Tache

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Rapport de police N°2, commissariat de Notre Dame d’Islemortes

Rapport de police 832-1997

relatif à la découverte de cadavres au 14 traverse de L’Infidèle, établi le 01/04/1997

. Le corps n/02 a été retrouvé dans la cuisine. Cinq impacts de lame ont été relevés dans son dos, ayant perforé les poumons à deux reprises (…)

*

Les mésaventures de Patrick n'avaient pas tiré la chaumière de sa léthargie. Goûtant à l'accalmie de la fin de journée, le reste des habitants poursuivait son protocole sans s'imaginer que le corps transfiguré du père de famille gisait maintenant au centre de la pièce à vivre et leur promettait d'empester le pavillon.

En bout de salon, depuis la porte entrouverte sur la cuisine, s'échappait un bruit cristallin et constant d'eau rebondissant sur de la vaisselle. S'entrechoquaient verres et couverts en métal, tintamarre épisodiquement interrompu par le frottement plus mat et mesuré d'une éponge. Penchée au-dessus de l'évier en inoxydable, Liliane s'afférait à la tâche, comme à son habitude, autant absorbée par son pensum qu'inquiète à l'idée de le bâcler, par la survivance d'une trace malvenue sur la porcelaine. Une obligation pourtant aussi minuscule que son importance. Un point dans un tableau pointilliste ; elle illustrait si bien sa vie composée de petits riens ou pas grand-chose, pour lesquels tout un chacun eût d'ailleurs questionné la pertinence d'une pareille application. Tout un chacun hormis Patrick. Si ce dernier acceptait de vivre dans la saleté, cette désinvolture ne gagnait pas son assiette. Quitte à se passer d'un repas tout fait avalé dans le calme, autant en subir un dans de la vaisselle convenable. Astreinte à cette corvée, Liliane savait ce qu'elle encourait si le seul travail lui incombant n'offrait pas entière satisfaction. Pas assez propre, ça va pas, ça va pas du tout. S'il est pas content… Ah non, quand il est pas content…

Sa joue s'enflamma. Deux jours après la dernière sanction, la douleur était encore vive, pétillante en bouche.

Frotte, frotte…

Elle n'avait pas saisi ce qui avait pu justifier un tel emportement. Ce soir-là, au dîner, alors que les enfants raclaient le fond de leur assiette, elle n'avait pas pensé à mal. Peut-être était-ce là que dormait la faute : elle avait pensé. Pensé et pris son courage à deux mains, alors soulevé son intention de contacter les bars, commissariats ou maisons d'accueil étatiques ou religieuses de la région, n'importe quel lieu aux allures de repère où son cadet aurait été susceptible de séjourner. Point de charité mal ordonnée en cette initiative, il n'était pas question de lui rendre visite ni de lui tendre une main secourable. Plutôt de s'assurer que celui-ci se portait… « disons bien, c'est tout. » Une vigoureuse claque avait clôturé sa déclaration. Puis les rugissements avaient fait trembler l'eau au fond de la carafe : « Et puis quoi encore ? L'autoriser à rentrer ?! » Patrick ne manquait jamais de coffre lorsqu'il entreprenait de se faire entendre plus que les autres. Un redoutable atout. À la seule évocation d'Antoine, ce coffre béait et tonnait. Il avait hurlé à Liliane de ne plus prononcer ce nom en sa présence, de ne plus ne serait-ce que penser, comme elle s'était crue en droit de le faire, au traître ayant jeté l'opprobre sur leur famille. En bonne et loyale épouse, elle avait obéi ; le téléphone avait conservé sa juste place, pendu au mur, là où il reposait depuis déjà plusieurs mois.

Depuis ce fameux soir d'hiver, pour être exact, et cette scène qui méritait que l'on s'y attarde : un soir de début janvier particulièrement froid et tempétueux au cours duquel le vent du Nord avait percuté celui de l'Atlantique et acheminé, dans son périple, une humidité vitrifiée en grêlons qui sur les chaumières islemortoises avaient entamé une salsa si tonique qu'on l'avait crue capable de percer la brique. Sous le fracas météorologique, le téléphone n'en finissait plus de sonner. De manière exceptionnelle, et agacé par les désagréments sonores ininterrompus, Patrick avait autorisé Liliane à y répondre à la seule fin d'informer Antoine, qu'il suspectait d'être à l'origine de ces sollicitations, de leur décision de couper toute forme de lien avec lui. Au grand dépit de Liliane, la voix de son fils avait bel et bien résonné à son oreille. « Désolée, mais pour nous tu n'existes plus. », avait-elle chuchoté. Un texte repris mot pour mot des lèvres de son mari qui le lui soufflait sans le son. Elle avait raccroché le combiné, les yeux brillants s'était efforcée d'ignorer les complaintes paniquées crachotées par le haut-parleur.

L'interdit patriarcal avait donc été étendu à la réception d'appels en provenance de l'extérieur, qu'importait la localisation ou la prétendue identité de l'émetteur. Il aurait été d'une facilité enfantine que de téléphoner pour son compte sous couvert d'anonymat, pour mieux renvoyer la famille au souvenir du membre déchu. Antoine fut-il leur interlocuteur direct ou non, chacun s'était vu refuser la possibilité d'adresser la parole à cet individu privé de droit de citer en ces lieux. Liliane en fut la première affectée, et pour tout dire la seule.

S'il lui fallait néanmoins faire preuve d'honnêteté, elle reconnaissait combien les actes d'Antoine avaient impacté leur vie. Elle-même ne niait la souffrance héritée de cet exil social, lequel revêtait, le plus souvent, la forme d'une floppée volatile de murmures, de regards intrigants et de têtes secouées à son passage. Que les torts objectés fussent fondés ou non, formulés ou non, chaque Dereuil en faisait les frais. Dans quelques cas, bien que rares, l'aversion montait de deux, voire trois degrés, jusqu'à se présenter comme de réelles intimidations. Liliane se souvenait de ses frissons dorsaux, ouvrant ces lettres sans adresse, découvrant ces contenus résumés à une feuille de papier maculée de rouge. Ces effroyables messages. Les locaux, des « On » indistincts, les accusaient... un peu de tout, en vérité. D'un enfantement diabolique, d'une responsabilité de premier ordre dans le malheur d'une jeune fille, voire de tous les maux du Monde. Partant, ces "on" les sommaient de quitter Notre Dame. De mettre fin à leurs jours, pourquoi pas ? ils n'auraient manqué à personne.

Une fois, une illustration de ces menaces avait été entreprise par quelque individu plus audacieux ou revanchard que les autres. Alors qu'elle s'en revenait du marché, après ses deux heures de courses hebdomadaires, Liliane s'était effondrée en descendant de voiture, face à la maison. Sur sa porte d'entrée, grossièrement cloué, le cadavre d'un corbeau maladif achevait sa décomposition. Punaisé à son départ ; les vers avaient déjà infesté ses orbites. Plainte avait été déposée au commissariat, seul lieu où Liliane avait recouvré un ersatz de sentiment de sécurité, la vue d’uniformes amidonnés aidant. Cette visite avait toutefois été de courte durée. La présence d'un Dereuil pétri d'un grief à faire valoir y avait été accueillie comme le paroxysme de l'ironie, par extension comme un sujet idéal de moqueries chez les agents. Les masques étaient vite tombés, de même que les simagrées censées déguiser le mépris policier pour la pauvre, pauvre mère Dereuil : « Ah là là là ! Mais c'est que c'est vraiment pas délicat tout ça. Les gens, j'vous jure, qu'est-ce qu'ils ont dans la tête ? Ah c'est moche, ça pour sûr c'est moche. C'est à se demander où ils sont allés pêcher ce goût pour le harcèlement. Vous l'savez, vous ? Ouais bon… ben on va peut-être pas en faire un plat, après tout, y'a pas mort d'homme, hein ? » Les oscillations discordantes du timbre de voix avaient rétrocédé la scène à un registre plus grave lorsque l'officier avait invité la plaignante éconduite à regagner son domicile, corbeau ou pas corbeau. « Et on ne vous dit pas " à bientôt ", n'est-ce pas ? »

Ainsi allaient les choses : les hommes les avaient abandonnés, Notre Dame les avait abandonnés, le Monde les avait abandonnés. De là à ce que leur Dieu en fasse de même… À ce jour, Liliane n'était plus en mesure de croire que, tout là-haut, sur son tapis de nuages, Lui-même les reconnaitrait encore comme siens ni qu'Il ferait preuve de clémence à leur égard.
Mourir sans Dieu ; même les Dereuil ne méritaient pas un tel traitement. Cela, Liliane l'espérait, mais ne l'aurait plus juré.

Frotte, frotte…

Depuis, se hasarder hors du pavillon représentait une épreuve, qu'elle craignait de voir se solder par un malheur dont aucun d'eux ne se relèverait. Craignait que la rage ne l'emporte sur le bon sens de ses amis et voisins, aveuglés par une présomption de culpabilité qui ne se justifiait pas. Qu'un jour elle ne se fasse égorger en regagnant son véhicule. Égorgée, laissée à baigner dans son sang, comme la petite Gabrielle.

Qu'est ce qui avait bien pu passer par la tête de cette sombre idiote ? Quel désordre, quelle confusion avait-elle contribué à créer ! N'eût été son penchant naturel pour la tragédie la plus morbide, que Liliane n'appréciait déjà guère à l'origine, ce geste se serait presque interprété comme une mesquine vendetta dirigée contre Antoine. Elle en avait fait un fautif parfait, celui qui à distance avait guidé la main. La justice l'avait blanchi, il y eût de quoi s'en réjouir, si les villageois s'étaient rangés à « l'opinion » judiciaire. Mais le doute persistait, et de ce doute avaient naquis les pires réclamations, dont celle de la tête du coupable idéal encore en liberté. Si tenace, la conviction de sa culpabilité n'avait pu s'arrêter à l'aveu d'impasse des policiers, un manque d'éléments à charge n'équivalant en aucune façon, pour les justiciables, à l'existence d'éléments à décharge. Les Islemortois ne pouvaient s'en tenir à un suicide, alternative moins séduisante que l'idée d'un criminel à lyncher et l'opportunité de se faire juge soi-même. Il leur était si commode d'haïr l'individu que personne n'avait jamais porté dans son cœur ; cette tragédie permettait de conforter chacun dans sa rancœur.

Y compris Patrick, pour quelque raison demeurée insaisissable, que Liliane ne s'aventura pas à lui soutirer, inutile de prendre de tels risques. Quoi qu'il en fût, Patrick pouvait haïr et dénigrer autant que cela lui chantait, le fait demeurait le fait, et Antoine restait leur fils, aux yeux de la loi et à ceux de leur Seigneur.

Non-seulement Liliane s'accrochait-elle à cette vérité, mais n'hésitait plus à l'invoquer en elle-même. Elle pardonnait et motivait tant de choses, même les plus folles, à l’instar de son inébranlable amour maternel. Elle l'aimait. C'était plus fort qu'elle, cela venait de l'intérieur, derrière le nombril. Avec Antoine, c'était une part de l'être, de la chair et des os de la mère que l'on avait subtilisée. Retirer l'enfant du ventre, soulever tripes et trancher dans le tout, passe encore ; le cordon coupé pendait encore, invisible, entre leurs deux corps. Scier ce cordon, et la mère se vide de ce qui lui reste de sang.

Cependant (puisqu'il était encore une subtilité), si cette affection n'attendait plus de preuve pour se voir reconnaître, sa dispensatrice se devait autant de constater en retour que l'objet de ses sentiments n'allait pas sans son lot de péchés, dont une certaine tendance à la brusquerie, pour ne pas parler de brutalité pure et simple. Et d'un jeune homme bourru à un harceleur qui s'ignore, peu s'en fallait, si peu.

Ignominieuse pensée qui, chez Liliane, avait creusé son chemin, encore que cette dernière s'escrimât à la combattre, voire à en reporter éhontément la responsabilité. Cela dit, il était toujours une réalité pour s'imposer à elle : Antoine avait hérité de nombre de caractéristiques purement paternelles, plus qu'elle ne l'avait soupçonné. Impossible à ce jour de nier plus longtemps ce truisme : outre la ressemblance physique, qui de jour en jour allait grandissante, il faisait étalage de pléthore de traits de caractères propres à Patrick. Ce qui n'avait, en soi, rien d'anormal. Un constat aux origines animales, à ce que Liliane avait cru comprendre, et résultat d'un stratagème de la Nature censé empêcher les mâles de rejeter leurs enfants. Ou de les manger. Troublant, mais pas moins ingénieux.

Fort de son statut de modèle masculin, Patrick avait mis un point d'honneur à encourager Antoine au mimétisme. De son vivant, Gabrielle avait eu à endurer les valeurs transgénérationnelles des mâles Dereuil. Liliane en était persuadée, d'autant que les indices ne manquaient pas. Plus d'une fois avait-elle eu l'occasion de surprendre, en provenance de la chambre de son cadet, les cris de la jeune fille, entre les aigus de la douleur et les graves du plaisir ; leur ressemblance prêtait à confusion. Sévère punition ou déviantes distractions, elle n'était parvenue à trancher, n'avait jamais désiré le faire. Le sujet des ébats de son enfant, son Antoine, se voyait refuser l'accès à sa psyché. Imaginer cette intrue et étrangère à la famille autant qu'à leur sainte Nation poser ses mains crayeuses là où seules celles d'une mère devaient œuvrer, dans l'ordre naturel des choses. Hors de question.

Je m'égare, je m'égare. Allez, reprends-toi, c'est fini tout ça maintenant. Fini. Plus aucun bruit, aujourd'hui, pour ébranler les murs, plus de ces coups sur la chair féminine ni de ces cris redoublés.

De fait, si la déception post-amoureuse avait accordé une totale expression aux penchants d'Antoine, la rage aurait sans nul mal pu supplanter la raison. Patrick en aurait été capable, alors, Antoine…

Un vilain gâchis. Toutes ces épreuves, pour une relation longue d'à peine… Combien ? Quatre ou cinq mois ? Insupportable gâchis que Liliane haïssait autant que sa cause et raison première, cette elle. Ce n'était un secret pour personne : Liliane Dereuil n'avait jamais éprouvé de particulière tendresse pour Gabrielle. Bien sûr, la fille Sirinelli, un bon parti de bonne lignée, jouait de ses dehors distingués. Une fille racée… Racisée ? Cette putain de ritale… et mignonne avec ça, enfin si on les aime pâlichonnes et névrosées, mais… Je te connais, toi, demoiselle. Ton petit jeu ne trompe personne. Je sais ce qu'on dit de toi ! Dans une localité où l'on dénombre moins de cent adolescents, elle-même implantée dans une zone rurale ne comptant qu'un seul lycée, les médisances vont bon train. Comme la trainée de poudre, elles se propagent et glissent sous les portes des logis. Et elles sont féroces, elles en avaient dressé les poils des avant-bras de Liliane.

"La fille Sirinelli assiste à des orgies", "La fille Sirinelli en est à son troisième avortement", "Elle s'adonne au saphisme"...

"Le père Dereuil se tape la grosse Marie-Claire."

Reprends-toi !

Une débauchée, des pratiques d'une morale unanimement blâmable. Sans compter une appétence non-démentie pour l'Art, en particulier la littérature, détail certes anodin mais qui avait alarmé Liliane. Aux yeux de cette mère au foyer du milieu du XXe siècle, individu d'une autre vie, une femme qui lit, une femme cultivée, est une femme intelligente ayant développé un esprit critique dégagé de son ingénuité naturelle. Elle est un être sournois, trop proche de l'homme pour être honnête. Trop de pouvoir, entre des mains douteuses. Tes mains si blanches, si sales. Tu salies tout, tu gâches, taches tout, et même ceux que tu touches.

Frotte, frotte, frotte…

Jusqu'où la noble Gabrielle Sirinelli aurait-elle eu l'audace de pousser l'abjection ? Quelle bassesse pour satisfaire à ses désirs tordus, insidieuse gitane mal blanchie ? Batifoler avec le premier venu, jouer de ses charmes pour obtenir n'importe quelle espèce de faveur. Qui sait, peut-être serait-elle allée jusqu'à séduire Maxime. Ou pourquoi pas Patrick ? Crainte somme toute plausible ; ce dernier n'avait jamais relevé le mal en elle, s'était contenté d'admirer sa beauté, non sans se fendre de plaisanteries de goût curieux : « Comment une tête de con comme lui a réussi à se dégotter une si jolie nénette ? » Ces mots avaient laissé Liliane perplexe. En dix-neuf années de mariage, avait-elle appris à lire les gestes et déclarations de sa moitié, savait dès lors que ces paroles prononcées sur le registre de la légèreté étaient suivies de pensées on ne peut plus sérieuses, car dans ce qui ne se disait pas dormait la vérité. Liliane devinait quel genre de réflexions macéraient au fond du crâne de l'homme mûr : « Ah, si j'avais vingt ans de moins, dix ans de moins, peut-être même juste cinq… J'en aurais bien fait mon quatre heures, de cette jolie d’moiselle. » Se faire posséder par le mari et le fils, consommer l'ignominie et porter le cocufiage en parure sous le nez de sa rivale, la pauvre matrone. Liliane était convaincue que Gabrielle, sale petite garce, s'y serait essayée. Rien ne devait être laissé au hasard avec une telle fille.

Au cours de l'idylle adolescente, Liliane s'était jurée de rester sur ses gardes, et s'il lui était arrivé de surprendre malgré elle le spectacle d'Antoine en train d'enlacer cette… Salope ! … cette intrigante, jamais n'avait-elle su réprimer sa leçon intérieure : Elle va te faire du mal, mon garçon. Cette fille, c'est pas Maman. Elle sait pas t'aimer comme il faut. Une fille comme elle, ça ne fera jamais une bonne épouse et sûrement pas une bonne mère. À cette idée fixe elle s'était accrochée, au point de refuser d'envisager son cadet en compagnie d'une pareille arriviste devant l'autel, moins encore devant un couffin. La potentialité d'accorder à la débauchée le privilège d'élever les enfants de son fils faisait remonter un désagréable fourmillement dans son ventre.

Béni fût le jour de leur rupture. Elle l'avait accueillie dans un soupir de soulagement, encore que cette annonce ne fût pas pour l'étonner, pas plus que ses causes, qu'Antoine n'avait longtemps tues. Les cachoteries, le double-jeu et ces hommes qui, comme la mouche sur la viande, tournaient autour de la dévergondée. Qui avait raison ? Une mère, si elle croit mériter ce titre, doit sentir ce genre de choses. L'instinct de Liliane ne lui avait pas fait défaut. N'avait-elle juste envisagé d'aussi néfastes répercussions ; une erreur idiote, qui rejoignait celles d’un Antoine amoureux et tout aussi idiot.

Idiot, pour autant elle n'en aimait pas moins, ne l'en aurait jamais moins aimé, jamais moins aimé…

Maman t'aime, même dans la colère, même sous la terre.

Maman t'aime, n'aimera toujours que toi.

Maman t'aime, plus que quiconque ne saura le faire ;

reste à moi, pour toujours Maman t'aimera.

Pour toujours…

Frotte, frotte, frotte, FROTTE !!

La friction de l'éponge s'intensifia, soulevant plus de mousse que le bac ne pouvait en contenir. Beaucoup trop de mousse ; le détartrant était de mauvaise qualité. Sous l'eau brûlante, le branle des mains enflammait les articulations. Douloureux, rébarbatif, dégradant, même pour une femme, il était un labeur dont Liliane ne retirait rien. Cette sotte dévotion maritale, cette infériorité corrélative, dans laquelle elle s'était enfermée depuis près de vingt ans de mariage inégalitaire, aujourd'hui les regrettait-elle, et ce regret allait s’amplifiant à mesure que croissait sa conviction profonde, celle que le comportement de Patrick avait campé le rôle de principal responsable dans l'attitude de son fils et sa prétendue faute. « Prétendue » ? Va savoir, ma pauvre Liliane, va donc savoir…

Pestant dans sa barbe, elle poursuivit le mouvement. Avant, arrière, avant, arrière, froufrou rêche et grattement pugnace que rien n'endigue, auquel rien ne se soumet. Les taches s'étaient installées, étaient décidées à rester, et faisaient peu de cas des torrents chauds les baignant comme de l'acidité du produit. Souillures collantes, stigmatisantes, pareilles à un scandale qui à la peau attache et marque. Liliane maudit ce blanc moucheté de gras, plongea et récura, dans l'espoir suppliant de retrouver, à force de persévérance, la pureté originelle de cette vaisselle bon marché. Allez ! Tu vas partir, bon sang ? L'écume parfumée hissa sa mousseuse sécrétion jusqu'aux coudes, pour mieux détremper les manches du gilet qui y bâillaient. L'humidité imprégnant sa peau déclencha chez Liliane un frisson qui lui remonta les avant-bras jusqu'aux épaules. C'est que mars pouvait se montrer féroce, à cette heure de la nuit. Le printemps, de si douce figure, cachait un bien vilain tempérament.

Une main enroulée autour de son biceps endigua la progression de cette fraîcheur malvenue. Elle avait gagné le membre avec la discrétion d'un serpent sur un lit de feuilles, ne répondait pas à la balourdise typique de Patrick, quoiqu'une surveillance rapprochée de la bonne exécution du travail exigé n'aurait pas détonné dans le paysage patriarcal. Aucune violence ni insistance ne se dégagèrent de ce geste, et ce fut la paix au cœur, les yeux tout à son bac, que Liliane accueillit cette chaleur venue ceindre son corps engourdi.

— C'est gentil, souffla-t-elle sans se retourner.

La main de Patrick gagna son épaule, empreinte d'une même pression consolatrice. Elle soutenait, accompagnait le mouvement plus qu'elle ne le pressait. Cette soirée serait donc de celles, assez anecdotiques, où s'exprimerait leur engagement marital.

— Je finis ça et on pourra aller au lit.

Et le geste de se poursuivre, plus haut, plus délicat. Les doigts soulevèrent un bouquet de mèches d'un blond usé aux fins d'en ourler l’oreille. Suivant le galbe du pavillon, ils glissèrent avec l'élégance de ceux d'un pianiste jusqu'à l'arrière de la nuque, qu'ils contournèrent en vue de joindre le profil fondu sur l'os de la joue dont ils prirent le temps de flatter le velours épidermique. Si tendres et addictifs. Qu'elle la rudoyât ou la cajolât, depuis toujours cette main dirigeait Liliane. Il en serait ainsi jusqu'à la poussière du caveau, celle du corps ayant fait ses heures. Dix-neuf ans. Celui de Liliane avait tout oublié de son autonomie.

Baignée de la sensation douce-amère que les attentions de son époux lui inspiraient, elle se souvint de l'implacabilité du pourquoi. Pourquoi affronter la honte et la crainte, pourquoi de cette férule ne jamais se libérer. Pourquoi à renouer avec son nom ainsi que sa liberté de jeune fille, puis démarrer une nouvelle vie vers un ailleurs dont elle ne connaissait rien, son plus jeune fils sous le bras, devait-elle renoncer. Reprendre la route, son indépendance, son autorité, autant que son destin en main ; pour la quinquagénaire multipare sur le retour, émondée était la raison, trop pour rappeler à soi ce sur quoi les âges avaient jeté le voile. En dépit des épreuves, plus que Liliane ne tenait à son foyer, son foyer la tenait entière. Il participait de son existence. Comme ses fils, auxquels elle avait légué une part de son âme, la consolidant par ce moyen dans son être, celui de mère avant de femme, avant d'humain. Et pour ultime point d'ancrage : Patrick. N'était-ce pas juste ? Un faible effort de franchise conduisait à admettre que ce dernier lui avait tout offert, bon ou mauvais gré, de son statut marital et social à son toit, à ses enfants. Renoncer à l'homme eût induit de renoncer au reste, une forme d'honnêteté conditionnée le soufflait à l'oreille de Liliane. L'espoir engendre l'espoir, fût-il menteur.

Eût-il été possible pour elle d'un beau jour, par la grâce de cet attachement contraint, redécouvrir l'amour sincère qu'elle avait pu autrefois lui porter ?

En attendant, s'en tint-elle à la douceur de la main. Douce, peut-être trop. Cette tendresse inconnue à sa peau échaudée l'enjoignit à la répudier à contre-cœur pour retrouver les premiers instincts d'un chien maltraité. Ça sent bizarre. Le dépôt humide, la texture rugueuse des doigts, et cette odeur… L'odeur métallique fit dévier son regard. Elle porta ses pupilles rétrécies à leur maximum, plus étroites que le chas d'une aiguille, sur la source des émanations. Vit alors le gant.

Les doigts noirs couverts de sang. Ce sang qui lui dégoulinait le long du menton et partait s'égoutter au fond de l'évier. Le sang teintait l'eau du bac.

Elle n'eut pas le temps de reprendre son souffle à la stupéfaction épouvantée ; sur sa bouche la main de cuir se referma en une coupe étouffante, et un éclair de douleur lui frappa le dos. Sous l'effet du choc, tous ses muscles se contractèrent. Elle en lâcha éponge et assiette, à la table murale renvoya ses mains vides. Comme elle se cambrait, cramponnée au plan de travail, s'ensuivit un deuxième, puis un troisième et quatrième coup. Heurts silencieux dans la pénétration, spongieux dans le retrait. Déchaînés, indénombrables, ils s'acharnèrent sur l'échine avec la passion d'une rage tenace. Les jambes de Liliane faiblirent à mesure que la douleur gagnait ses organes, ce poison mordant et pulsant. Sur le feu de ses plaies, flotta l'haleine glacée du vent nocturne, filtré par le montant mal enchâssé des fenêtres œil-de-bœuf. Par ces yeux, le vent observait, par l'embrasure soufflait son mépris. Il imprégna les rosaces humides qui avaient entamé leur processus de germination à la surface du gilet performé.

Un prodigieux étourdissement. Ses doigts se raidirent, ses lèvres bleuirent. Plus d'oxygène avalé. Elle se sentit s'appesantir sur ses tibias, s'affaisser sous un poids nouveau, inhumainement lourd. Pataude, ankylosée, trop dense pour que brillât encore l'aura de sa douleur. Si bien que de la souffrance ne resta bientôt que l'épuisement, et Liliane, comme sortie de son corps, se regarda tomber en avant dans un mouvement décomposé. Dans les profondeurs du bac, sa tête plongea.

Matthieu retira son arme puis recula de deux pas, se dégageant la plus belle vue qui fut. Emportée en arrière, Liliane avait quitté l'évier, glissé sur le plan de travail jusqu'au sol, accroupie sur ses rotules. Dans son écroulement, son corps ne s'était pas cassé dans une succession d'angles ou d'arêtes. Pareil à un ruban de soie, il avait coulé sa forme, dans l'espace esquissé un S lascif et évaporé. Liliane, prostrée à terre, sa dépouille à angle droit avec la haie de placards, exposait à la lumière du plafonnier son dos troué. Quant à sa tête mouillée, soutenue par la miséricorde du meuble bas, elle s'égouttait en étangs d'un pourpre dilué, offrant au rose du carrelage une occasion de redécouvrir ses teintes d'origine.

Sans s'inquiéter d'un retard sur sa croisade, Matthieu observa un temps de contemplation sardonique. Si la vie ne l'avait encore quittée, ce n'était l'affaire que d'une demi-dizaine de secondes. Durant l'exécution, elle n'avait pas cherché à lutter, s'était rendue, sans mot ou geste avait abdiqué. Il ne s'agissait pas d'une contrition, Matthieu le pressentait ; peut-être d'une forme de résignation, peut-être de l'expression d'un soulagement. Si elle l’avait regardé, accueilli la lame en pleine poitrine, elle l’en aurait remercié, et lui aurait été désolé de ne l’avoir fait plus tôt.

Cette hypothèse enlevait tout son panache à l’exécution, rendue à de la charité de fossoyeur. Sans intérêt.

Enfin, peu lui importa. Le résultat primait sur ces menus détails. Lorsqu'il eut terminé de la préparer, il l'abandonna à son point de chute, satisfait. Il entama la traversée en sens inverse du salon, avant d'arrêter brusquement sa course. Avisa en bout de pièce, dans la lumière du téléviseur, le petit, tout petit visiteur qui l'observait en retour.

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