Pavlov

20 minutes de lecture

Une pièce carrée, de faible superficie, trois mètres sur trois tout au plus. Pour couleur dominante : un gris acier dont la peinture avait connu de meilleurs jours. Une fenêtre sur la droite, aveuglée par un store vénitien déroulé ; rien n'y filtrait, l'ouverture aurait aussi bien pu donner sur un mur de briques. Par son absence de lumière naturelle, la salle exacerbait son sens de la claustrophobie. Un lieu d'austère allure que d'aucuns auraient jugé idéal pour le genre d'affaire qui y était menée.

À l'entrée, le brigadier Maillou patientait, les pupilles épinglées au mis en cause, comme on le lui avait enseigné. Il était déterminé à pénétrer les forges de sa pensée, s'apprêtait à se réinventer Socratique, par l'ambition qu'il nourrissait de le faire accoucher, via cet interrogatoire, non d'une idée mais d'un aveu, convaincu que la vérité couvait en cet interlocuteur renfermé sur lui-même.

— Bonjour, Antoine.

Aucune réponse. Maillou ne s'en formalisa pas. Il n'était pas question d'obstination déraisonnée ni de défiance de la part du jeune Dereuil ; celui-ci ne répliquait pas l'attitude traditionnellement adoptée par les délinquants qui chaque semaine aplatissaient leur forme sur le fer forgé de ces chaises. Ses poings étaient déliés, ses mâchoires relâchées, de même que ses épaules. Il ne s'agissait pas de décontraction à proprement parler, plus d'un affaissement général. Le poids de sa propre peau trop lourd pour ses muscles atrophiés. Pas l'ombre d'une agressivité, corps et figure personnifiaient l'abattement le plus sincère. Dans la lumière blafarde du plafonnier, se creusaient et s'étiraient ses traits, que son amaigrissement avait déjà pris soin de souligner. Remodelé par la fatalité, tout individu ne le connaissant pas lui aurait donné dix ans de plus que son âge véritable. Un tableau baroque aux dominances de noir : Le désespoir face à lui-même. Son regard s’arrêtait à un mètre devant lui, planté dans l'autre siège vide, que Paul Maillou comblerait sous peu. En attendant, Antoine scrutait le meuble, comme si ses yeux y décelaient une présence, peut-être ennemie, peut-être alliée. Difficile à dire ; aucun rictus ne contrariait la prostration affichée.

Le brigadier supposa qu'en lieu d'un individu défini, le jeune homme passait mentalement en revue les images auxquelles les agents ayant procédé à son arrestation l'avaient confronté. Une démarche offensive que Maillou regrettait. Le suspect n'avait opposé aucune résistance, tant au cimetière qu'au commissariat, s'était presque écroulé entre les mains des policiers. Personne ne se serait tenté à avancer qu'il eût écouté ou compris l'ensemble des droits dont il disposait. Sans même avoir pris connaissance des torts reprochés, Antoine avait semblé rendre les armes. Paul aurait préféré que chacun en restât là. Lui faire la lecture des chefs d'inculpation, la chose était entendue, elle s'inscrivait dans la séquence d'actions à respecter ; mais lui coincer le visage sur ces photographies… Seigneur ! Mais il y avait de quoi assassiner même un surhomme. Cet excès de zèle ne tomberait pas dans le vortex des rapports administratifs, Maillou était bien décidé à y veiller, alors que la phase la plus pénible de la garde à vue lui échoyait.

Suivant un raclement de gorge destiné à conférer clarté et solidité à l'audition, qu'il envisageait aussi longue qu'ardue, Paul rejoignit Antoine à la table d'interrogatoire, tira à lui sa chaise qu'il investit avec l'autorité de son rang. Sans lever les yeux sur le suspect, il s'arrogea les trois quarts du teck de la planche étendue par-devers lui. La place pour trois dossiers, un gris, deux roses. L'un, monceau anarchique de pages volantes scellé par un élastique proche du craquage, les autres proprement reliés par un jeu d'anneaux de métal. Chacun voyait son contenu, peu ou prou étoffé, s'aplatir sous la masse rigide d'une couverture de faux-cuir flanquée d'une étiquette d'un blanc cassé ou bien passé. Aff. Dereuil-01, Aff. Dereuil-02, Aff. N'Gambé-05. N'Gambé ? Sa présence ne s'expliquait pas. S'il n'en dit rien, Antoine l'avait identifié avec la netteté d'un phare dans la nuit. Le dossier eut beau être exilé en bout de table, comme mis au rebus, sa seule existence dans la pièce pesa lourd sur sa nuque.

Son carnet et stylo en main, Paul se décida à lancer les hostilités :

— On va pouvoir commencer.

Antoine ne se soustrayait pas à sa curieuse fixité, ses yeux toujours rivés au siège, à travers le buste du brigadier.

— Tu t'appelles bien Antoine Patrick Dereuil ?…

Demande en apparence superflue ; elle répondait toutefois à la procédure d'usage. Vérifier l'identité du suspect, exposer sa tria nomina, une formalité rébarbative mais révélatrice : si une telle banalité ne devait pas emporter de réciprocité dans l'échange, tout promettait que la poursuite de celui-ci ne connaîtrait pas de meilleur développement. Paul en prit bonne note dans son calepin sans que ne se tarît le flot de questions :

— … Antoine Dereuil, né le 18 décembre 1978 ? Âgé de dix-huit ans ? Fils cadet de Patrick Dereuil et Liliane Dereuil, née Roussel ; frère de Maxime et Nicolas Dereuil ? Dernier domicile connu : numéro 12, Traverse de l'Infidèle, à Notre Dame d'Islemortes (Gironde). (Il leva un œil interrogatif sur Antoine, qu'il rabaissa aussitôt) Statut matrimonial et familial : célibataire, sans enfant. Connu judiciairement pour des antécédents de voie de fait, grivèlerie, port d'arme et dégradation de bien public. Aucune incarcération à ce jour. Tu confirmes ?

Sur la petite feuille quadrillée, les tours et détours du stylo s'accélérèrent, la mine trempée d'encre noire monta, descendit, pirouetta, en rythme avec les mots du chef de brigade, jusqu'à sa première conclusion qu'il commenta tout haut : « Le suspect ne confirme ni n'infirme les éléments d'état civil exposés, que les papiers trouvés par les forces de l'ordre sur sa personne viennent pourtant valider. » Cette précision ne fut pas pour décoller les lèvres du jeune homme, dont la contemplation interdite ne faiblissait pas.

Sans trahir un début d'agacement ou de trouble, Paul Maillou fit léviter sa main gauche au-dessus des dossiers. Il l'arrêta sur Aff. Dereuil-01, le plus volumineux des trois. La couverture fut rejetée en arrière, dans son basculement fit grincer les anneaux, ses pages tournées sur un intercalaire dont la teinte magenta parut absorber les autres coloris de la pièce. Autour de cette feuille cartonnée, tout, du matériel éparpillé aux deux individus attablés, devint soudain gris, affadi, en harmonie avec la morosité des bas murs, de la table, de la fenêtre.

Le ton était donné, à partir de cet instant l'audition connaîtrait-elle un tournant qui n'épargnerait personne en cet endroit.

*

Rapport de police N°1, commissariat de Notre Dame d’Islemortes

Rapport de police 832-1997

relatif à la découverte de cadavres au 14 traverse de L’Infidèle, établi le 01/04/1997

Les policiers appelés à intervenir le matin par un passant ayant découvert les corps sans vie se sont saisis du dossier après avoir constaté les conditions de la mort des individus retrouvés sur place.

Plusieurs corps ont été recensés dans la villa, à un faible stade de décomposition. Le rapport du médecin légiste indique que trois de ces morts sont dues à des hémorragies, consécutives à divers coups portés aux corps par un objet tranchant, la quatrième à une privation prolongée d’oxygène :

. Le corps n/01 a été retrouvé dans le salon. Le cou a été transpercé par un unique impact, ayant déchiré la chair sur dix-huit centimètres. (…)

*

À pas de loup, il traversa le vestibule, si ce prédicat eut encore valu et signifié quelque chose ici. Si la demeure n'avait jamais été entretenue avec soin, et que, par voie de conséquence, sa décrépitude ne présentait rien d'étonnant, l'espèce de fatalité qui s'était abattue sur la tête des habitants avait visiblement porté dans le même temps l’estocade à sa fragile santé. Toute la maison, dans ses fondations, ses meubles et ses peintures, carburait au Valium, biosphère au bord de l'extinction qui ne se révélait plus autosuffisante. Le papier peint jaunâtre accompagnant le visiteur dans l'ensemble des pièces communes avait par endroit amorcé sa capitulation : de longues tranches humides pendaient dans le vide, épluchées sur un mur de crépi mâchonné de souillures, certaines d'origines humaines hétéroclites, d'autres marquées de pigments fongoïdes. Couleurs sombres et relents aigrelets ; ils auguraient l'empoisonnement de qui aurait le malheur de respirer à proximité de ce foyer miasmatique. Aux côtés du placard, là où la pierre cédait sa place à un claustra, un trou de la taille d'un poing épiait l'entrée, tel un œil cyclopéen. Dernière ruine de l'un des accès de colère du père de famille. Quant au sol, composé de larges dalles pierreuses d'un rose passé, son homogénéité exhibait de nombreuses irrégularités, brisures plus ou moins étendues, soulignées par des années d'indifférence domestique. Et de ce tapis d'immondices, les insectes avaient fait leur Eldorado ; fourmis et blattes zigzaguaient entre les fissures, déplaçaient avec détermination leur futur festin de miettes et moutons de poussière.

Dans la continuité de ce spectacle peu ragoûtant, la couche de résidus agrémentée de cadavres de mouches recouvrant les meubles aurait horrifié le plus compatissant des adeptes de la propreté. Un vent de cendre paraissait avoir enveloppé le moindre objet, du porte-manteaux branlant au trousseau de clefs répudié sur un buffet, jusqu'à laisser son dépôt sur les ampoules des luminaires et, avec lui, une odeur de saleté complice d'une humidité forte à se pâmer.

Si l'on avait l'infortune de lever les yeux en direction du plafond, on aurait craint que les poutres de bois ne s'écroulent par l'encouragement d'un distrait courant d'air. Elles auraient fêlé les crânes comme des coquilles d'œuf. Les termites avaient fait leur œuvre, parsemant la charpente de menaçants petits trous. Seules d'immenses toiles d'araignée entretenaient l'illusion de soutenir l'ossature de la bicoque rongée par la misère. Tout reposait désormais sur ces filets de soie et huit pattes déployées en étoiles.

En fin de claustra, la porte sur le salon avait été retirée. Son absence offrait à Matthieu une vue dégagée sur la pièce à vivre, dont la déliquescence n'avait rien à envier à celle du vestibule. En dépit de l'espace notable dont il jouissait, le salon suffoquait, coincé sous un amoncèlement d'imposants meubles de bois laqué et de bibelots, que beaucoup auraient tenus pour trop désuets pour décrocher le label du bon goût. Si la décoration dite « rustique » était susceptible de rallier l'approbation d'une poignée d'individus de modestes exigences, cela avait été avant de subir les outrages du temps comme de l'abandon. Du tapis en coton usé jusqu'à la corde, aux trophées de chasse qui tâchaient de proprement masquer un papier peint bien moins propre, chaque détail du pittoresque décor transpirait la disgrâce.

Encore qu'il demeurât, de manière paradoxale, un élément que l'on semblait avoir préservé de ce sort. Haut et ventru, presque fier dans sa majesté bombée, le poste de télévision avait la chance de profiter des soins de la maîtresse de maison, en attestaient la puissance de sa luminescence de même que la netteté de son écran, nettoyé de tout grain de poussière. D'une pareille façon, son son clair et fort trahissait son entretien régulier, fut-il ménager ou mécanique :

Bienvenus, mesdames et messieurs !…

Des indices qui en divulguaient tout autant le prix, que l'on aurait sans hésitation qualifié de dispendieux, voire d'indécent, eu égard aux maigres moyens de cette famille de la classe plus inférieure que moyenne-inférieure.

… Notre grande soirée musicale !…

Plongées dans le bleu faisceau de l'écran à tubes cathodiques, les décorations s'affichaient plus tristes encore. Sur toute pièce de bois, l'intensité de la lueur mettait en évidence les fissures et irrégularités ; accro comme éclat arborait ses reliefs et échardes dressées pareilles à des hallebardes sur une surface qui, à la faveur de la semi-obscurité, serait dès l'abord apparue lisse de tout défaut. Au comble du chagrin, l'on trouvait les bustes d'animaux empaillés jonchant les cloisons. Dans cette clarté artificielle, daguets, campagnols fouisseurs et sangliers voyaient leurs yeux de verre briller sous de lourdes larmes de lumière. Comme une satire de leur malheur, brillait d'une même façon le chrome des fusils exposés en vitrine, à proximité. S'étalait sur pas moins de trois colonnes d'un mètre soixante de haut une compilation d'armes à feu et à lames destinées à la chasse. Pour le sport, le plaisir et la protection de territoire. Se préserver des bêtes sauvages ou, sait-on jamais, des chiens errants, en particulier ceux arborant l'uniforme bleu. Les chiens de l'État. Le maître des lieux comptait parer à toute éventualité, en bon souverain.

En accord avec cette qualité monarchique, ce dernier trônait au centre de la salle de vie, dégageait une sensation d'intangibilité, ancré au fond d'un considérable fauteuil couleur émeraude. Considérable mais seul, éloigné de ses congénères, mis en exil. L'homme y reposait en silence, et par sa puissante carrure rétrécissait la pièce autour de lui. Jamais Matthieu ne l'aurait manqué. Ses deux bras arrimés aux accoudoirs, larges au point d'en couvrir la forme, Patrick Dereuil se laissait aspirer par le défilé frénétique d'images à l'écran, sans leur porter une pleine attention.

Comme à son habitude, il avait enfoncé sa solide physionomie dans les replis des coussins, de son retour du travail en usine, aux alentours de dix-huit heures, dix-huit heures trente dans l’hypothèse d’un crochet par l’appartement de Marie-Claire. S'y était enfoncé, attendant l'heure du coucher avec pour unique intermède un dîner en famille dont il n'avait retiré, une fois encore, aucune satisfaction. Nourriture « inbouffable », conversations « débiles », animation « merdique », d'après ses dires. Une seconde volée à sa détente télévisuelle était une seconde de gâchée, Liliane aurait dû le comprendre, depuis toutes ces années. Elle n'était pas si sotte que cela, même pour une femme. Pensez-vous ! « La famille d'abord » avait-elle l'audace de lui rétorquer (avec toutefois un effort de douceur et de diplomatie). Ce crédo aurait presque sonné comme le titre d'une comédie de situation américaine. Trop fier pour prendre en main son dîner, point assez pour s'en priver, il avait été celui des deux à céder, non sans remâcher sa mauvaise humeur. Mais bon Dieu, un souper à base de plateaux-repas aurait aussi bien fait l'affaire ; aliments sous cellophane, voire de restauration rapide, que Liliane rapportait de temps à autres. Grâce à cela, s’économiserait-elle du temps de cuisine, à investir dans plus importante tâche.

N'importe comment, du point de vue de Patrick, autant se limiter à déverrouiller ses mâchoires pour y accueillir quelque type de nourriture, même industrielle, plutôt que de gaspiller salive et capacités musculaires dans de prosaïques discours, auxquels ses oreilles n'entendaient de toute façon plus rien. Des plateaux-repas, la télévision, pas d'interactions, pas de mots. Et au moins serait-il plus confortablement installé, dans son fauteuil. Son fauteuil : lui ne le décevait jamais. Il aurait pu fusionner avec le rembourrage, personne, mise à part peut-être son épouse, ne l'aurait remarqué. Et quand bien même, il n'était pas, en ces lieux ni ailleurs, de quidam assez fou ou suicidaire pour oser mettre en cause sa routine. S'il fut un point sur lequel Patrick Dereuil faisait l'unanimité, c'était bien celui de la terreur qu'il inspirait.

… les plus grands classiques de la chanson française, pour votre plaisir…

La rumeur, assez fertile lorsqu'il était question de la famille Dereuil, prétendait que Patrick avait occupé la tête d'un groupuscule peu étendu, au début des années 70 ; une bande mineure, mais comptabilisant à son actif un nombre effarant de contraventions et délits en tout genre, de la grivèlerie au trafic de drogue, sans oublier les agressions à caractère discriminatoire. Soucieuse d'aller toujours plus loin dans l'ignominie, pour le bonheur de son public, cette même rumeur soutenait que ces faits d'une gravité débattable entendaient en masquer de plus odieux, que les autorités n'avaient pu, par manque d'éléments concordants, imputer à cet homme et ses sbires.

Des racontars, beaucoup d'exagérations. Mais bien que les origines du monstre ne soient pas avérées, sa violence, elle, demeurait indéniable. Avec Patrick, la sanction tombait, le coup avec, sec et fort. Pour un mot plus haut que l'autre, une broutille ou gaucherie, sa main de la taille d'une tête d'enfant se réveillait. Les dents ne résistaient pas à son caractère, pas plus que les murs. Il lui venait bien parfois, comme l'urine fait frétiller la vessie, l'envie de s'excuser dans sa barbe et à demi-mots, la plupart du temps à la vue du sang ou d'un hématome sur les figures terrorisées de sa femme ou de son plus jeune fils. De pathétiques remords dénués de sincérité qui auraient été vite éclipsés au prochain coup de sang, le lendemain ou surlendemain, tout au plus. Cela étant, il ne faudrait croire que Liliane et Nicolas aient détenu le monopole de ses victimes. Antoine n'était pas en reste. Lui aussi avait souvent été la cible des violences de Patrick, jusqu'à figurer son souffre-douleur préféré, sans que quiconque ne sût jamais pourquoi. Les prétextes, aussi dérisoires que versatiles, importaient peu, du moment que s’implantât en l'adolescent la crainte du seul dieu qu'il se devait de vénérer.

De ces violences, Matthieu avait été pris à témoin à deux reprises. Sous ses yeux, un Antoine châtié sans retenue avait accueilli les phalanges striées de coupures sur son dos et à ses côtes. Matthieu aurait pu s'en montrer ému, s'était d'ailleurs, la première fois, attelé à soutenir l'ami ainsi accablé, mais ce fut avec stupeur, ainsi qu'un soupçon d'effroi, qu'il avait vu son élan freiné par la souveraineté d'une paume dressée contre lui. « LAISSE ! C'est pas grave ! » En dépit de la douleur inondant son corps, Antoine lui avait défendu de s'interposer et s'en était retourné à ses corrections, dont les trois minutes d'exécution avaient semblé s'étirer sur la ligne du temps, autant pour le martyr que son sympathisant.

Quand Matthieu avait par la suite questionné Antoine sur cette abnégation, celui-ci avait d'abord procédé à l'exposé des idéaux masculins de Patrick : un homme, cela se devait d'être fort et respectable ; il était celui qui dirigeait sa famille d'une main de fer, dont la place au sein du foyer ne pouvait être autre que le trône, devant lequel tous se prosternaient et par la seule grâce duquel ils vivaient encore. Ce déballage phallocrate abrégé, il avait marmonné une dernière réplique. Du peu qu'en avait saisi Matthieu, elle avait fait naître en lui un doute quant aux intentions réelles d’Antoine. À sa manière, il s'appliquait à aligner son comportement sur cette doctrine paternelle, transmise d'un bourreau émérite à un bourreau en devenir. Un apprenti de la violence aveugle et perverse ; cela avait de quoi glacer le sang, nonobstant la banalité de la dynamique observée. Les Dereuil n'étaient pas les seuls à propager la pourriture aux branches de leur arbre généalogique.

Mais Matthieu ne s'était contenté de prendre au mot ce dessein caricatural. Il avait pressenti que cette résolution ne s'attachait pas qu'à un bête désir d'imitation, propre au garçonnet béat d'admiration devant son père. Il y avait, recroquevillé au fond de la gorge d'Antoine, le raclement de la peur, celle de s'aliéner un mastodonte irascible et répondant aux mises en garde de la partie reptilienne du cerveau ; mais aussi, et de façon plus effacée, la peur de trahir ses aspirations délirantes. Cette dernière se concevait plus que le reste. Dans la déception, Patrick aurait craint pour sa sécurité, conditionnée à la dissimulation d'actes dont il partageait le secret avec Antoine.

Si cette sécurité était menacée, si les chiens pointaient leur museau, de quoi cet homme qui toujours avait vécu par le poing et le couteau eût-il été capable pour se protéger, lui avant les autres ? La peur avait jusqu'à récemment empêché Antoine de le découvrir. Patrick l'avait tôt compris et, fort de cette révélation, avait veillé à nourrir cette peur un peu plus chaque jour.

… accueillir notre invité vedette…

Trop belle était l'occasion d'attaquer le mal à la racine. Pour détonante qu'elle fût, la stature de Patrick n'impressionnait en rien Matthieu. Si le patriarche bénéficiait d'une certaine épaisseur, et si la largeur comme la forme de ses membres laissaient deviner une musculature impressionnante sous leur couche de vieille graisse, les années à se reposer sur la soumission de son entourage, de même que les exactions du temps, avaient fini par amoindrir sa vivacité. Malgré tout, parier sa réussite sur le manque de vigilance de la cible s'imposait comme une stratégie hautement plus prudente, ergo plus efficiente.

On l'applaudit bien fort !…

Telle la noctuelle, Matthieu avança en direction du centre de la pièce. Un pas après l'autre, la jambe souple, la semelle discrète. Il s'appliqua à ne pas faire craquer les bris de grès cérame. L'inconfort de ses chaussures mal ajustées ajoutait à la difficulté de la manœuvre, et ce fut par un effort de concentration ainsi qu'une démonstration d'adresse peu commune qu'il longea le mur, prenant garde à ne frôler ni le buffet ni les dizaines de fines statuettes qui l'agrémentaient. La cheville détendue, il enjamba le rebord du tapis, veilla à ne pas en accrocher les agglomérats de fils.

Lorsque sa botte retrouva le sol, elle achoppa contre une irrégularité du carrelage sous la toile tissée. Il retint à temps un juron mais, du fait de son appui instable, sa jambe vacilla.

… plus fort, voyons ! Allez ! On l'applaudit !…

Sans céder à la panique, il chercha son point d'équilibre. Souleva doucement les bras en vue de contrebalancer son poids et réajuster la posture. Un échassier noir, les plumes en moins. Soupirant entre ses lèvres pincées, il parvint à se stabiliser, déplia alors ses triceps suraux, les deux pieds à terre.

Il est merveilleux !!…

Le siège à quelques centimètres. Accroché à son fauteuil élimé, Patrick somnolait sans s'inquiéter de son dos ni de ce qui se trouvait derrière.

Un pas de plus, puis deux, Matthieu reprit sa progression, ses yeux tout à aa a l'image rabotée de Patrick : crâne pâlot dépassant du dossier, l’équivalent d’un insignifiant rocher parsemé de lichen au bord d'une petite colline.

… diffuser notre première chanson, accompagnée de son clip vidéo…

Aussi abrupt que saisissant, un changement de lumière à l'écran submergea sa vision périphérique. D'un blanc cru et agressif, il était passé à une extiction. Le noir complet. La rétine renvoyée au téléviseur, Matthieu endigua son avancée. Dans le reflet de la paroi convexe, apparaissait sa silhouette ; une tache sombre sur fond gris. Se distinguaient avec une effrayante précision les contours de l'intrus se mouvant subrepticement derrière sa victime. Menaçante et ténébreuse forme humaine, elle surplombait le dôme de tissu.

Le cœur de Matthieu dédoubla ses battements. Sur l'instant, prophétisa-t-il la fin de sa mission. Patrick l'avait vu, il allait se relever. Allait le toiser de sa colossale stature, puis se jeter sur lui avec la rage d'un ours affamé. L'homme avait beau être pataud, il n'en restait pas moins puissant dans la colère. Moins de vingt secondes lui auraient suffi à mettre le frêle garçon en charpie, lui briser chaque os avant de lui saisir le crâne à deux mains pour le lui fracasser contre les murs. En ultime recours, Matthieu aurait pu tenter de sortir son couteau de chasse, de le brandir puis de plonger, lame en avant, dans le ventre de l’assaillant ; il devinait néanmoins que ce réflexe n'aurait eu d'autre résultat que de renforcer la hargne du père de famille. Patrick aurait peut-être encaissé un coup de fer ou deux, à peine ébranlé par la pénétration de l'arme dans la strate de graisse qui autour de son corps faisait un solide plastron, mais l’aurait aussitôt désarmé puis fini de l'achever sans manifester une once de retenue.

Matthieu s'immobilisa parfaitement, la respiration coupée, attendant la concrétisation de ce scénario. La cible ne bougea pas. Elle était demeurée dans son indolence, jamais ne s'était détournée de la source lumineuse. L'arrière de la tête, impassible, pointait toujours sa calvitie au-dessus du dossier. Véritable statue de viande, emmitouflée dans les recoins molletonnés du vieux fauteuil. Patrick n'avait rien remarqué, et pour cause : il avait baissé les paupières. Concentré sur son programme de nuit ou sur l'engourdissement progressif de son système musculaire, il ne le vit ni ne l'entendit se rapprocher. Du haut de son ilot de bois et de mousse, seul le vacarme intempestif de l'émission de variétés s'obstinait à troubler le silence, les enchaînements d'images à hacher la lumière.

Ça vous a plu ? À nous aussi !…

Il ne releva donc pas l'intrusion du gant de cuir au sommet de son siège, alors qu'illuminée par l'onde bleutée, la silhouette de Matthieu se précisait, dégageant ses formes de l'ombre. Sur le point de sombrer dans le plus profond des sommeils, il ne sentit pas non plus la tiédeur de ce gant embrasser son front ni le courroux d'une main le plaquer avec autorité au fond du dossier. Prit-il seulement la peine d'ouvrir les yeux lorsque l'acier froid de la lame s'enfonça jusqu'à la garde dans sa nuque.

Il tressauta un moment, ponctuant ses mouvements de toussotements éraillés accompagnés de jets de sang, propulsés d'entre ses lèvres. Ses lèvres que l'effroi et la surprise firent frémir ; elles s'entrouvrirent sur un hoquet humide assourdi par le dépeçage des cordes vocales : « Li… Li… » Qui comptait-il appeler à l'aide ? Liliane ? Mais enfin, Liliane œuvrait en cuisine, là-bas, de l'autre côté du mur en bout de salon. Isolée, hors de portée des suppliques enrayées, car ici était sa juste place, ainsi que Patrick Dereuil, fier et viril Patrick Dereuil, l'avait exigé presque vingt ans en çà. Liliane ne l'entendrait pas, mais n'aurait pas à se le reprocher. Elle ne faisait que respecter avec l'assiduité craintive d'une bête dressée au fouet les directives patriarcales.

Pour Patrick, il était trop tard pour espérer se sauver encore, quoi que ses réflexes conservateurs eussent avancé aux fins de contredire l'évidence. Par de tristes efforts, il essaya de se soustraire à son assise. En vain. Ses bras moulinèrent dans les airs, décrivirent de petites figures discontinues et irréfléchies. Quant à ses jambes, jadis inébranlables, elles flageolèrent puis s'écroulèrent, pareilles à deux monticules d'argile ramollis par la chaleur. Autrefois homme au-dessus des Hommes, il eut à se regarder et se sentir faiblir, rétréci, rendu aussi petit et vulnérable qu'une proie geignante sur le sol pour qui il n'y aurait plus ni rébellion ni rédemption. Dans sa lente agonie, il s'avachit un peu plus. N'agitèrent plus le reposoir que les derniers soubresauts d'un corps sur le point de déposer les armes.

Quelle magnifique, magnifique soirée…

Précipité au crépuscule de sa vie, les yeux dans la mort, Patrick fut soudain traversé par une idée, sorte de lucide révélation dévolue au mourant. Il le comprit alors : cette mort impromptue ne se ferait pas sans lui prodiguer une note de satisfaction, celle de savoir qu'avec son décès, il était assuré de ne pas être inquiété pour ses torts passés. Derrière son plexus, se découvrit une accalmie antinomique. Oui, « la nuit du lapin » survivrait comme son ignoble secret qu'aucune pénitence jamais ne sanctionnerait ; avec Patrick, son énigme périrait-elle pour de bon, comme la pauvre bête. Du moins le crut-il, à la fin.

on en parlera encore longtemps !…

Matthieu affirma sa prise, incita la lame à fouiller aussi loin que possible le cou. Si Patrick avait eu la présence d'esprit de mobiliser les bras à bon escient, il aurait réussi à lui saisir les siens, et l'exécution, trop avancée pour échouer, aurait néanmoins connu un contretemps mineur que le pourvoyeur de mort ne pouvait se permettre. Conscient de ce risque, il persista dans son geste, tournant, retournant consciencieusement le couteau dans les profondeurs poisseuses de la plaie. Carotide sectionnée, jugulaire cisaillée ; chaque veine éclatait sous les crans biseautés, chaque muscle tranché, chaque nerf coupé avec la fragilité simpliste d'une tige de fleur. Matthieu n’eut aucun plaisir à assister à la déchéance des organes et tissus, il ne s'imprégna pas de l'incisive poésie de la rose anatomie dans sa plus haute déchéance, contemplant l'homme se vider de sa substance goutte par goutte. Tout était rouge, sur ses gants, dans ses yeux, dans sa tête, rouge et pulsatile. Par ce rouge, et uniquement par lui, savoura-t-il le sacré de son acharnement.

Bien vite, les spasmes faiblirent, puis les toussotements devinrent gargouillements, eux-mêmes évaporés dans les expirations avortées. Lorsque furent annihilés les derniers signes d'une activité motrice ou cérébrale, l'emprise nucale se relâcha. Contre le large poitrail, la tête de Patrick retomba avec mollesse, à peine ballotée par les écoulements sanguins.

formidable, cher public. Vous êtes formidable !

On l'eût cru assoupi, plongé dans son siège et l'apathie : la tête inclinée, le menton reposant sur sa poitrine, paupières closes, comme s'il eut été surpris par le sommeil tandis qu'il devisait avec son écran. Le doute aurait été permis si l'on s'était attardé sur la flaque pourpre qui à ses épaules se déployait telle une cape aqueuse, et dont le tissu vert qui l'encadrait commençait à s'abreuver avec gourmandise. Aux yeux des innocents, ne resta là qu'un homme endormi, sanctifié par la douceur d'une lumière bleue.

Annotations

Vous aimez lire F Sinclair ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0