Miracle

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Squich, squich… Sur chacun de ses pas, ses chaussures empêtrées dans le sang caillé se décollaient du sol dans un bruit de succion. Ce son spongieux dressait les cheveux au ras de son crâne. Plus d'une journée d'écoulée, et ce vernis noir n'avait toujours pas séché. Il y en avait trop. Les nuées grossissantes de mouches à viande ne suffisaient à tout éponger.

Maillou en avait vu d'autres. Onze ans en çà, presque jour pour jour : des charniers, humains et animaliers, des victimes de tout âge, de tout état, jusqu'à celle qui restait à ce jour la plus jeune dont il eut à inspecter le cadavre bleu et distendu. Elle avait trois mois. Pas des années de vie, des mois.

Des centaines de dossiers, certains d'une horreur sans précédent. Affaire Polic, Affaire N'Gambé, Affaire Valadié… Ah… Le vieux Valadié. Il aurait eu fort à faire, ce thanatopracteur de génie, s'il avait été en vie, au regard de l'atroce masse de travail présentée ce jour. Paul en aurait même regretté son sale caractère. Même s'il en avait vu d'autres. Vu beaucoup d'autres, rien de vraiment pire, grâce au ciel, mais des scènes dont l'abomination égalait tout de même celle à laquelle il avait à s'intégrer depuis la veille au matin. Abominable, plus qu'un agent municipal, autant dire presque l'échelon zéro de la police, ne devait en subir. Mais, membre de la police municipale ou nationale, à ce genre de spectacle jamais l'on ne s'habitue complètement, pas avec un parfait recul.

Agent de la paix de longue date, depuis bientôt cinq ans nommé au grade de brigadier-chef, Paul conciliait ces caractères que le commun des mortels aurait traditionnellement tenus pour incompatibles chez un policier endurci tel que lui : sang-froid et sensibilité. Sang-froid devant les corps profanés, dont les ventres déchirés exposaient un bouquet rougeoyant d'organes que l'on avait pris soin d'extraire à moitié de leur cage d'os et de graisse ; sang-froid encore lorsqu'au plus près de ces macchabées il fallait approcher et dans leurs regards, parfois énucléés, enfoncer le sien ; sang-froid, quand l'âge de l'un de ces cadavres en décomposition frappait la poitrine avec la force d'un boulet de canon. Sensibilité, cependant, quand il lui était permis de se dédire à cette ignoble contemplation et de s'en retourner à la chaleur de son foyer, auprès de ceux, encore vivants, qui toujours réussissaient à calmer la détresse et sécher le trop plein de chagrin répandu sur les joues. Lorsque le service toucherait à sa fin, Paul aurait un océan de larmes à confier à Martin.

D'ici la venue libératrice de la nuit, il aurait néanmoins à subir la vision de cette débauche d'hémoglobine et de chairs éparpillées avec rien de plus qu'une pâle grimace pour froisser la douceur de ses traits. Prends sur toi, prends sur toi, prends sur toi… s'encouragea-t-il. Allez, concentre-toi ! Multiples mutilations post-mortem, de sûr. Peut-être ante-mortem pour certaines, à voir ce qu'en diront les médecins. Arme tranchante, grosse lame, découpe crantée ; pas du boulot de pro, mais un acharnement. Il a tenu à les défigurer, les déformer. Ses paupières closes, loin des carcasses de son émoi, Paul entrouvrit la bouche, inspira un filet d'air dont il s'efforça d'oublier le potentiel asphyxiant, comme l'arôme soufré et miasmatique de la pourriture cadavérique. Cette pause régénératrice achevée, il rouvrit les yeux sur le souvenir de la rangée macchabéenne : quatre corps alignés sous ses pupilles, quatre draps blancs, énormes cocons arrivés à maturation, leurs sommets dessinant une ligne oblique à la netteté trop poussée, comme si l'un des légistes, pris de malice ou d'un trouble compulsif, avait jugé pertinent de les classer par ordre de taille. Les médecins avaient beau les avoir emportés la veille, leurs spectres hantaient encore les lieux, imprimés dans les sols.

Une nouvelle inspiration, plus profonde, plus bruyante, et Maillou s'adressa à ses équipes, ses inflexions cadencées par l'autorité vaillante d'un chef de brigade qui se respecte :

— Ne négligez aucun détail, aucun coin de la baraque. Tout doit être passé au crible, même les éléments insignifiants, vu ? On se concentre avant tout sur l'arme : objet tranchant plutôt gros, à crans, type couteau de chasse ou de cuisine. Laissez la scientifique s'occuper des fluides et faites gaffe où vous foutez les pieds. Ça patauge sévère ici.

Les rares empreintes de semelles découvertes à l'arrivée des forces de l'ordre avaient été prises d'assaut par un contingent d'agents qui, armés de l'arsenal matériel réglementaire, les avaient circonscrites et protégées. Il n'était plus permis de les confondre avec celles laissées par les policiers, en dépit de la maladresse ou de l'étourdissement de certains, plus nombreux qu'on ne l'eût cru.

Squich, squich, squich, Paul fut rejoint par son sous-brigadier, dont la mâchoire crispée augurait une nouvelle qui ne serait pas pour le réjouir.

— Chef, les gars ont fini de tout fouiller de fond en combles. Ça n'a pas été long, la maison n'est pas vraiment grande.

— Et alors ?

Regard bas et main collée à son menton, le second eut une hésitation.

— Bon, ce qu'on peut déjà en dire, c'est qu'on n'a pas fait chou-blanc : dans l'une des chambres, on a déniché plusieurs paires de chaussures dont la pointure collerait à celle des empreintes autour des corps. Y'a même des bottes militaires avec la forme de semelle correspondante. Il faut encore analyser les résidus qu'on trouvera dessus, pour être sûr, mais ça serait bien parti d'après la scientifique.

Loin de la déception tant appréhendée, l'annonce s'avéra prompte à illuminer le visage du supérieur.

— Les godasses du tueur encore ici ? Mais c'est un bon début, ça ! Un début très prometteur, tu peux en être fier. Pourquoi tu tires une tronche pareille ?

— À côté de ça, zéro trace de l'arme du crime. Je vous le jure, chef, je vous promets qu'on donne le max de nous-même depuis hier matin…

J'en suis conscient, et votre professionnalisme m'a impressionné. Vous êtes loin de me décevoir, les gars, songea Paul. Il préféra cependant laisser à son agent la liberté de s'épancher, ainsi se réserver l'occasion de démontrer à l'ensemble de sa brigade ce ressenti par ses actes, plus que ses mots.

— … mais ça débouche sur que dalle ! Les couteaux qu'on a inspectés dans la cuisine sont peut-être pas super clean, pourtant on n'y trouve pas une goutte de sang. Nada. Au salon, y'a bien des armes de chasse, sauf que la couche de poussière dessus les élimine d'office. Le pire, c'est la chambre où on a récupéré les pompes.

La déglutition que le sous-brigadier tenta de dérober à sa gorge ne parvint à se soustraire aux oreilles entraînées de Maillou, qui encouragea son agent à la confession.

— Des armes, y'en a des tonnes là-dedans, lui répondit ce dernier. (Ses doigts délaissèrent son menton pour se faufiler sous la visière de son képi, masser les plis de son front) Je ne sais pas si on a affaire à un amateur de chasse ou à un collectionneur aux goûts… hem… bizarres… même si le reste des objets qu'on y a découverts me ferait plus pencher pour la seconde option. Enfin bref, Serge et Gérard sont restés des heures accroupis sur la moquette à côté d'une énorme flaque de sang, à passer en revue chacune des lames. Et malgré ça, ils n'ont toujours rien. Des centaines de couteaux, et pas un seul qui coïncide, c'est à devenir dingue. Au point où on en est, on commence à douter.

Il inclina la tête avant de présenter, sur un registre plus bas, une flopée d'excuses. Pas un agent au sein de la brigade islemortoise ne supportait l'idée de faillir à sa tâche, encore moins celle de décevoir son chef, cet homme à peine plus âgé qu'eux mais dont l'expérience, les compétences, la droiture autant que la patience justifiaient le respect que chaque tunique bleue était résolue à lui accorder. Même aux yeux des plus dissidents ou réactionnaires, la valeur du brigadier Maillou en venait à biffer ce qui, en d'autres circonstances, aurait été regardé comme une tare. Pour être exact, une nébuleuse de tares protéiformes, comme son âge, sa beauté empreinte de féminité ou ses préférences amoureuses et sexuelles. Des barrières ou tabous qu'il était parvenu à abattre dès le bureau du chef de brigade investi, sans besoin de plus d'effort qu'une prise de fonctions en bonne et due forme. Pour qui, au commissariat, avait connu son prédécesseur, l'ancien brigadier-chef Cassien Lacombe, Maillou faisait figure de renouveau. Un renouveau moins large d'épaules ou haut de buste, à la mâchoire plus polie, et moins enclin au directivisme, mais dont la prévenance remportaient tous les suffrages.

Fut un temps, pas si lointain, où Maillou aurait pourtant tout donné pour s'ériger en clone du brigadier Lacombe, que longtemps il avait tenu en haute estime. Même après qu'avaient été révélées les sordides exactions de celui-ci, Paul n'avait trouvé l'honnêteté de revoir complètement son jugement. Et quand le chef de brigade déchu lui avait tendu cette main caleuse, cette énorme main laquée d’un sang glacé… que sur un ton empreint de respect il lui avait assuré : « Tu t'en sortiras très bien, mon p'tit Paul. », son émotivité n'avait pas été feinte. Cette main que Paul avait secouée avec retenue mais pas moins de fierté. Touché dans son honneur d'homme. Ç'avait été juste avant l'embarquement de Lacombe, deux secondes avant qu'il ne précipite sa tête sur celle du policier posté en escorte à son flanc. Il lui avait décollé l'oreille du crâne à coup de dents. L'on eût cru un chien d'attaque frappé par la fièvre de la rage. Le délire.

— Je vois, intervint Paul d’un ton las. Pas d’arme du crime, pas de pièce maîtresse, pas de résolution. Le schéma classique. Ça ne nous facilite pas les choses, évidemment, mais… (son intonation grimpa soudain) eh ! est-ce que ça serait la première fois ? C’est pas comme si on était les seuls flics de l’Histoire dans l’impasse, et j’ajouterai même que certains cas ont été résolus avec moins que ça. Véridique. Tout est possible, du moment qu’on exploite à fond les pistes qui s’offrent à nous. Pas qu’à nous, d’ailleurs ! C’est aussi à ça que sert la scientifique et que servira la P. J.[1] quand elle récupèrera le dossier, ce qui ne devrait pas être long. Ne va pas te prendre la tête comme ça, c’est pas ce qu’on attend de toi. Contente-toi de faire ton boulot et de le faire au mieux avec les moyens du bord. Et si ces moyens ne sont pas ceux d’un thriller américain, où tous les indices apparaissent comme par miracle, alors tant pis. Les miracles, on n’a pas l’âge d’y croire encore. Pas l’âge ni le métier qui convient.

Sur le hochement de tête timide de son second, il s'enquit d'une accolade, un geste plus paternaliste qu'amical subtilisé à son précédent chef, qu'il assortit d'une parole à forte teneur consolatrice : « C'est bon, détends-toi un peu. T'as pas démérité, crois-moi. » Il releva ensuite la tête, par de larges rotations inspecta les parages.

— Au fait, ils sont où maintenant, Serge et Gérard ?

— Toujours dans la chambre, je crois. Pour étendre les fouilles.

— Ils ne comptent quand même pas retourner toute la moquette, si ?

Seul un haussement d'épaules lui revint. Comme Paul tournait son buste en direction de l'escalier, prêt à vérifier de lui-même cette assertion, l'agent Dupouy apparut à son sommet. Au fond des prunelles de Maillou s'éveilla un éclat.

— Quelque chose, Serge ?

Moins une question qu'une supplication.

Dupouy dévala les marches, l'air soucieux. Arrivé au niveau du chef de brigade, il lui glissa à l'oreille deux mots que le second, resté à l'écart, ne put entendre. Avec une similaire discrétion, Paul Maillou s'adressa à son tour à Serge. De sa réponse s'identifièrent quelques mots que son empressement n'avait réussi à enrober d'une même retenue : « Où ça ? »

Lorsque Serge Dupouy eut achevé sa réplique, Paul se précipita à l'étage. Enfin ! du nouveau, du concret, du solide ! Enfin, l'enquête pouvait connaître une issue. Dans sa fougue, Maillou en oublia le sous-brigadier, bloqué dans le vestibule ainsi que dans son désarroi. Toujours disposé à donner de sa personne, ce dernier prit soin de se rappeler au bon souvenir de son supérieur :

— Eh chef ! Qu'est-ce qu'il y a ? Ils ont trouvé un truc là-bas ? Chef, attendez ! Dites-moi au moins ce que c'est !

Sans ralentir sa montée, à son subordonné Maillou lança par-dessus son épaule un large sourire, ainsi que l'unique réponse qu'aucun des protagonistes présents sur la scène du crime n'escomptait encore entendre :

— Un miracle !

[1] Police Judiciaire ; en référence aux agents de la Police Nationale, en opposition à la Police municipale. La Police judiciaire est investie d’une mission d’enquête, sous l’autorité de la Direction Générale de la Police Nationale, ainsi que d’une large compétence territoriale, et peut être amenée à collaborer avec les agents de police judiciaire adjoints, dont les pouvoirs sont plus limités, dans la résolution de certaines affaires, notamment criminelles.

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