Messe

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Une du journal Le Nouvel Ouest France, édition du mardi 1er avril 1997.

Rubrique : faits divers

Nuit sanglante à Notre Dame d’Islemortes

« Je n’ai jamais rien vu de pareil ! »

6 heures, lundi matin, Lucien M****, retraité de la fonction publique, quitte sa villa du quartier pavillonnaire des Marais, dans la campagne Girondine, pour s’adonner à son activité matinale quotidienne, le jogging. Il vient de longer la zone ouest de la forêt de Grézac, remonte, comme à son habitude, la Traverse de l’Infidèle, bordée par la rivière éponyme. Alors qu’il dépasse les rares habitations balisant le sentier, l’une d’entre elle, maisonnée isolée, retient son attention. Aux fenêtres, les lumières sont allumées, malgré les premières lueurs du jour, et la porte d’entrée est ouverte. Lucien ralentit sa course, intrigué, ne remarque pas de mouvement dans le bâtiment, se demande alors si les propriétaires n’auraient pas été victimes d’un cambriolage.

C’est en vérifiant l’intérieur des lieux que le riverain a fait la macabre découverte. […]

À l’arrivée des agents municipaux, les cadavres étaient déjà froids. Des flaques de sang couvraient les tapis, et les murs étaient striés par les giclées. Un déferlement de violence rare qui n’est pas sans rappeler les faits divers ayant marqué l’année 86, que chaque Islemortois espérait ne jamais avoir à revivre.

Au salon, étaient étendus les corps des propriétaires des lieux (Patrick et Liliane Dereuil). Ceux de deux de leurs enfants ont été découverts à différents niveaux, l’un au rez-de-chaussée, l’autre dans l’une des chambres de l’étage. Seul le corps du deuxième né de la fratrie manque à l’appel. La police est donc en recherche d’une potentielle cinquième victime.

La famille Dereuil, peu appréciée par le reste de la commune, aurait été brutalement abattue dans la nuit du 30 au 31 mars par un ou plusieurs individus évanouis dans la nature. La préméditation n’étant, d’après les forces de l’ordre, pas à exclure, une enquête pour assassinat est ouverte.

Pour l’heure, la police ne dispose d’aucune piste sérieuse quant au responsable du crime, et ne cache pas son inquiétude concernant la résolution de cette affaire, l’arme n’ayant pas encore été retrouvée. La police scientifique œuvre actuellement sur les lieux afin de relever tout indice susceptible d’aiguiller les enquêteurs. Dans le même temps, un appel à témoin a été lancé. L’officier en charge de l’affaire nous a d’ailleurs communiqué avoir procédé à l’interrogatoire d’un voisin des victimes, dont l’identité ne nous a pas été dévoilée. Il nous a toutefois été rapporté que ce dernier n’entretenait apparemment pas de bons rapports avec la famille. (…)

*

Il y était parvenu, il avait triomphé. La partie la plus pénible de sa mission avait été accomplie, ne restaient que les derniers détails, qu'il envisageait avec davantage de sérénité. Ceux-ci n'impliquaient que lui, Julien allait enfin pouvoir être réformé, écarté de cette épopée insane à laquelle il ne méritait pas de prendre part ; ce n'était pas son combat. Cela étant, Matthieu devait admettre la perfection avec laquelle son ami avait rempli son rôle. Il en était impressionné, bien qu'il n'eût jamais douté de la dévotion de Julien, dont le caractère débonnaire ne manquait pas de chaque jour s'illustrer. Une réflexion dont il retira, il est vrai, une légère culpabilité. L'heure n'étant pas aux états d'âme ou considérations superflues, elle ne fut que passagère. Fallait-il remettre à plus tard les questionnements et avant tout poursuivre sa route.

Une étape à la fois. À présent, le couteau reposait en un lieu qu'il n'aurait jamais dû quitter et que tous reconnaîtraient comme son foyer ; l'uniforme du bourreau, préalablement rincé de ses fluides et fibres, dormait sous plusieurs mètres de terre humide, là où l'Infidèle déroule ses eaux sans reflet ; les morts attendaient leur prochain cercueil.

Dans la fange, les reins usés, Matthieu avait creusé à mains nues une tombe de fortune où ensevelir ses odieux secrets, ne conservant à ses côtés que son costume d'innocence ainsi que son baluchon. De son corps comme ses vêtement, il avait lavé le sang et la terre dans le torrent d'eaux noires, épié par le seul œil de la Lune rabotée. Le froid avait lardé chaque partie de sa peau ruisselante dans l'argent des rayons nocturnes. Les doigts et les mollets bleus. Malgré l'ampleur de ses tremblements, il avait poursuivi son bain de minuit, s'était libéré du moindre atome d'hémoglobine ou de saleté. Le gros des résidus s'était agglutiné à son visage, en une couche si dense qu'elle avait réussi à traverser les mailles du filet facial, et sur ses pommettes et mâchoire à se décalquer sous la forme d'une ruche peinte de pourpre. Leur substrat formait un masque craquelant contre l'épiderme. Soucieux de ne rien négliger, Matthieu avait insisté, frotté à s'en brûler la peau, la froideur des vagues lui mordant les joues. Baigner ainsi dans la rivière en pleurs avait achevé sa renaissance, son processus visant à redevenir l’humain séquestré sous la mue ensanglantée.

Il avait ensuite inspecté son corps, en recherche d'une marque ou micro-plaie indolore dont les exécutions auraient pu, à la faveur de la hâte, lui grever les membres. La spontanéité avec laquelle il avait dû composer aux fins de clore sa prestation, cette déconvenue avec un Maxime répudiant la tombe, avait eu raison de sa vigilance et pour un instant capital lui avait fait oublier son intégrité corporelle. Par chance, aucune entaille n'avait été à déplorer, du moins pas une qui fût susceptible de sauter aux yeux. Cette purification par la glace fondue effectuée, il avait revêtu des vêtements plus civilisés dont il avait goûté, à défaut de chaleur, la texture sèche et réconfortante. Même ses tennis flasques et élimées lui procuraient autant de confort que des pantoufles molletonnées, aux antipodes des bottes militaires.

Ce fut pauvrement vêtu et frisant l'hypothermie, guidé par l'éclat arachnéenne d'un millier d'astres, qu'il avait regagné le centre du village, sa forme flottant au-dessus des trottoirs pareil à un spectre, invisible et impassible. Plongé dans le silence, le bruit feutré du sac de toile contre sa cuisse avait accompagné sa marche. Seul ce rectangle immaculé, de par sa nitescence surnaturelle, s'était détaché du cœur des ténèbres, traqué par le croissant de Nyx sous la radiance de Venus, dont le socle fait de cimes d'arbres avait laissé place aux toits des hautes maisons de ville. Venus brillait, ardente ; Matthieu, lui, avait semblé se dissoudre dans les zones d'ombres.

De Venus il tirait la force de ses pas, tant d'amour insufflé sur un chemin dans son rayon sibyllin tracé. « De tes actes, au Soleil Roi cachés, omnisciente la Lune connait les secrets immergés. » Belle tirade que Gabrielle affectionnait, en la nuit déjà vieille jamais n'eût été plus juste.

Comme convenu, Julien l'avait attendu à l'arrière de l'église, unique point pour encore éclairer l'organisme ralenti de la commune. Sur les supplications de son ami, Matthieu s'était essoré avant d'enfoncer corps et tracas dans l'habitacle. Loin de se soucier de préserver la structure, proche de la chenille de cendre, de ses sièges datés, Julien comptait, par cette exigence, éradiquer la vision du jeune homme trempé jusqu'aux os et s'égouttant à moins d'un mètre de sa personne, les contours obscènes de son anatomie soulignés par les vêtements qui, telle une combinaison de néoprène, lui engluaient la silhouette. Leur proximité amicale connaissait certaines limites, bien que la définition de sa teneur dût toujours causer à Julien quelques tergiversations.

Il s'était arrêté à cette simple requête et avait autant aimé garder le silence sur les subtiles traces rougeâtres qui pigmentaient les tempes et cerclaient les narines de Matthieu. N'avait pas non plus jugé opportun que de l'interroger sur le contenu évaporé du baluchon affaissé entre ses bras, pas davantage relevé les remugles nauséabonds émanant de lui. Des effluves humides, dont il avait attribué la provenance à l'eau dont Matthieu était recouvert. Il y avait également l’odeur résineuse, similaire à celle des grands pins, déjà présente à l’aller ; elle s’accompagnait cette fois, en sous-couche, de notes plus métalliques, qui avaient corroboré l'origine des résidus vermeils.

Sur le chemin jusqu'au petit appartement du quartier des artistes, nulle question ne fut posée. Pas plus lors de la fin de soirée, résumée à un dîner frugal arrosé d'une bière sans parfum ni tenue que Matthieu engloutit sans savourer. Ne ponctuèrent l'interlude qu'une procession de cigarettes, dont la fumée se dispersa dans un nuage de conversations sans intérêt, ainsi qu'une séquence de pulsations électroniques encodées et dupliquées à l'infini, cycle de quatre mesures dont la rythmique de 120 battements par minute partit se propager à travers le réseau des canalisations jusqu'aux oreilles d'un voisin de palier. Pas un amateur de musique « techno ». En d'autres temps, Matthieu aurait appuyé la grogne de l'intervenant. Mais ce soir, perdu dans ses déclarations prosaïques débitées par automatisme, il n'autorisa ses pensées qu'à retourner à de plus plaisantes affaires.

La succion du tissu vert, les mèches flottantes dans un bain rouge. Les tous petits pas sur les planches. Le cartilage arraché, l'oeil révulsé. Et ce refrain : Tous morts, un couteau planté. Tous morts, ne reviendront jamais. Tous morts, une mission à mener. Tous morts… Pour peu, il aurait joint sa voix au chant macabre. Chatouillement irrépressible à la base de la gorge, l'envie de jubiler s'arrogeait son être. Quelle était-elle, cette tempétueuse sensation remontant son chenal et à la manière d'un harpiste jouait de ses cordes vocales ? Elle lui parut impossible à dompter. L'adrénaline retombée, elle avait desserré son cœur, et celui-ci s'apprêtait à déborder. À cet épanchement Matthieu brûlait de se livrer : Allons-y ! que tout le monde sache ! que chacun applaudisse sa verdeur, et plus : sa force, par elle décuplée ! que tous redoutent de froisser l'idole au nom de qui l'émissaire devait frapper.

Julien ! Oui, lui pourrait savoir. Cela tenait à si peu, moins de dix mots, alors le connaitrait-il, ce pouvoir supérieur qui sur leur tête à tous pointait un doigt implacable. Une phrase et il saurait, comprendrait. Peut-être ne prendrait-il pas peur, car se devinerait dans les bonnes grâces de l'exécutant. À moins qu'il ne le sache déjà, sans l'avouer ni se l'avouer ? Matthieu s'en persuada, l'attitude du vieil ami accréditait ce qu'il soupçonnait : il a compris, il sait ce qu'il s'est passé.

Son cerveau ne cessait de le ramener à son bonheur orgueilleux, à la terrible révélation sur le point de sourdre de sa bouche et à ses torrents de rires hystériques : « Tu le sais, tu sais que je les ai tous tués ! Ah ! Ah ! j'avais une mission à mener, et j'ai si bien fait ! Tu aurais dû voir ça : c'était magnifique ! Magnifique, tu m'entends ? » Pourtant, la respiration s'apaise, le flot s'endigue. Matthieu se tait. Par la nourriture il colmate la fente, crachote des bribes de rien, et de ce rien ne se devine pas d'indice sur l'eau, sur le sang, sur la disparition nocturne, sur les énigmatiques trois heures couvertes des feuilles de la forêt. Une seule phrase aurait suffi. S'il ouvrait la bouche…

— Tu branches la Super NES ?

Minuit et demi. Installé en chien de fusil sur un matelas de fortune, à quelques centimètres du lit de son hôte, Matthieu ravala ses rires gonflant. Ceux-ci se muèrent en sanglots chargés d'une euphorie flamboyante qu'il tenta d'enfoncer dans les replis de sa couette. La joie s'accrocha encore un peu à ses poumons avant de s'effacer. Sa conscience à moitié effacée, il laissa le sommeil baiser ses paupière et paître en sa poitrine. Au cours d'une fin de nuit anémique et hachurée, les six yeux de Gabrielle dévorèrent ses rêves.

Derrière son dos, Julien avait écouté ses pleurs tout du long, pour se faire aussi surprendre par la pesanteur d'un repos irrésistible, qui déjoua l'inquiétude instillée en lui. Pour un temps. Elle ne devrait le quitter avant bien des mois, des années et des années.

De retour chez ses parents le lendemain après-midi, sous le son des cloches, l'annonce de la « sombre nouvelle » enjoignit Matthieu à se fendre d'un effort de décontraction et d'ignorance avare de détails : « Non Maman, il s'est rien passé de spécial. Oui, je les ai pris. Une bière ou deux, ça va, c'est pas la mort. De quoi ? Les Dereuil, sérieux ? C'était donc ça, tout ce remue-ménage ce matin… C'est con. Quoi ? Ouais, je les connaissais, et alors ? Ben oui, c'est tout ce que ça m'fait. Eh oh, je vais pas pleurer non plus ! C'est jamais que les Dereuil. » Cette précaution n'avait pas été pour le confondre, pas au sein d'une localité en vase-clos où tout se sait, se discute, se commente en moins d'une heure. Encore que lui-même avait été surpris de constater avec quelle insolence il bâtissait ses mensonges, que la tromperie portât sur des éléments aussi frivoles que sa soirée en compagnie d'un ami ou un sujet de plus haute gravité. Sans doute les épreuves passées avaient-elles participé à consolider sa carapace, bâtie dans un souci d'intimité. Carapace qui eut encore l'occasion de faire démonstration de sa solidité à l'heure du diner.

Comme il fallait s'y attendre, l'actualité islemortoise avait réalisé l'exploit d'éclipser la Pâques chrétienne, ses vêpres, dignes célébrations et mets les plus orthodoxes. Sur la table des Garmendia, aucune note de blanc, de jaune ou de rouge, tout vin mis à part, point de salade d'œufs, point d'agneau sec à dépiauter du bout des incisives ni de confiseries dont les plus jeunes auraient fait l'article et la fortune de leur dentiste. La tradition avait été mise au repos, comme si la mort des uns surclassait le surnaturel de la résurrection des autres. Pour peu que l'on adhérât à cette dernière thèse.

Matthieu se força à prendre part à l'échange aux airs d'enquête policière amatrice.

— À vous écouter, ça avait l'air plutôt personnel.

— Autant de violence, il y'a toutes les chances, c'est sûr, acquiesça Martine. Madame Grosjean, qui clame à qui mieux-mieux avoir assisté à la levée des corps par les policiers, m'a parlé d'une « vraie boucherie », dixit. Quelle horreur. (Elle prit une grande lampée de vin) Je veux bien reconnaître que les Dereuil n'étaient pas des gens formidables, mais quand même. Qui peut être assez monstrueux pour commettre des atrocités pareilles ?

— Perso, j’imagine des gars qui les connaissaient un peu trop bien et avaient une dent contre eux, souleva Matthieu.

Des gars ?

Son père s'étonna du sous-entendu.

— Ben oui, si j'ai tout suivi, on compte quand même quatre morts, dont Patrick et Maxime. Il fallait une certaine force pour tous les maîtriser. Ce que je pense, c’est qu'un des assassins s'est occupé du rez-de-chaussée pendant que l'autre était à l'étage. Ça semble le scénar' le plus probable, d'après moi.

— Pas faux, concéda Didier suivant une brève réflexion. Surtout que père et fils sont assez costauds. Et les enfants auraient été alertés par les cris des parents, ou l'inverse. Oui, je suppose qu'il était impossible d'isoler chaque victime pour hem… vous voyez…

— Les planter dans le ventre !

Sur cette déclaration spontanée, la jeune Élise, sept ans, poignarda l'air du bout de son couteau en plastique, soulignant l'ardeur de son geste par de petits cris aigus. Cette démonstration de violence enthousiasma Matthieu : « Et en parlant de Michael Myers… » Sa mère goûta moins la plaisanterie. « Je ne vois pas ce que vous trouvez de drôle là-dedans. » En effet, le cas était par trop sérieux pour faire de l'esprit. Il ne s'agissait pas d'un fait divers isolé à l'angle opposé de la France ; quelqu'un avait assassiné de sang-froid ici, à Notre Dame. Des voisins ! Des personnes dont les visages étaient familiers aux Garmendia. Une partie de leur paysage commun, supprimée. Ce qui signifiait… Mon Dieu, qu'eux-mêmes n'étaient plus en sécurité dans le paisible hameau qu'ils avaient toujours connu. Si cette dondon de mère Grosjean n'y voyait pas le problème et préférait tirer fierté d'une telle affaire, ça la regardait. En rire sous son toit ; Martine fustigea l'indélicatesse de cette réaction. Il était, en définitive, des thèmes qui ne se prêtaient pas à l'humour, pas plus qu'aux échanges familiaux.

Privé de son divertissement le plus fécond, le repas prit fin dans un calme pommelé d'ennui. S'ensuivit une longue corvée de vaisselle pour laquelle Matthieu et Didier travaillèrent de concert. Un altruisme conjoint intéressé, car leur permettant de poursuivre cette conversation interdite, loin des oreilles aux aguets de la sévère mère de famille.

Sous les frottements du grattoir contre porcelaine et aluminium, père et fils échangèrent leurs points de vue, des théories et débats, plus ou moins fortifiés, plus ou moins tangibles, parfois farfelus, conjectures qui s'emballèrent avant que Didier ne dévie la conversation sur la santé de Matthieu. La « stabilité », plutôt. Une inquiétude qui virait à l'obsession chez ce dernier, comme chez son épouse.

— Dis, maintenant qu'on est entre nous, ça te fait quoi de savoir que c'est arrivé ?

Matthieu s'en tint à un regard incrédule piqué d'une note de crainte. Son père s'expliqua :

— Ça ne te fait pas un peu plaisir ce qui est arrivé à la famille de ce sale enfoiré ? Enfin, « plaisir »… peut-être pas ce mot là, mais tu comprends où je veux en venir.

C'était donc cela. Matthieu baissa les yeux sur les dentelles de mousse en bordure de bac. Du magma alimentaire stagnant dans son estomac émanèrent des relents râpeux à l'arrière-gout de sciure de bois. Il eut une pensée intime pour les animaux empaillés.

— Si. Je suis content.

Il n'osa développer.

Personne ne s'offusquerait de son manque d'empathie, sûrement pas Didier, lequel avait assez vécu pour comprendre comment l'esprit humain pouvait succomber aux plus bas instincts. Si les rôles avaient été inversés, il n'aurait d'ailleurs été à même de garantir sa propre noblesse. Un peu d'honnêteté : comment saurions-nous résister à la jubilation face au malheur de celui contre qui nos rancœurs se dirigent depuis plusieurs mois ?

Cela ne tenait qu'à un mot : Schadenfreude. Étrange terme, trop long, trop rugueux et cabossé, propre à la langue de Goethe. Composé de deux vocables : le dommage du Schaden et la joie du Freude. Didier en connaissait le sens malgré lui. Deux années plus tôt, un commercial alsacien muté de frais à la concession automobile, espèce de nabot pompeux, avait jugé pertinent de discourir sur la portée du Schadenfreude, au détour d'une conversation à sens unique que Didier n'avait ni entamée ni désirée. « Rien à voir avec Freud, par contre. » avait précisé dans un ricanement cette andouille monoglotte ayant manifestement confondu le vieux Garmendia avec un simple d'esprit de sa trempe. En retour, Didier avait parié avec lui-même que si l'Alsace leur avait expédié leur nouveau boulet pétri de niais savoir « C'est parce qu'elle ne pouvait plus le piffer. » À d'autres, cette plaie jacassante. Et bon courage !

Mais s'il n'avait prêté qu'une oreille semi-attentive au déballage pseudo-intellectuel du petit homme fiché dans son passage, la définition du mot avait fini par se tatouer sur son cerveau, aussi nette et complète qu'une image en trois dimensions. À l'occasion ressurgissait-elle soudain.

Comme en cet instant. Didier mesura la teneur de la mesquinerie née des Lands allemands. Mesquine, mais pas moins excusable. Celle de son fils se justifiait bel et bien. Le courage de pardonner, à ce stade, ne relevait plus de l'humain, et tendre l'autre joue figurait une option qui ne pouvait éternellement s'imposer à tout être doué de raison et de sentiments. Didier laissa-t-il donc s'exprimer de concert son Schadenfreude.

— C'est un peu comme si l'Univers s'était décidé à rendre la monnaie de sa pièce à celui qui a un jour causé la mort d'une innocente. D'une certaine manière, tu es vengé. (Son timbre se fit plus grave) Mais tu sais, ces gens étaient aussi des innocents. Ils n'avaient rien fait, à ma connaissance. Pas à Gaby en tout cas.

Une réflexion emprunte de sagesse qui fit frémir Matthieu. Derrière son dos, il surprit Gabrielle à psalmodier :

Oh oui ! pardonne-les, Père, parce qu'ils ne savent pas ce qu'ils font.

— Je sais ça, dans un sens. C'est triste pour eux et pas très juste, surtout pour Liliane et Nicolas. Eux, ils étaient vraiment gentils.

Dans un accès de tendresse paternelle, Didier lui tapota l'omoplate.

— Ouais… toute cette histoire est injuste, comme trop souvent.

Esquissant le fantôme d'un sourire, Matthieu continua à contempler la stagnation de l'eau savonneuse. L'image du visage de Liliane, ce visage qui s'y était reflété avant de totalement s'immerger, à fleur de mousse sembla se reformer fragment par fragment, à la manière d'un vitrail éclaté. Il n'y a pas d'innocents, seulement des acteurs passifs.

Cette discussion lourde et solennelle, trop pour laisser quiconque de marbre, fit éclore en sa poitrine une désagréable sensation, acide et érodante ; chassant la sciure, elle lui donnait à présent l'impression d'avoir ingurgité une pleine bouteille de soude caustique.

Fut-ce la crainte d'être découvert, la faiblesse héritée de sa dernière nuit ou l'envie de ne ressasser ces évènements qu'en compagnie de lui-même, Matthieu décida de partir s'isoler pour la fin de soirée, au prétexte d'un énième accès de fatigue dû à la prise de ses médicaments. Compréhensifs, ses parents l'autorisèrent à quitter le salon.

Comme il s'apprêtait à passer la pas de sa chambre, il fut arrêté par le bruit de chaussures faisant craquer les lattes sèches du parquet derrière lui. Didier lui avait emboîté le pas.

— Oui ? lança Matthieu, essayant de moduler sa voix et masquer son agacement.

Son empressement aurait-il empêché Didier de lui faire part d'une observation supplémentaire quant au brûlant sujet d'actualité ? Quelle que fût la raison de cette intervention impromptue, l'homme affichait une mine défaite.

— Hier soir, tu as passé la nuit chez Julien, c'est ça ?

Sans se laisser démonter, quoique la question eût de quoi le désarçonner, Matthieu opina, lèvres pincées. S'il ne pouvait deviner quelle voie son père entendait emprunter par cet interrogatoire improvisé, il n'avait aucun doute quant au fait que tout viendrait à s'éclaircir sous peu, ce que Didier lui confirma.

— Chez Julien, répéta-t-il. Dès vingt-et-une heures, tu n'as pas quitté son appartement.

— C'est une question ou une affirmation ?

Plongé dans celui de son fils, le regard du père Garmendia s'aiguisa soudain.

— Dès vingt-et-une heures. Vingt-et-une heures, pas plus tard, tu as compris ? Répète.

— Mais qu'est-ce que tu me fais là ?

— S'il te plait.

— Si t'y tiens à ce point, je veux bien mais…

— Répète, Matthieu !

Un emportement peu commun chez Didier, placide de nature ; il incita Matthieu à obéir sans plus d'atermoiement. Par un mouvement instinctif, celui-ci frictionna sa bouche et son nez de sa paume, renifla sous ses doigts avant de capituler et de reprendre les mots attendus du bout de la langue, sans irritation mais pas davantage de conviction. Bien que laconique, la réaction parut convaincre Didier, dans une moindre mesure. Sa voix, faible murmure, se fendilla comme des glaçons dans une eau tiède :

— Merci. Tu peux… (il désigna sa chambre d'un geste distrait de la main) Enfin, va dormir, tu dois en avoir besoin. Bonne nuit.

Dans le flottement de cette fin d'échange, Matthieu décela l'intention première de son père. Et si celle-ci ne fut pas pour le rassurer, il ne chercha pas à le poursuivre, alors que son dos voûté quittait son champ de vision.

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