Agnus Dei

17 minutes de lecture

Rapport de police N°3, commissariat de Notre Dame d’Islemortes

Rapport de police 832-1997

relatif à la découverte de cadavres au 14 traverse de L’Infidèle, établi le 01/04/1997

. Le corps n/03 a été retrouvé dans le salon. La mort est due à une unique incision verticale dans son abdomen, ayant coupé net les organes internes (…)

*

Silence.

Silence.

Les tibias râpés.

Silence.

Un coup sur la rotule gauche. Glissement à droite, un coup sur l’autre genou. Recommencer, les tibias râpés.

Silence.

Se baisser, coller le dos au mur. Se gratter les épaules au crépi. Se baisser encore plus et sentir la douceur de la tapisserie. Marcher en crabe, le pied bien écarté de l’autre.

Sifflement hachuré.

Passer sous le feu de l’écran, ravaler au mieux son ombre projetée. Rétrécir, rétrécir encore, le temps de longer le dernier mur. Derrière son fauteuil, tout ira bien, il ne remarquera rien.

Sifflement constant.

Dans la ligne de visée du téléviseur, s’abaisser au maximum, puis viendra le plus difficile : quitter le mur et obliquer vers la cuisine. Les orteils soudés à la carpette, les bruits des pas absorbés par son tissage. Aucune réaction… Non. Rien pour secouer le fauteuil.

Sifflement.

La cuisine comme point de mire, avec sa lumière jaune tamisée ; accélérer la cadence, les talons toujours aussi légers. Avancer encore.

Sifflement.

S’arrêter.

Silence.

Face à l’homme à contre-jour.

*

Il ne devait pas avoir plus de trois ans, en juraient sa petite taille ainsi que la grenouillère que Matthieu lui avait toujours connue, cette chose verte et informe semblable à une mue de crapaud. Trois ans… À moins que ce ne fut quatre. Oui, peut-être quatre ans, à la rigueur. Dans l'imprévu et la confusion, la mémoire de Matthieu venait à s'obscurcir. Qu'est-ce qu'il fout en bas ? Merde !

Statique, le jeune Nicolas le lorgnait depuis l’aile gauche du salon, à une dizaine de pas de son père. De cette place, et par son champ de vision restreint, il n'avait remarqué le corps englué dans sa mue cramoisie, au fond du siège. Pour lui, Papa dormait encore. Seul l'étrange individu sorti de la cuisine captait son attention infantile.

Raison de sa présence : la soif, stimulée par son dernier repas, pitance composée de mets à haute teneur en sodium capable d'assoiffer même un chameau. Maman cuisinait toujours trop salé. Un besoin irrésistible l'avait encouragé à braver l'interdit paternel, celui de ne quitter sa chambre une fois passé l'heure du coucher, à descendre le grand escalier une marche à la fois, sur les genoux, mû par une lente diligence. Ses enjambées masquées par les intarissables vociférations du divertissement télévisuel, il était arrivé avec une discrétion feutrée.

Nonobstant son âge, Nicolas avait appris à tromper la vigilance de son père, savait comment se faufiler jusqu'à la cuisine quémander un verre d'eau minérale. L'eau du robinet, comme celle qu'il puisait à la salle de bain, avait un goût calcaire, râpeux sur la langue. Trop dure à boire, il préférait celle d'une bouteille, celle que Maman achetait au supermarché. S'il entendait respecter le caractère exceptionnel de cette transgression, il ignorait pourquoi ces précautions s'avéraient nécessaires. Tant de bruit et de colère pour un simple verre d'eau. Pourquoi Papa s'énerve pour si peu ? Pour de l'eau. Tout au plus comprenait-il que la récente augmentation de la fréquence de ces emportements était en lien avec le départ d'Antoine, dont il ne connaissait pas la situation actuelle, en tout cas pas dans le détail. Au vrai, il ne se souciait pas d'en apprendre davantage. Papa criait plus, Maman pleurait plus, et c'était de la faute d'Antoine ; il n'y avait que cette combinaison de données pour s'imposer à sa conscience de petit garçon.

La cause de cette absence prolongée ne le peinait ni ne l'intriguait. Nicolas n'aimait pas Antoine, pas aujourd'hui alors qu'il était parti, pas avant quand il était encore là. Antoine le méchant, Antoine celui qui bouscule, celui qui insulte, qui tape et puis qui rit, et puis qui rit plus fort quand on pleure. Parfois qui retape si on pleure. Lorsque sa mère lui avait expliqué, au moyen du jargon édulcoré d'un adulte s'adressant à un enfant, que ce dernier ne reviendrait pas à la maison, Nicolas s'était enquis d'une indiscrétion teintée d'une sournoiserie peu commune pour si jeune âge. Il lui avait fait signe : « Pour longtemps ? », « Peut-être pour toujours. » Dans sa réponse, les mains de Maman avaient tremblé. Le visage fermé, il avait hoché la tête, gardant pour le climat intimiste de sa chambre l'entière expression du ravissement que cette annonce lui inspirait. Si la tristesse de sa mère ne lui avait échappée, elle ne s’était pour autant communiquée à son être minuscule, aussi hermétique que la poutre d'acier quand il était question de son frère autant haï que redouté. Mais parce qu'il était un brave garçon, de ceux qui n'aiment pas voir leur mère pleurer, parce que Maman pleurait souvent, et plus encore ces derniers jours, à ces larmes avait-il cédé et d'un geste empressé signifié que ce drame le touchait aussi. Chez Liliane, des sanglots avait émergé une sorte de gratitude maladroite, en la forme d'un sourire de guingois, lequel avait suffi à éclairer l'âme du garçon.

Tordu ou droit, le sourire de Maman comportait cet effet magique de chasser les monstres de l'ombre. Une lampe-torche fantastique. Nicolas avait besoin de le voir, encore plus ces derniers temps, alors que tout faisait si peur ici.

Depuis plusieurs semaines, il avait observé aux heures tardives un bien curieux mais non moins inquiétant phénomène. Si le chagrin venait à épargner pour un temps la figure de sa mère, celle-ci optait, le plus souvent en cuisine, pour un retrait silencieux au cours duquel elle restait à scruter la crédence, aussi raide qu'un piquet. Ses mains s'acharnaient de longues minutes en petits cercles sur une assiette mouillée ou touillaient un fond de sauce déjà trop réduite et fichue, le mouvement décomposé, celui des automates de fête foraine. Le phénomène s'amplifiait, Nicolas l'avait relevé ; il débordait au-delà des frontières de la maison. Environ une semaine auparavant, Liliane avait sombré dans une même inertie songeuse pour la première fois en public. C'était à l'Agnus Dei. Tous deux s'étaient mêlés aux badauds, au milieu d'une foule de cris enjoués parfois freinés par des regards méfiants à leur intention. Frappée d'une subite catalepsie, Liliane avait serré la main de Nicolas. Dans son évasion mentale, son cerveau s'était dissocié de sa poigne. Les doigts pressés, pressés à blanchir, à craquer, à faire mal. Si l'enfant n'avait insisté, et par de vives secousses extirpé ses doigts, elle les lui aurait brisés. Pas exprès, Maman était tout sauf méchante.

Qu'avait-elle vu à travers les haies de visages exaltés et fleurons de bras lancés en l'air, désireux d'attraper leur part de serpentins rouges ? Ses iris se portaient devant elle, on eût pu imaginer qu'elle admirait, interdite par tant de faste, les chars battant le pavé. Il y en avait tant eu, de toutes les couleurs, enrichis de gerbes et guirlandes florales bariolées ; procession de taches criardes sur le paysage rural aux tons pastel. Maman profitait du spectacle ? La « Sainte Carcasse », ainsi que la désignaient Antoine et Maxime, malgré son caractère imminemment religieux, ne laissait jamais de fanatiser les observateurs, bigots ou païens, de par ses mises en scènes aussi époustouflantes qu'éprouvantes, comme sa symbolique à la limite du macabre, qui depuis fort longtemps avait obtenu la primeur sur la dignité sévère du culte. Si la métaphore de la peau d'agneau frangée de ganses et portée en cape le dépassait, Nicolas regardait ces exhibitions comme un évènement certainement festif mais pas moins impressionnant, presque redoutable.

Alors, quand les rubans s'étaient emmêlés dans les boucles blondes de Maman, avait-elle eu peur, un petit peu, elle aussi ? Quelle que fût la réponse, cette rechute avait détourné la crainte de Nicolas envers le cortège pour la dédier toute à sa mère.

Dans ce genre de moment, Liliane semblait déverser sa conscience dans d'autres profondeurs marécageuses ou la jeter à de plus hautes sphères. Partie, pas comme on meurt, mais comme on s'en va. Loin d'eux, rien ne parvenait à la rattraper et ramener au centre de la maison, ni l'eau brûlante sur sa peau ni les bras de son fils autour de ses jambes. Cette contemplation muette, comme si quelque spectre ou démon invisible hantait l'encoignure de la pièce, devait toujours angoisser Nicolas, sans que ses mots silencieux d'enfant ne lui permettent de déceler le réel fondement de son émoi. À quoi cela tenait-il, en définitive ? Ce visage, peut-être, l'air mort de Maman. Ses yeux figés et froids, pareils à ceux des poissons délogés de leur mare et que l'on vient de matraquer, ces globes visqueux et luisants sur lesquels s'imbriquent des ronds dans des ronds, billes de gélatine que la trique s’abattant au-dessus d'elles avec frénésie boute hors de leurs orbites. Des yeux qui sautent, des yeux globuleux sortis d'une tête qui jamais ne crie.

Des yeux de poisson, ou pire : ceux des morts-vivants des vieilles VHS de Patrick, que Nicolas avait ordre de regarder certains soirs sans s'agiter. Il regardait, ne bougeait pas d'un cil. Pourtant, elles lui faisaient peur, ces cassettes. Elles étaient effrayantes, terribles même. Mais Nicolas était coincé : c'était soit affronter l'horreur des images, soit regagner sa chambre mal chauffée. Quitter le salon aurait signifié décevoir Papa, et on ne voulait pas décevoir son papa, Oh non…

Devant l'abime des yeux de sa mère, un faux dilemme analogue se présentait à lui : réprimer au seul moyen de sa force enfantine l'envie de fondre en larmes, ou provoquer la colère de son père. Se laisser aller au sentiment, surtout celui de la tristesse, aurait inévitablement déclenché une crise chez Patrick. Elle faisait résonance avec un mot : « faiblesse ». Et en la demeure des Dereuil, la pusillanimité n'avait pas place. Ses trois ans ne lui octroyaient à ce titre aucun passe-droit. Cette colère, que jour après jour Patrick laissait éclater, plus effroyable et plus excessive, l’enfant n'avait besoin de l'entendre pour en concevoir l'ampleur ; la simple vue de son père, le visage cramoisi, mâchoire inférieure projetée en avant et veines de sa nuque dilatées, était des plus explicites. Papa était terrifiant, beaucoup plus qu'Antoine ou Maxime, et même plus qu'une horde de zombies sans pupille.

Mais en cette nuit, ce fut une forme de terreur différente qui investit Nicolas.

Il ne savait comment réagir devant cet homme. Son visage caché sous un voile opaque, Nicolas ne le reconnut pas, encore que son identité ne fît aucune réelle différence. C'était un homme, plus petit que Papa, plus fin que lui aussi, mais tenant un grand couteau pointu. Celui des parties de chasse ou de pêche, celui qui coupe juste en le regardant et qui tranche le ventre des animaux et en retire la saleté rose. Du sang, des morceaux de peau, de viande ; l'homme en avait partout sur les mains et la poitrine.

La vision de cet intrus sans visage ni mot dans la bouche, s'acheminant vers lui avec une lenteur somnambulique, sonna une silencieuse alarme au fond de sa tête d’enfant. Il approchait, tenait un couteau, et pire que tout : il était l’Homme Noir. Papa le disait, plutôt le signait souvent, sans plus de détails : « Tout le monde doit se méfier de l’Homme Noir. » Le raccourci n’en était que plus simple pour le benjamin Dereuil : l’Homme Noir égalait à un grand danger. Chevilles faibles, front brûlant, cœur battant dans la gorge ; se savoir seul pour l’affronter acheva d’enraciner Nicolas dans sa peur. Que l’Homme Noir eût pénétré son territoire, qu'il s'imaginait inviolable, ne lui causa qu'un trouble mineur, en revanche, rien, pas même l'arme, pas même le sang, ne lui permettait d'admettre l'absence de ses parents alentour. Où ils sont ? Papa ne quitte pas le fauteuil, il reste tranquille, à regarder la télé. Quant à sa mère… Maman est dans la cuisine. Je l'ai vue, j'ai vu son dos. Elle bouge pas, elle est par terre dans la cuisine et son dos est tout taché. Maman ? Tenter par de hauts cris de les ameuter aurait pu être envisagé, si un cri avait été à même de prendre naissance en sa gorge. N'eût été cette tare que, sur l'instant, il maudit, la détresse au cœur.

En désespoir de cause, et voyant l'homme poursuivre son avancée, il lui signa de ne pas lui faire de mal. Une initiative qu'il réitéra par trois fois, et l'autre avançait encore.

Nicolas recula précautionneusement, conservant dans son champ de vision l'intrus qui ne parut pas s'inquiéter de cette minime retraite. Lorsque la distance entre eux fut assez grande pour lui inspirer un début de sécurité, il pivota et se précipita hors du salon avec la vélocité mesurée que ses courtes jambes lui accordaient. Il gagna l'entrée, passa en revue les issues. Son regard bondit d'un bout à l'autre de la pièce : droite, gauche, en haut ! Les escaliers. Max ! Lui il pourra m'aider. Il le fera si je vais taper à sa porte. La difficile ascension des immenses marches l'en dissuada. Trop de temps de perdu. À défaut d'appeler Maxime depuis le rez-de-chaussée, il entreprit de l'interpeler par une succession de coups, lança son poing de la taille d'une mandarine contre le claustra. Des sons trop faibles, avalés par le bois du mur, ils échouèrent à déployer leurs ondes jusqu'aux oreilles désintéressées de l’aîné. Face à cette débâcle, Nicolas porta son regard par-dessus son épaule. L'homme n'était pas arrivé jusqu'à lui, mais son ombre menaçante s'étalait le long du dallage illuminé. Il venait, porté par une oppressante détermination, ne prenait pas la peine de presser l'allure, comme s'il était par avance certain de le capturer. La maison s'étrécit, devint petit cercueil, petite boîte, petit piège, une souricière.

Devant la porte d'entrée, Nicolas détacha ses talons du sol et se percha sur la pointe de ses orteils. Il tendit les bras au-dessus de sa tête, aussi haut et loin que possible, jusqu'à sentir ses muscles atteindre les limites physiques de leur capacité d'étirement. Arriva à agripper les bords de la poignée dorée. Elle glissa sous ses doigts, bascula d'abord avec réticence, puis, à l'issue d'une rotation, finit par retirer le verrou récalcitrant. Sentant le loquet céder, il tira du plus fort qu'il put. Un dernier effort, juste un dernier. Fermé.

Il insista. Ses extrémités pressées contre le métal commencèrent à pâlir, ongles et phalanges d'un même blanc, comme un gant de latex. Le vantail frappa contre le cadre, fit trembler le linteau au-dessus de sa tête. Il demeura désespérément clos. En vérifiant l'espace qui séparait le mécanisme du jambage, Nicolas comprit qu'un second pêne dormait encore au fond de sa gâche. Et sur le buffet poussiéreux de l'entrée, plus aucune trace des clefs. Je peux pas sortir.

Il s'écarta de la porte, son rythme cardiaque affolé, petite bête véloce cachée derrière son plexus. S'écarta et contempla la planche à travers les larmes qui lui emperlaient les cils. À sa droite, gangrénant le papier peint décrépi, les tentacules ombrés convergeaient. L'Homme Noir avait quitté la pièce à vivre et se tenait maintenant debout près de l'entrée. Le couteau ensanglanté n'avait pas quitté sa main, mais tout laissait à penser qu'il n'avait pour intention de s'en servir dans l'immédiat. Un jeu ; la traque prenait des allures de chasse. Le prédateur préfère prendre son temps, il s'amuse, attend de voir à quelle absurdité la panique poussera son gibier.

Plus aucune échappatoire. Le dernier réflexe de Nicolas fut de reprendre sa course, de contourner l'homme puis de joindre le cabinet du rez-de-chaussée sous l'escalier. S'y cacher, c'était tout ce qui lui restait. Il trébucha, empêtré dans les replis de sa grenouillère, prit appui sur ses paumes égratignées, se releva. Pantelant et luttant contre les larmes, il tituba jusqu'à la pièce d'eau. D'un rapide coup d'œil, en évalua les trois mètres sur un : une cuvette basse jouxtant un lave-main à la faïence craquelée, posé sur un petit placard à rideaux fleuris, et un haut vasistas qu'il n'aurait jamais pu ni atteindre ni traverser. Rien d’autre. Considérant l'exiguïté du lieu, il choisit de se faufiler à l'intérieur du placard, dans les relents d'eau croupie, puis de tirer sur son corps les rideaux. Ainsi barricadé, Nicolas attendit.

Rester cloîtré lui fut pénible. Aussi petit qu'il fût, il heurtait de la tête et des coudes les planches vermoulues, l'obligeant à imiter la prostration de l'animal. Contre sa colonne vertébrale, le tuyau d'évacuation mâchonné de rouille lui raclait la peau. Ça faisait mal, ça puait la merde et le moisi, mais c’était son abri et il n’en partirait pas, non jamais. Par la mince ouverture entre les pans de tissu, il épia l'intérieur du cabinet : au sol, sur le seuil, le dégradé de lumière se fragmentait à la manière d'un vitrail, entrecoupé par le remous de chevilles derrière la porte. Nicolas porta les mains à sa bouche, y tut les sanglots qui lui secouaient les épaules, bam bam bam contre les planches. Entre ses doigts, larmes et mucus se déversèrent en ruisseaux grumeleux. Il observa le vantail béer, comme une énorme mâchoire sans dent s'entrouvrir peu à peu pour envelopper sa rétine d'un flux lumineux, au centre duquel se découpa la silhouette redoutée.

Dans le plus puissant des silences, l'homme entra. Il s'avança, toujours animé de la même singulière apathie, en direction du lavabo. Bien vite, il ne présenta plus à la vue du garçon que le bas de ses jambes ainsi que la pointe pourpre et recourbée de son couteau. Nicolas ferma les yeux et contre ses narines et lèvres enfonça ses paumes trempées, au point de sentir ses ongles planter leurs arcs tranchants dans ses joues. Le cartilage de son nez pressuré s'écarta de son axe, sur un craquement que l'enfant ressentit plus qu'il ne l'entendit. Un torrent ferreux et corrodant se joignit aux autres fluides, il embourba ses orifices nasaux. Si ardu que devînt l'acte de respirer, Nicolas préférait par mille fois risquer la suffocation plutôt que d'être découvert par l’Homme Noir.

Il va partir… il va s'en aller… Enfermé dans les ténèbres, il se prit à croire que tout s'arrangerait, par quelque sorte de miracle. Dans les films, même ceux qui font très très peur, le petit garçon gagne toujours, il ne meurt pas. Un enfant, ça ne meurt jamais, ce n’est pas fait pour ça. Et en accord avec cette vérité universelle, le monstre, dépité de trouver la salle vide, rebrousserait chemin, il quitterait la maison où jamais plus il ne reviendrait rôder… Allez, s'il te plaît, va-t'en ! Va-t'en, monstre !

… et avant de passer l'entrée, Papa le surprendrait, d'un coup de fusil le tuerait. Il s'en va et tout va s'arrêter.

… et Max descendrait et cognerait de toutes ses forces sur le crâne du monstre qui tomberait raide mort par terre. Et y'aura plus rien.

… et Maman accourrait pour sortir son fils de sa cache et le rassurer par ses baisers et ses câlins. Y'aura plus de monstre. Les câlins si chauds, si doux, de Maman.

Le bruissement du rideau contre ses mollets anéantit ses espoirs.

Il garda ses yeux clos. NON ! S’IL VOUS PLAIT !

Surgie d'entre les tissus, une main le saisit par les attaches du pyjama. Elle l'extirpa du placard, le catapulta sur le carrelage. Sous les doigts brûlants de Nicolas le sol était si froid.

Tremblant sous l'effet d'une indicible horreur, il n'osa se redresser ni relever la tête, qu'il couvrit à nouveau de ses mains. Il resta à terre, le front bas, les yeux cachés derrière un éventail souillé. Les fluides ravinaient ses joues, ourlaient ses lèvres serrées. Plus bas, le diamètre grandissant d'un cercle sombre humectait fibre par fibre l'entre-jambes de la grenouillère. Cela sentait âcre. La peur, la sueur, la pisse.

Silence.

Matthieu prit le temps d'examiner Nicolas. Quel formidable, quel fascinant spectacle que celui de ce petit être sourd et terrifié, en pleurs et en sang, au vêtement détrempé. Pour un peu, la scène aurait compris quelque chose d'attendrissant. Plus de morve et d'urine, et le tableau eût été parfait.

Par un geste faussement paternel, il empalma la tête du garçonnet, la releva en douceur puis laissa courir ses doigts dans les vagues de la chevelure, colline baignée d'un soleil au zénith. Sous le cuir du gant, des reflets rouille imprégnèrent l'or de chaque gerbe de ces fils soyeux.

La course-poursuite, si elle s'était révélée distrayante, n'avait pris Matthieu au dépourvu. Il pouvait concevoir l'essence de cette peur d’enfant, tout autant celle de sa fuite irraisonnée. Nicolas n'était qu'un môme, trop jeune pour comprendre ce contre quoi il luttait ou avoir un jour voulu ce pour quoi il en était rendu à cette lutte. Du haut de ses trois ans de vie, ces combats n'étaient pas siens. Innocent, et déjà tant malmené par la vie. À l'instar des autres membres de sa famille, il avait eu à connaître les maux du rejet, ceux de la colère et de l'ostracisme. S'il était, de par son âge et son handicap, davantage plaint que martyrisé, son seul nom rameutait une haine plus grande, alors déclenchait l'exclusion, sentence sévère et implacable à l'encontre de laquelle nuls appel ni cassation n'existent, pas même au profit d'un enfant.

Exhorté à l'honnêteté par la voix d'une raison impérieuse, Matthieu l'admettait pleinement : les évènements passés n'étaient pas du fait de Nicolas. Il ne partageait rien de la cruauté des siens, n'aurait pu y prendre part, pas de pleine conscience. Sans doute ignorait-il même ce que le Mal ou le Bien, dans leur abstraction sujette à empoignade, impliquaient en ce monde de contradictions mouvantes et éphémères. Innocent, c'était indéniable ; malgré cela condamné à affronter les suites du péché des autres, sans arme pour encore s'en défendre.

Il n'a rien du tout.

Crois-tu qu'il en sera toujours ainsi ? Souviens-toi d'où il vient, de qui il vient.

D'un gracile battement d'ailes, Gabrielle partit se glisser dans le dos de l'enfant, contre son crâne apposa le spectre de ses mains squelettiques. S'il ne put relever sa présence, Nicolas écarquilla pourtant les yeux, comme surpris par le froid venu soudain l'étreindre.

Regarde donc ses yeux. Regarde-les. Ils sont si bleus, si bleus, comme ceux de l'autre.
Il est lui, ils ne font qu'un.

En effet. Si l'on oubliait le lopin hirsute d'épis tapissant la petite sphère osseuse, ainsi que la rondeur caricaturale de ses joues duveteuses, l'on ne pouvait qu'être frappé par la ressemblance entre Nicolas et Antoine. Des traits fins, au dessin impeccable. Matthieu reconnut dans chacun d'eux ceux auxquels il vouait une haine absolue. Avec une incoercible abomination, il redécouvrait ce front haut et convexe, ces immenses yeux ronds d'un éternel azur, cette mâchoire aux angles polis ; à travers sang et morve, ce nez retroussé piqué de taches de son surplombant l'épaisseur gourmande d'une lèvre rosée.

Ses doigts agrippèrent les cheveux à la racine, en direction de son visage voilé immobilisèrent fatalement la tête de l'enfant. Au-delà de la pitié qu'instillaient les orbes oints de larmes, tonnaient en la poitrine de Matthieu les orages d'une implacable aversion, laquelle s'apprêtait à occulter la miséricorde des yeux du dernier né de l'odieuse lignée.

Son nom était Dereuil. Par ce nom, son destin était scellé. Nicolas grandirait et évoluerait en tant qu'homme, le dernier de sa race, aurait alors à se montrer à la hauteur de la réputation des autres mâles Dereuil. À en perpétrer le souvenir méprisant, que son légitime héritage jamais ne vienne à mourir dans les légendes ou esprits des Islemortois. Lui aussi deviendrait un monstre, de l'espèce de ceux qui se plaisent à rabaisser et corriger les femmes trop faibles pour leur résister. Le petit poing à la mollesse de coton se ferait lance de béton, qu'il n'hésiterait à abattre.

Mais est-ce qu'on en est vraiment certains ? Est-ce qu'on ne se trompe pas ?

Qui pour contredire cette sinistre prophétie ? Qu'on le lui dise ! Que quelqu'un lui réponde ! Qui, par Dieu, eût pu assurer Matthieu du contraire ? Une réponse, par pitié, une réponse !…

On peut pas savoir…

Non, on ne peut pas.

Personne ne le pouvait, personne ne savait. En cela, personne jamais ne devait découvrir ce qu'il serait advenu du dernier enfant Dere

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