Chute

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Rapport de police N°4, commissariat de Notre Dame d’Islemortes

Rapport de police 832-1997

relatif à la découverte de cadavres au 14 traverse de L’Infidèle, établi le 01/04/1997

. Le corps n/04 a été retrouvé en haut des escaliers, dans le couloir de l’étage. Impact vertical de lame sous la mâchoire, ayant pénétré le visage sur dix-huit centimètres. Strangulation ayant entrainé un arrêt respiratoire, provoquée par une pression continue sur l’œsophage. (…)

*

Trop de sang ; les doigts glissants. À choisir, il aurait préféré s'épargner les précédentes mutilations. Sur si petit corps, cela ressemblait à un acharnement démentiel, plus qu'à une transcendance. Mais sans elles, jamais la mission n'aurait été complète.

Marche après marche, il gravit les escaliers, trainant sa mélancolie sur chacun des hauts degrés. À l'étage de la bâtisse restait Maxime. Sa présence, bien qu'indispensable, avait de quoi inquiéter Matthieu. Il ne se faisait que peu d'illusion quant à ses chances, confronté à ce mastodonte d'un mètre quatre-vingt-quinze. Aussi déterminé qu'il fût, aussi sûr de lui, commandé par des valeurs inspirées par Éros soi-même, il ne pouvait compter sur ses seules capacités physiques. Bien sûr, il est à reconnaître que, dans l'adversité, sa petite taille eut constitué un avantage, au contraire du handicap présumé. Tout dépendait du cas de figure présenté. À titre d'exemple, elle se révélait un atout en situation d'urgence, car souvent occasionnait un relâchement de la prudence chez les opposants. Convaincus de leur supériorité, celle d'un séquoïa devant un bonsaï, ils venaient à le prendre de haut, négligeaient l'ampleur secrète de son potentiel, au demeurant impressionnant. La victoire se devinait d'instinct, Matthieu n'avait qu'à faire démonstration de la danse de son corps déroulé comme une corde et gouverné par une agressivité canalisée. Se mouvant avec une habileté ophidienne, entre mains et jambes il serpentait, se rendait gluant et glissant, avant d'asséner le coup. Dévastateur. Quelques secondes, et le combat prenait fin.

Il n'en irait pas de même face à un roc tel que l'aîné de la fratrie, qu'un unique heurt ne suffirait à ébranler. Qui plus est, le manque de discernement s'avérait faille impossible à exploiter en l'occurrence, Maxime étant déjà au fait de ses facultés, pour l'avoir vu à l'œuvre. Comme avec Patrick, envisager une confrontation physique directe s'inscrivait comme une tactique suicidaire ; l'individu de taille et force surhumaines aurait envoyé le poing, pour renvoyer Matthieu ad patres.

Peu d'excessivité en ce constat. Maxime Dereuil était un géant de muscles, dont l'animosité avait participé à la construction d'une sordide réputation. L'on propageait depuis bon temps à travers la commune nombre d'histoires à son propos, certaines vraies, la plupart fardées d'exagérations grossières inspirées des frasques de l'aîné Dereuil qu'il était de coutume de ne point édulcorer, afin que ni rancoeur ni méfiance ne s'amenuisent.

Une précaution efficiente : la cruauté du protagoniste lui avait accordé le statut de légende urbaine, récemment corroborée par un mythe aussi terrifiant que faux. Il se passait, de bouche sournoise à oreille islemortoise, le murmure d'un bâtard enfanté dans la contrainte et la menace par la dernière conquête de Maxime. Murmure scabreux dont les voisins n'avaient pas hésité à préempter la légitimité, au moyen de banals ouïe-dires aux airs de preuves, lesquels leur avaient permis de surenchérir. Le tableau déjà fort noirci avait fini défiguré par de plus obscures couches. L'on avançait qu'au cours d'une période indéfinie, « Arf... y'a quatre, peut-être six mois d'ça... ou un an, j'sais plus. », des vagissements auraient émané de la chaumière. « Ah mais ça oui ! On les a entendus, ses cris ! Tous les soirs, tous les soirs il pleurait ! » Des lamentations stoppées tout à coup, un soir où Maxime aurait perdu son peu de constance et d'esprit. « Ça a méchamment gueulé, et gueulé et gueulé, pis y'a eu le crac, pis le p'tit couinement, pis... » Puis plus de nourrisson.

Plus de mère non plus, tant qu’à faire ; il n’aurait fallu laisser un trou dans le récit. Deux, en revanche… Car pour parfaire l’effroyable roman, était assuré, serment inviolable dont les conteurs se revendiquaient, que le lendemain suivant l'aurore, deux monticules de terre fraichement retournée avaient fait leur apparition sur le terrain pavillonnaire, près des haies de buissons pierreux. « Si y'avait qu'ça, mais en plus... » Les nuits où la Lune est claire, que les demeures se parent du châle de l'obscurité, de petits cris resurgiraient depuis ce jardin mortuaire. Presqu'imperceptibles, chétifs et râpeux, comme étouffés par des kilos de terre humide.

Des racontars dont Maxime s'amusait et se revendiquait, jusqu'à en faire sa fierté personnelle. Sciemment tissait-il une brume de mystère autour du sujet, de même que pour celui de la mort de Gabrielle. À ce titre, jamais ne détrompait-il ceux conjecturant son rôle majeur, celui de coauteur ou d'instigateur. Qu'elle s'accompagne ou non d'une condamnation à l'ostracisme, l'aîné estimait que la notoriété nouvelle de son frère se présentait comme un atout pour sa propre réputation, et qu'il n'y avait par conséquent aucune raison valable de s'en priver. « Autant que cette connerie serve à quelque chose ! » Crainte, respect, approbation paternelle, épilogue de la rivalité fraternelle, et pas une moindre retombée judiciaire, le gagnant prend tout. Maxime s'autoproclamait grand vainqueur de la tragédie islemortoise.

De surcroît, il pensait parvenir à capter l'attention de jeunes femmes en mal d'amour et animées d'un ardent Thanatos. En un sens, il ne s'égarait pas complétement ; il était et sera toujours un public pour ce genre de personnage. En l'espèce : de vraies sottes patentées et malléables à souhait, autant incapables de lire ses intentions véritables que les trois premières lignes d'un roman de gare. Maxime en était friand, car celles-ci ouvraient la voie à l'expression de ses pulsions, au détriment de ses réelles préférences, qu'à lui-même il se refusait d'avouer.

Puissant, vicieux, certes, mais ces caractéristiques n'étaient pas exclusives d'un effarant manque de vigilance, parfois d'une totale inconscience parente de la stupidité. Cette lenteur d'esprit, elle était la tare dont Matthieu retirerait sa victoire, encore qu'elle impliquât un effort autant de subtilité que de rapidité dans la manœuvre, afin de ne laisser une occasion à Maxime de se regimber. Un coup, traître et fatal, aucune latence dans le supplice.

Comme Matthieu l'avait pressenti, la porte de la chambre était fermée. Il tendit l'oreille, décela de discrets bruissements de tissu, symptomatiques de froissements de draps encouragés par de lents mouvements. L'aîné profitait de sa retraite en tête à tête avec sa couche solitaire, pour quelque activité indéfinie autre que le repos, l'heure n'étant assez avancée pour favoriser son endormissement. Une déduction qu'appuyaient les rays de lumière fuyant depuis l'interstice à la découpe hasardeuse.

S'il eut été plus accommodant de cueillir Maxime en plein sommeil, l'échec de cette perspective avait été envisagée par Matthieu. Il privilégia une seconde option : l'attaque surprise. Sans conjecturer le succès total de sa stratégie, dont il connaissait les limites, il s'accrocha aux atouts d'une préparation minutieuse ; ils augmentaient drastiquement ses chances. Du reste, se savoir soutenu et accompagné dans cette épreuve comprenait ce fabuleux effet de décupler ses facultés, in extenso sa détermination. Qu'eût-il fait sans Gabrielle ?

La fin de l'acte approchant, il amorça la manœuvre décisive. Dos au mur, il glissa au plus près du chambranle, épinglé au plâtre, ses bras pareils à des ailes entrouvertes, telle la pièce maitresse d'un entomologiste. Une brève déglutition, une pellicule de sueur chassée de sa nuque, puis il leva sa main gauche. De la bosse de ses phalanges, deux coups fluets furent toqués, imitant autant la retenue polie que le besoin, semblable à ce qu'aurait exprimé un parent en demande mais toujours soucieux de respecter l'isolement de son enfant. Le tapotement de Liliane. L'espace d'un instant, il ne releva pas de changement notable dans la rengaine nocturne jusqu'ici entendue : le silence dominait, à peine saccadé par les froufrous rêches du linge de lit. Fallait-il en conclure que Maxime hésitait, ou s'était assoupi ? Ou bien la prudente avancée de Matthieu avait-elle péché par excès de zèle ? Réitérer son geste n'était pas pour le perturber, il n'aurait qu'à y mettre un peu plus d'ardeur…

Une crainte l'assaillit alors, celle de l'omission d'une possibilité, telle que l'ingérence d'un baladeur-cassette ou autre facteur. Nouvelle vérification, oreille pressée comme un fruit trop mûr. Aucune note ni début d'accord ne se détachaient. Pour autant, un casque vissé sur les pavillons aurait occulté le plus tonitruant des tonnerres. Conscient de cette éventualité, qui ne fut pas pour le réjouir, Matthieu envisagea de se fendre d'une salve de coups aussi forts et insistants que ceux d'un bélier, au risque de provoquer l'agacement de sa cible, qu'il n'était jamais de bon ton que d'houspiller. Mais comme il présentait pour la seconde fois son poing, le bruit sourd divisé en deux temps d'un corps propulsé contre le plancher résonna à travers la chambre. Deux jambes, lourdes, denses, terminées par un jeu de talons enfoncés dans les lames de bois.

À nouveau, le bruissement de vêtements chiffonnés, enfilés dans la précipitation, une succession de pas à la tonalité cinglante de coups de canons, et la poignée virevolta. L'ouverture s'accompagna d'un marmonnement :

— Putain… Qu'est-ce que tu veux, Maman ?

Maxime apparut dans l'embrasure, emplissant le cadre de ses larges épaules. À moitié nu, la supérieure, il s'immobilisa à l'entrée, déconcerté de n'y trouver nulle mère fureteuse à avoiner. « C'est quoi c't'histoire ? »

Par une large et vigoureuse rotation du bras, Matthieu fit décrire à sa lame une courbe ascendante. Il la remonta en une ligne droite qui s'acheva au creux de la mâchoire. Plantée. Il y eut un toc aux accents humides. Il sentit la pointe traverser chaque couche faciale ; elle avait poinçonné la peau, perforé la bouche, arraché de ses biseaux la première moitié de la langue, freiné contre l'arche du palais puis fini sa course, essoufflée, à la racine des sinus frontaux. Peu de résistance s'était imposée. Conditionnée par des années de pratique, la lame avait transpercé la figure comme elle l'aurait traditionnellement fait du ventre mou d'un poisson.

Maxime envoya des yeux exorbités sur le plancher, y rencontra le petit être à son flanc. Se produisit chose étrange : il ne bougea pas, ne tenta pas de frapper, seulement de mobiliser sa mâchoire. Celle-ci tressauta, prise de violentes contractions, et accentua le rictus qui devait désormais définir son visage. Il voulut parler mais, incapable de réfléchir, et se sentant perdre le contrôle de son corps, n'expulsa qu'un grésillement mouillé.

Dans une symphonie de craquements d'os et de jets de fluides, Matthieu dégagea son arme, sarclant une flopée de tissus mous et débris cartilagineux. Son nez libéré du crochet comme du soutien de sa voûte calcifiée, Maxime affichait un air ahuri, grimace grotesque amplifiée par la déformation qu'avaient engendrée les passage et retrait du couteau à dépecer. Le bas de son visage s'était effondré, transmuté en un amas verni de sang frais et de peaux liquéfiées qui, par suite de leur chute, avaient finies suspendues, flasques lambeaux indolents, au bord d'un maxillaire désaxé. La mâchoire ne suivait plus le segment d'une ancienne bouche.

De ses lèvres en lames de rasoir, cerclant un chapelet de dents jaunâtres, fut dévidée une chaîne de sons. Au plus juste : une espèce de phrase sans suite, dérapée sur les ruisseaux scintillants de bave :

— … Anger… 'Onne a… Anger… 'Onne a 'eue… a 'eue…

Puis ce fut le silence gargouillant.

Au cours de son déclin mutique, Maxime rigidifia ses membres et cordes vocales, statufié, torse relâché mais dos tendu. Malgré la longueur de la lame, son cerveau n'avait pu être gravement touché, pas assez pour en débrancher tous les câbles. L'impact avait cependant escamoté son réseau neuronal, lequel n'assurait plus la bonne liaison avec la moelle épinière. La communication coupée. Il était creux ; l'immortel colosse, devenu marionnette remplie d'échos qui ne se répondaient pas. Fixait Matthieu un regard vide de haine ou de chagrin, regard bovin pénétré des plus sombres abysses, au fond duquel rien ne bouge ni ne s'éclaire plus.

Qu'est-ce qu'il a dit ?

Quelque chose à propos de « Manger », je crois.

« Donne à manger », peut-être ?

Manger quoi ? Qu'est-ce que ça veut dire ?

Quelle importance ? C'est fini pour lui, de toute façon. Il est en état de choc, ne ressent même pas sa propre douleur. Le cerveau a tout bloqué.
Il va mourir debout.

Matthieu s'en écarta, l'observa tout de même avec force méfiance. Non qu'il soupçonnât une sagacité suffisante chez Maxime pour le convier à simuler ; il était davantage question de traquer l'apparition d'une recrudescence miraculeuse de vitalité sur cette figure disloquée. Une reconnexion partielle, retour à l'état conscient marqué d'un discret remous qui aurait agité le museau biscornu.

Dix secondes à scruter le visage, rien ne trembla. Le masque de cire fondue salivait ses filets d'hémoglobine, les prunelles s'accrochaient à une cible inexistante, les paupières relevées, immobiles, punaisées à la frontière des orbites.

Maxime resta figé dans son image ravagée lorsque Matthieu se décida à lui tourner le dos. Le corps était assez endommagé tel quel, plus d'acharnement aurait relevé de la stricte obscénité ; l'arme pouvait regagner son fourreau, le bourreau sa nature d'Homme.

Il n'avait plus qu'à se rendre à la chambre adjacente, pièce qui, si elle le reconnut bien, l'accueillit avec une langueur de veuve de guerre. La disparition effective d'une proche menace ne fut pas pour rendre sa respiration à Matthieu. Les veines encore saturées d'adrénaline et la tête d'ombrageuses pensées, il peinait à entrevoir la lumière en bout de tunnel. Mission avait pourtant été menée à bien, plus aucune chair ne devait appeler le courroux de la lame, repue de quatre sangs communs.

Alors qu'il s'apprêtait à passer le seuil, le choc retentissant du cadavre de Maxime s'écrasant au sol, à la manière d'un arbre tronçonné, emplit pour une seconde ses oreilles, comme s'il eut souhaité sous-tendre cette assertion : Tout danger est écarté. Fendant une mer de poussière si dense qu'elle achevait d'effacer le bleu d'origine de la moquette déjà affadie, il prit la direction du lit individuel, devant lequel il s'agenouilla dans l'humble posture du prieur. À défaut d'y chercher Dieu, il y dénicha la raison de sa venue. N'importe quelle cachette ne lui aurait convenu, certains critères étaient à remplir. Ambivalente, point trop évidente, point trop discrète, que les forces de l'ordre ne manqueraient pas de déceler sans douter des intentions du responsable ni envisager une éventuelle mise en scène. L'aire encombrée sous le sommier cochait l'ensemble de ces cases.

Le lit était bas, le passage étroit. Une carrure de grande importance, à l'instar de celle de Patrick ou de Maxime, eût été bien en peine de s'y insérer. Même plus fine physionomie rencontrerait certains écueils. Fallait-il creuser ses reins, s'étaler telle la flaque, le menton planté dans le sol, pour cheminer sous les lattes. Au vu des difficultés pratiques de la manœuvre, Matthieu consentit à délaisser pour une minute son arme non loin de lui. Ses mains libres, il les plaqua à terre, rentra son bassin et déplia ses jambes, puis laissa retomber contre la moquette son ventre aspiré dans sa cage thoracique. Il récupéra ensuite le couteau, gageant de n'oblitérer aucune des éclaboussures qui en maculaient la lame et le manche. À bout de bras, les muscles bandés, il força l'arme à se joindre au cimetière des rebuts enterrés sous le lit.

Comme il œuvrait, tassé à l'extrême, le coccyx pointé au plafond et le nez à ras de tapis, à humer à pleins poumons l'âcreté des cendres et balayures…

Clac… clac…

… un bruit se fit entendre. Une suite de claquements, dans son dos. Son sec et redondant mais de faible intensité, si mesuré que le sang pulsant aux tympans l'aurait presque couvert. En butte avec l'inconfort de sa position, Matthieu enleva de l'arme ses paumes aux fins de prendre appui sur elles. À la faveur de ce point de pression, coudes relevés, il s'essaya à un recul chancelant et envoya son mollet en arrière, en quête d'espace suffisant où retrouver la station debout. Dans son élan, sa jambe de pantalon se plissa sous le genou, découvrant sa peau. Et sur sa cheville exposée, Matthieu sentit un frôlement…

Clac…

… un toucher inconnu de spectral aspect.

Clac…

Indéfinissable dès l'abord, elle était une chose sans matérialité véritable, une chose froide ; terrifiante énigme avide de peau qui lui tâtonnait timidement le tendon. Tâtonner, pour s'en saisir soudain.

L'emprise autour de sa cheville lui déclencha un violent sursaut. Dans un bruit caverneux, sa tête heurta le coffrage du lit. Sans s'inquiéter de la houle de douleur déployée à son crâne, Matthieu fit volte-face, ventre toujours à terre. Précipita ses pupilles sur l'origine de cet effroyable contact. Se confronta à la figure broyée de Maxime.

ClacClacClacClac…

Ses jambes avaient rompu, et il s'était écroulé, terrassé par le mal qui lui mangeait le visage. Dans son cerveau avait subsisté une étincelle, un court-circuit, activité électrique mineure toutefois assez vive pour enclencher le mouvement des muscles de ses bras et épaules. Manipulé par une influence sourde à la logique autant qu'aux commandements de sa propre biologie, le demi-mort avait rampé et traîné son quintal musculeux sur plus de trois mètres, son torse râpé aux lattes du plancher. Ses yeux, boules humides de délirante circonférence, si distendues qu'elles semblaient sur le point de déborder du cadre du visage, roulaient sans cohérence au fond de leurs orbites. Il ne voyait où se posaient ses pieds ni quelle cible son corps autonome avait prise en chasse. N'avait plus même conscience de sa motricité, de ses motivations ; ne connaissait aucune motivation définie. Sa rage primaire avait pris l'ascendant et imprégné sa carcasse d'une volonté inhumaine, elle lui permettait de renverser les lois de la Nature. Pas un mot ne prenait vie dans sa bouche éclatée, il en émanait seulement les claquements de ses dents désalignées, répercutés contre les parois grumeleuses de sa gorge. Respirait-il au moins par ces naseaux dispersés aux quatre coins de son visage ?

Clac…

Happé par une panique suffocante, Matthieu roula sur son bassin avec une telle hâte que sa cheville se déroba à la poigne glacée. Sans hésitation ni réflexion préalable, il précipita son talon dans le nez du moribond, lequel émit un craquement sec. Si aucun signe de souffrance ne brouilla les traits ou attitudes de Maxime, il égrappa une nouvelle bordée de claquements. Leur tonalité raclante hérissa les cheveux à la base de la nuque de Matthieu. Celui-ci fit basculer son tronc vers l'avant, bras tendus et bottes dans la moquette, pour ensuite se propulser et se jeter au cou de l'adversaire. Dans son état semi-conscient, Maxime n'opposa aucune rébellion. Son corps plia, adopta un angle aigu, dos en arrière, comme désossé, et ses cuisses courbées sous lui, aussi ductiles que des gaines élastiques.

Matthieu le tenait, accroupi sur son buste. Le couteau exilé derrière lui, ses mains prirent le relai. Il enfonça ses rotules sous la bosse des clavicules et ses pouces au creux de la gorge, se mit à serrer, serrer, jusqu'à sentir les cordes vocales s'écarter et le larynx ployer. Cette attaque eut raison des dernières capacités de Maxime, dont bras comme jambes demeurèrent atones, au plus loin de Matthieu et sa mortelle étreinte.

Une mise à mort inévitable. Elle ne se fit toutefois pas sans quelques longueurs ni difficultés. Nonobstant la dégradation initiale de sa victime, Matthieu eut à peser de tout son poids sur celle-ci, à persévérer dans l'enfoncement de ses doigt ; à toujours presser, plus fort, plus loin, sentir les veines palpiter et le cuir du gant accrocher et brûler la peau. Condamné à neutraliser et contempler l'hideuse image de ce visage pendant à la géométrie bafouée. Un masque de parfait effroi, que nul ne pouvait retirer. Ce n'était pas un masque. Il n'y avait pas de masque. Pas de masque ! L'horreur tout du long devait le contempler en retour.

Il réassura sa prise et appuya de plus belle. Ne surtout pas se relâcher. Éliminer les filets d'air. Bloquer les carotides. Comprimer la trachée. Presser, écraser, broyer le larynx. Et toujours affronter l'ignominie de cette figure, les yeux écarquillés.

Le blanc des globes se zébra d´une dizaine de petits vaisseaux, pareils à une colonie de fins parasites, lesquels se mirent à éclater. Ils saturèrent l'humeur visqueuse de leur contenu rougeâtre. Des organes gorgés de sang, Matthieu ressentit exhaler une terreur sans égal qui partit infuser son corps. Cette sensation attisa autant sa colère que sa détresse : Tu vas mourir ? Putain, mais crève ! CRÈVE ENFIN ! Les yeux se révulsèrent ; disparut l'iris en leur centre, ne laissant plus deviner le moindre relief en ces globes lisses. À la place, ballotaient deux billes luisantes dans lesquelles apparut le reflet de Matthieu. Parcouru d'une nouvelle bouffée de fureur, il éprouva le besoin de déloger les sphères, de les jeter à terre puis les écraser sous son talon. Entendre et se régaler de ce bruit spongieux.

Surtout ne lâche pas ! Continue, serre plus fort ! Fais-lui MAL !

De peu, il se ravisa, tâcha de ne pas amoindrir la pression et de fait rallonger l'exécution qui n'avait déjà que trop duré. Insister, insister encore. Cette gorge finirait bien par céder.

Passé cinq minutes, la résistance se fit de moins en moins importante, et ces yeux aveugles qui inlassablement le transperçaient s'éteignirent. Claquements de dents se turent, la mâchoire inférieure cessa ses balancements au-dessus du cou arqué. Plus de lutte, plus d'air. Matthieu put le relâcher. Autour de la gorge bosselée, ses mains laissèrent une empreinte violacée piquée de noir, sorte de collier abstrait peint à-même la peau. Maxime reposait sur le dos, jamais plus ne se relèverait.

Courbaturé et épuisé, Matthieu se hissa sur ses mollets. À la suite d'une vacillation et d'un pas de côté, il réussit à chasser son vertige. S'accorda-t-il une légère entaille au protocole : de retour au bord du lit, il récupéra son précieux couteau. À la lumière de la Lune, il scruta la lame lavée par le sang, n'y décerna aucun reflet. Sur un hochement de tête destiné à lui-seul, il concéda à l'arme, à titre exceptionnel, une dernière occasion de se jouer de l'anatomie du trépassé. Le concert de petites encoches dans la peau, ces tchip, tchip aussi feutrés que des cris de moineaux, diluèrent la tension dans ses muscles.

Le couteau de chasse fut rendu au sommier et à la saleté d'une moquette négligée. Matthieu quitta la chambre, l'étage, la demeure, sans une fois se retourner.

Lorsqu'il regagna la cour extérieure, il s'arrêta, autorisa ses poumons à s'ouvrir à l'air. Et l'air le remplit. Respirer, que de simplicité dans ce réflexe, dont il découvrit l'entier processus interne, jusqu'au déploiement graduel de ses sacs pulmonaires. Il absorba l'oxygène, les sons, l'odeur de sang, la lumière, celle du réverbère, filtrée à travers la capuche organique veinée de magenta de ses paupières ; il les reçut avec une extrême acuité, des fourmillements envahissants, comme s'il les rencontrait pour la première fois.

Matthieu ouvrit les yeux sur la Nature emmaillotée dans son carcan de froid. Celle-ci frémissait, sans qu'aucun vent n'effleurât les pointes de ses pins touffus ni les griffes de ses arbres restés nus. Belle Nature pourtant convulsait, prise dans une curieuse transe qu'avait suffi à déclencher la présence de ces dépouilles calfeutrées entre leurs hauts murs et longs planchers éclaboussés de rouge, du plus grand des rouges. Ainsi qu'ils devaient l'être.

*

Gaby Jolie,

C’est une erreur, d’être une fille.

Pardonne-moi de t’avoir faite ainsi. Pardon, je t’ai destinée au chagrin.

Pardon, parce que les méchants sont là.

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