtant, s'il lui avait été permis de se racheter plus tôt auprès d'elle, si sa rédemption n'avait tenu qu'à cela ; si l'on avait daigné lui accorder encore un peu de bonheur, il en serait devenu vertueux, il l'aurait juré. Heureux avec elle, parce qu'avec elle. Elle l’avait autorisé à croire qu’il était quelqu’un, pas un homme d’importance à l’échelle du monde, mais digne d’amour pour celle qui compte. Les médisances habituelles « Mais on n’attend plus rien de toi. », « De toute façon tu ne vaux rien. », « C’est tout toi, je ne suis même pas déçu. », ne pesaient rien à côté de ses « Tu le mérites autant que n’importe qui. » Qu’on le conspue, qu’on le critique, il n’en démordrait pas : il était persuadé de l'avoir aimée en retour. Fort, comme il faut, suivant l’expression consacrée, d'un amour qui ne s'était tari malgré les épreuves. L’on ne s’ampute pas de l’amour véritable pour un mot plus haut que l’autre. En l’espèce, plus d’une année écoulée n’y avait mis un terme. Je n'aimais que toi ! Je n'avais que toi ! Un an en arrière, cela semblait si facile quand tout allait bien.

Même dans l'adversité, l'on ne pouvait le taxer d'inertie. D’égoïsme, cela s’entend, avec son lot de tares mais autant celui de valeurs, sans lequel l’instinct et l’humanité se désintègrent ; mais jamais d’immobilisme. Pour eux, et donc peut-être un peu plus pour lui, il avait tenté de se tenir à distance de ce contre quoi il n'avait jamais appris à lutter : sa jalousie, sa haine de l'autre, sa méfiance envers l'autre. Avait pensé par ce moyen se préserver et préserver ses sentiments, pour mieux la garder. Avait failli. Était-ce en définitive sa faute, sa très grande faute, si la forme avait péché alors que le fond était irréprochable ? Moins de réserve, un peu plus d'écoute, plus de communication, d'honnêteté, et la donne aurait été renversée. Peu aurait suffi à parfaitement l'intégrer dans la configuration affective idéalisée par Gabrielle. Si peu, quelques mots, mais de grands mots, ceux qui font peur. Aurait-il dû lui confier ce que renfermait son passé : les gestes, les paroles, la nuit de printemps, le lapin et la route. Ouvrir la cage de ses cauchemars. Si cette décision l'avait effleuré, elle l'en avait autant ébranlé, car impliquait d'en scruter à nouveau le contenu sous un jour qui toujours échouait à l'embellir. Impliquait aussi une confiance aveugle en l'autre, ce dont lui, et de son seul fait, avait manqué. Gabrielle la méritait pourtant, cette confiance, elle qui n'avait jamais rien fait de mal. « Je suis toujours restée fidèle ! », c'était vrai, et aucunement sa faute. Il avait été plus rassurant que de se convaincre du contraire. S'épancher eût comporté le risque d'encourager la confidente à l'effroi ou pire, au rejet, et cette crainte avait incité Antoine à opter pour la discrétion du silence. À y réfléchir aujourd'hui, peut-être eût-il mieux valu qu'il le rompît, en effet, ne fut-ce que pour enclencher l'action du paradoxe temporel, duquel chacun aurait dégagé une issue moins tragique, Gabrielle et lui les premiers.

De la crainte et de la retenue : voilà ce qui s'était opposé à leur bonheur, les premières responsables aux yeux d'Antoine, les bâtards des dieux au palmarès des coupables ne décrochaient que la seconde place.

Son pas ralentit. Sur les pavés à moitié déchaussés il s'immobilisa, la tombe dépassée d'un mètre. Toi, tu m'en veux pas, hein ? Dis ? T'es pas comme les autres, même pas comme mes parents. Tu t'en vantais pas, mais c'était tout comme : tu valais mieux. Une brise mutique secoua les fleurs mortuaire. Tu réponds pas ? Si t'es encore fâchée… D'accord, j'peux comprendre. Bien. Si en lieu et place de l'affection qu'elle lui avait portée Antoine ne devait garder d’elle que sa haine, cette haine-là ne se partagerait pas. Il la conserverait à l’intérieur comme un douloureux secret, comme une menace, comme une malédiction. Quant aux restes physiques et souterrains : Adieu, Goodbye, Auf Wiedersehen.

Qu'on lui octroie cependant le droit de s'adonner à la rêverie, même un peu. S’il vous plait.
Dans son rêve, cette visite en la récente demeure de Gabrielle prendrait fin avec l'apparition de celle-ci. Venue à lui, gagner le monde des vivants afin d'y retrouver l'ami perdu. De par une logique lui ressemblant peu, ou plus vraisemblablement par l'influence des œuvres graphiques horrifiques qu'il appréciait, Antoine ne pouvait l'imaginer belle. Elle lui apparaîtrait plutôt retournée comme un gant, écorchée et écarlate, en sorte que la laideur de son visage viendrait à égaler celle que l'on disait, fût un temps, habiller son âme, celle d’une esthète des cimetières. Accroupie en équilibre sur le bord de la pierre, elle aurait roulé des yeux, d’abord au ciel, enfin dégagé de la terre sous laquelle on l’avait enterrée, puis sur lui. Lui aurait ensuite adressé un vague salut de la main. Un message plus qu'un signe d'adieu : « Bienvenu. Profite de ta visite si près de l'autre monde, où tu me rejoindras bientôt. » Une prédiction glaçante dont il reconnaissait le bien-fondé. Au moins, n'y avait-il pas trace de rancune dans ce geste, juste la dernière des vérités.

Le sais-tu ?

Alors que la morosité des lieux déteignait sur lui et que son esprit se peignait d'un gris pareil à celui des stèles, il se remémora avec une exactitude déconcertante les paroles qu'un jour Gabrielle lui avait adressées : « Ne perds pas ton temps à pleurer sur le sort des morts. Aies plutôt pitié de ceux qui vivent, car ce sont eux qui souffrent aujourd’hui. Et ils sont seuls à encore pouvoir mourir. » Tel se présentaient les choses : jamais ne déjouerait-il le plan de la Mort, puisqu'il respirait, vivait et était. Qu'importe quand ou sous quelle forme son décès adviendrait, dans l'action de la Fin il n'était pas d'injustice, pas de raison, pas de morale, mais, de l'aveu de Gabrielle, une infinie splendeur. C'est parce qu'elle s'imposait comme un serment inviolable, parce qu'elle portait sur ses épaules le fardeau d'une vérité universelle, parce qu'elle était ubiquité et éternité, que belle était la Mort. Pour ces mêmes raisons qu'Antoine devait s'y soumettre, comme les autres.

Belle, peut-être bien, oui, mais elle marquait tout de même la fin. L’arrêt de tout.

Antoine, le sais-tu ?

Par le passé, il n’avait réussi à s’imprégner de cette philosophie. Ou plutôt avait-il décidé de ne rien en faire. Trop macabre et cérébral, ce n’était pas pour lui et son intellect lacunaire. L'attitude de Gabrielle ne l'avait d'ailleurs pas invité à se fendre d'un effort de compréhension. Les envolées lyriques, les effets de manche et cette tendance à toujours fétichiser la tristesse ; cette mascarade grandiloquente tendait à l'épuiser, à plus forte raison lorsque l'éloquence qui la berçait se parait d'une arrogance insupportable dont Gabrielle seule détenait le secret. Un dédain patent qui souvent l'avait amenée à dévisager le garçon comme l'aurait fait un maître de conférence face à un étudiant dissipé : le nez en l'air, sourcils arqués et lèvre supérieure retroussée, dévoilant la pointe d'une canine capable de transpercer et la peau et l'ego. La dent pointue mais la langue toujours douce. « … ce sont T'eux… », « … sont seuls Z'à… » ; une autre de ses particularités linguistiques. Celle-ci, Antoine ne la réprouvait pas ; l'appréciait même, d'une certaine façon. Le discours, même hautain, était beau à l'oreille. Pas de phrases hachées, cisaillées de silences, mais des mots emperlés dont les sons se touchaient aux flancs et se baisaient les joues. Bien qu'il n'eût jamais dénié son admiration pour le verbe de Gabrielle, en particulier sous sa forme écrite, ce dernier n'avait de cesse de le ramener à une infériorité dont, s'il en connaissait la teneur, il aurait préféré ignorer la portée.

Encore en cet instant, cette infériorité intrinsèque se rappela à lui, et du reflux de ces anciennes confessions émanait ce qu'il s'échinait à oublier : rien n'a vocation à perdurer. Si son être s'était ouvert à la franchise, il aurait reconnu la familiarité de ce postulat, dont l'enfant peureux avait eu à affronter l'implacabilité onze ans plus tôt, au détour d'un bois, d'abord, d'une route ensuite. À ce titre, il ne comprenait pour quelle raison le malheur n'avait pour lors choisi de jeter son dévolu sur lui, qui le méritait plus que Gabrielle. Il avait tant à payer, de nombreuses et horribles choses. Ce suprême châtiment, il s'était préparé à le recevoir, non sans peur mais avec tout de même une résignation qui forçait l'admiration. Sans doute n'y avait-il rien à comprendre, c'est en tout cas ce que Gabrielle aurait avancé. Pas d'injustice, pas de raison, pas de morale ; en cela, pas plus de sens caché. Son heure viendrait, sans retard ni raison sous-jacente. Mais elle viendrait, que personne ne s’en inquiète. « Rien n'a vocation à perdurer ». Si Antoine devait encore épouser une chose avec Gabrielle, c'était bien la réalité de leur finitude réciproque. La Mort le guettait, tapie dans l'ombre ; il en venait à surprendre dans son dos le cliquetis de la faux sous le jeu de doigts squelettiques.

Il passa sa main sur son crâne, coinça ses doigts dans ses racines. Ses cheveux avaient repoussé. Il avait été étonné de redécouvrir ce blond mielleux rabattu en mèches filandreuses sur sa tête. Pour peu, il aurait accusé le miroir de lui mentir. Ce n'était plus lui. Efflanqué, hagard, cadavre ambulant, Antoine n'était plus personne. Plus rien, rien ou presque ; plus qu'une imitation du vivant, l'équivalent de l'ombre d'un homme.

Le sais-tu ? Que les morts dorment la bouche ouverte ?

Marche arrière. Il entama un nouveau duel de regards avec la tombe. Même si tu veux pas les entendre, je te dois encore des excuses. Alors pardon, pour les ennuis que je t'aie causés. Tu me manques, où que tu sois. S'il te plaît, me déteste plus. Faible et éreinté, la simple idée de supplier à haute voix aurait été capable de le tuer. Il se borna à fixer l'inscription sur la plaque, composée de lettres finement dorées ainsi que d'une calligraphie italique du plus mauvais effet. Hissés à ses narines, les parfums sucrés des fleurs le ramenèrent à de tristes sentiments. Ces végétaux manifestaient une forme de perversité olfactive, ils ne faisaient que glorifier la mélancolie funéraire, que ravivaient d'entre les monuments ifs et genévriers. Les plantes funèbres étaient surmontées de petits mots, de tendres pensées.

Et sur la sienne ? L'image de son propre caveau se présenta à son esprit. Un coin reculé du cimetière, dans une rangée que l'on ne s'est pas donné le mal de baptiser, elle se dresse, répudiée sous l'ombre d'un vieux sycomore malade et tordu, la modeste plaque sur laquelle personne ne vient jamais pleurer. Une tombe monochrome privée de la fantaisie florale, tout juste garnie d'éparses touffes de mauvaises herbes en signe d'oubli. Dans la pierre, à jamais gravée, l'épitaphe présente la plus amère sentence :

« Parti mais jamais pardonné. »

Des passants viendront possiblement y ajouter leur touche personnelle, à la bombe de peinture, afin de compléter la déclaration d'un dernier élément d'authenticité : « Brûle en enfer enfoiré. » Authentique, puisqu'aux yeux des Islemortois là demeurerait-il. En bas. En d'autres temps, il avait estimé le Diable à l'égal de Dieu, de plus loin, en tant qu'entités sans réelle substance dont l'on parlait beaucoup mais ne voyait pas grand-chose. Y croire avait été un pari qu'il s'ennuyait à faire. Ces derniers jours, sa relation avec le divin avait vu sa dynamique chamboulée, il en était venu à souhaiter qu'une juridiction de droit supérieur lui offrirait plus de clémence, et que celui qui se veut à la fois juge, jury et bourreau se ferait témoin de sa contrition. Que jamais les flammes du Démon n'auraient à zébrer sa peau de leurs langues fourchues. Cette pénitence, qu'il expérimentait avec vigueur au royaume des peines et douleurs, peut-être suffirait à lui accorder une place dans un monde de paix. Et si son rêve n’en était pas un, qu’un fantôme était effectivement capable de se soustraire à l’Au-Delà pour un congé sabb-hantique de courte ou longue durée, aux abords d’un cimetière ou d’un château, alors la Fin d’importance majuscule ne s’accompagnait pas d‘un point. Alors, comme Gabrielle, Antoine reviendrait hanter qui de droit à son tour, écorché et écarlate.

Tromper la peur de la Mort par l’hypothèse d’une mort de celle-ci, Gabrielle l'aurait tant moqué pour cela. D’ailleurs, à bien tendre l’oreille…

Tu ressens pourtant la présence constante de la Faucheuse ; aujourd'hui, tu la tutoies

Le vent dans les branches, à nouveau, joua de sa voix, celle qui sonne creux.

Elle est annonciatrice.

Cette voix, Antoine ne savait si sa culpabilité la créait de toute pièce ou s'il était réellement maudit par quelque esprit tourmenté. Toujours fut-il que, par lassitude ou par épuisement, voire par besoin de se conforter dans ses théories farfelues, il parvenait de moins en moins à la faire taire. La voix semblait aujourd'hui plus forte qu'à l'ordinaire, au point de couvrir les cris en provenance de la bordure de l'aile…

— C'est lui, là-bas ! Voyez ?!

— Passe par la droite ! On va le prendre en tenailles !

… comme l'approche subreptice de deux hommes à chaque pôle de l'allée mortuaire.

L'enfer, c'est ici.

Le mort, c'est toi.

Antoine serra les poings, pouces en dedans. Mais toi, qu'est-ce que tu es ?

Il ne les desserra pas lorsque les policiers le saisirent aux trapèzes, ni même quand le collet cisaillant des menottes lui ceignit les poignets. C'est à peine s'il entendit ou comprit le motif de son interpellation. Quand bien même l'eût-il fait, quelle importance cela pouvait-il encore avoir ?

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