Martyrs

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Il avait appelé cela un miracle, et voici où ce miracle l’avait conduit. En y repensant, le brigadier se reprocha l’optimisme excessif de son qualificatif, considérant ce qu’il englobait.

— « Durant la nuit du 30 au 31 mars 1997, dans la commune de Notre Dame d'Islemortes, Gironde, ont été tués à leur domicile quatre des membres de la famille Dereuil : Patrick Dereuil, cinquante et un ans ; Liliane Dereuil, née Roussel, quarante-trois ans ; Maxime Dereuil, vingt-quatre ans ; Nicolas Dereuil ; trois ans. » …

Chaque mot aspiré des lignes du rapport d'intervention puis relâché au milieu de la salle, libre d'y déchaîner son horreur. Une lecture des faits froide, protocolaire, que Paul expédia sans en avoir conscience. L'exposé le plus éprouvant restait à venir.

— … « Les corps des victimes ont été découverts le mardi 31 mars au matin à divers étages du lieu du crime, et dans un état » … (il captura un filet d'air entre ses dents) … « dans un état de décomposition peu avancé mais d'altération sévère. Les premières conclusions médico-légales avancent le caractère post-mortem de ces mutilations ; les causes des décès étant, pour trois des quatre victimes, imputables à des hémorragies internes engendrées par un à plusieurs impacts d'un objet tranchant à lame longue, type couteau. Seule une des quatre victimes est décédée des suites d'une privation en oxygène par strangulation. »

Des détails propres à ébranler n'importe quel suspect, au regard de la nature des liens l'unissant aux trépassés. Antoine n'en fit pourtant rien, ses muscles n'accusèrent aucun tremblement ; Maillou douta même de le surprendre encore à ciller. Se tenait devant lui plus une représentation sculpturale d'un homme avachi sur son malheur qu'un homme de chair et de sang. D'un autre côté, s'il a déjà vu les photos, ce sont pas ces mots-là qui vont l'impressionner, admit-il. Théorie qui ne demandait qu'à se vérifier. À cette fin, il pouvait compter sur les conjectures qui allaient suivre. Cette perspective le ragaillardit, et il se laissa aller à l'improvisation, défait du discours préétabli au sein du rapport.

— Bien, ça c'était pour planter le décor. Maintenant, voilà comment on va procéder : je vais te donner la version des faits qui nous semble, aux collègues et à moi, la plus probable, puis tu vas à ton tour me partager la tienne, voir si on se retrouve à mi-chemin. Alors évidemment, rien ne t'oblige à déclarer quoi que ce soit ; enfin ça, tu as dû le comprendre, vu le nombre de mots que tu as débités jusqu'à présent. Mais je préfère te prévenir : t'as pas d'avocat, t'as personne pour te soutenir, donc si tu comptes sur un alibi miracle pour te sortir d'affaire, ce serait le moment de l'ouvrir.

Pas de mot, pas plus de mouvement.

— Ce qu'il ressort de l'enquête préliminaire, c'est qu'un individu, et j'insiste, un seul individu, a pénétré le domicile le 30 mars au soir aux environs de 22h30, armé d'un objet tranchant, et qu'il n'est pas entré par effraction. Soit parce que la porte était déjà ouverte, soit, et c'est l'hypothèse la plus plausible, parce qu'il était en possession d'un jeu de clefs. Qu'il a alors attaqué par surprise tes deux parents ainsi que ton petit frère au rez-de-chaussée, précisément dans le salon, la cuisine et le hall d'entrée, avant de monter à l'étage abattre ton grand-frère. À la suite de chaque meurtre, il a pris le temps de mettre en scène les corps. Ça, c'est les mutilations dont je t'ai parlé plus tôt. Comment il a réussi son coup sans se faire choper par l'une des victimes : mystère. Une fois tout ça fini, il a disparu dans la nature. Cependant, avant de déguerpir, il s'est quand même empressé de se débarrasser de son arme, a peut-être même pensé à la cacher, pile sur le lieu de son crime. Et c'est là que ça devient intéressant.

Une page fut dégrafée du dossier, glissée en travers de la table jusqu'aux mains amorphes. Une photographie couleur d'un couteau barbouillé de sang et de peau, à la pointe recourbée sur la gauche.

— Cette arme, reprit Maillou, est-ce qu'elle te rappelle quelque chose ? (Le silence l'invita à répondre pour Antoine) Il s'agit d'un couteau de chasse. Tu vois ce petit crochet, au bout ? Sa forme a été pensée pour retirer les abas des animaux. Mais c'est un détail que tu connaissais déjà, n'est-ce pas ? puisque c'est le tien.

Imposante et grave, lestée sans ménagement sur le bois, cette dernière phrase s'appesantit sur la table comme les crânes. Paul n'hésita pas à lui donner plus de corps, ses yeux enfoncés dans l'auditionné :

— Le tien, Antoine. On le sait, c'est ton arme. Elle était sous ton lit. On y a relevé tes empreintes, et uniquement les tiennes. Comment tu expliques ça ? … Vraiment rien ? D'accord, ne réponds pas si tu n'y tiens pas, de toute façon la conviction des autres agents est déjà pleine et entière. Je t'avoue que la mienne aussi. Si ça ne suffisait pas, on a aussi tes chaussures. La bonne pointure, les bonnes semelles, elles correspondent aux empreintes laissées par le meurtrier, même style. Leur état indique peut-être qu'aucune de ces paires n'a été portée le soir du crime, mais ça reste un élément à charge de poids. Et puis, il y a le reste : ton passé, ta réputation, celle de ta famille et cætera. Personne ne peut attester t'avoir aperçu hors de la propriété de tes parents aux heures du crime, pas même le gardien du cimetière, qui ne t'y a trouvé qu'au petit matin. On ne t'a vu nulle part, cette nuit-là. Moyens, mobile, opportunité, faisceau d'indices, aucun témoin de moralité, c'est plus qu'il nous en faut pour te…

— Pourquoi ?

Deux syllabes, un seul mot, soufflé sur la tirade du brigadier. Elle avait été une intervention si discrète, si fluette, que l'agent Maillou s'imagina un instant l'avoir bâtie dans l'écho de sa propre voix.

— Tu as dit quelque chose ?

— Pourquoi je l'aurais fait ? Y'a un mobile, c'est quoi ?

Ses premières paroles. Délavées, d'une plate intonation ; elles s'analysèrent comme un pas vers la victoire de Maillou. Il avait donc vu juste. Confronter la réalité policière à celle du suspect devait toujours mener à une opposition frontale, de petite ou grande envergure. Une conversation s'établissait, à un rythme lymphatique que le policier aguerri n'entendait ni brusquer ni précipiter.

— Tes parents t'ont fichu dehors. À la rue sans fric, sans autre plan de secours que celui de t'asseoir sur un bout de carton mou et de tendre la main pour récolter une pièce ou deux. Te fatigue pas à nier, tout le village est au courant. C'est ce qui arrive quand on vit dans un patelin paumé comme Notre Dame : on ne peut rien garder secret.

Moins de mille sept-cents habitants au dernier recensement. En effet, la rumeur n'avait pas dû perdre de temps à déplacer sa forme ingrate de foyer en foyer, Antoine le concevait sans mal. Pour autant, la véracité de ce fait ne devait pas induire celle de la thèse privilégiée par les agents. Son exclusion familiale, le mobile idéal, cela se tenait, mais il avait pour intention de s'en défendre du mieux qu'il pouvait, nonobstant son état de fatigue écrasant ou la douleur que la contemplation des clichés policiers avait déclenchée, plus tôt dans la journée.

D'effroyables images. Des instantanés, marque Polaroïd. Phagocytes mentaux. Antoine ignorait que les enquêteurs avaient encore l'usage d'un outillage aussi archaïque ; à ses yeux, ces photographies ne se raprochaient pas des pièces dérobées dans les locaux du commissariat qu'il s'était figuré. Étrange, mais le maigre financement dévolu par la petite municipalité à sa police pouvait expliquer cet anachronisme. Pendant des heures, au cours de la matinée, Antoine avait essayé de recentrer son attention sur ce paradoxe, d’entièrement se consacrer au support photographique, au détriment du contenu, car lorsque son esprit avait consenti à se dédier à l'étude des images, chassant à peine l’effet de flou mentalement apposé, il n’y avait soudain plus eu d’énigme ni de paradoxe. Plus rien de caché ou codé. Rien que du sang et des corps déchirés.

Tant de sévices et autant de façons pour un être humain de se transformer, se déformer. L'on ne s'était pas contenté d'abattre ses proches, on avait profané leur cadavre. À coup de surin, les chairs avaient été dépiautées avec le soin accordé à une pièce de boucher, la peau écartée sur le revêtement veiné des muscles, la membrane purpurine ou beige cendreuse d'un organe, le magmas jaunâtre de la graisse. Nul ouvrage d'anatomie n'eût été si cru ni si complet. C'était donc à cela que ressemblait une orbite dont on avait retiré le globe oculaire : à une cavité de faible profondeur, percée en son centre d'un trou bien plus étroit qu'Antoine l'aurait imaginé, pour peu qu'il eût un jour envisagé de s'arrêter sur si morbide considération. La zone orbitale s'était révélée étonnement lisse et uniforme ; elle avait l'air presque douce au toucher. Aussi douce et polie que le tube intestinal, déroulé sur près d'un mètre. Retiré du ventre de son petit, tout petit frère. Nicolas n'avait plus d'intestins, Maxime plus de visage. Liliane, sa pauvre Maman… Qu'avait-on fait à sa poitrine ? Et de sa poitrine ? Les deux sacs graisseux peut-être s'affichaient sur un autre cliché, que les agents n'avaient pas estimé utile de présenter. Précaution inepte, à moins qu'elle ne fût jugée trop cruelle. Antoine avait timidement soulevé cette idée, avant de l’évincer avec tout ce qu'elle charriait dans son ombre. Pire que cela, il y existait donc pires traitements encore que cet étalage organique.

Et il en serait responsable ? De ça ?

Les accusations de Maillou s'étaient engagées dans le rayon de ses pensées, avaient déjoué la peur et l'affliction pour infiltrer ses canaux auditif qu'elles avaient remontés, jusqu'à son cerveau, auquel elles avaient volé une réponse soutenue par un instinct de préservation qui ne s'était encore éteint : Non, ça tient pas la route. Qu'il disposât d'un moyen autant que d'une opportunité de perpétrer ces atrocités, soit. Lui-même ne l'aurait nié. La nuit du 30 au 31 mars lui était inconnue, date parmi les dates qui parsemaient ses mois de vagabondages, toutes similaires, toutes éjectées de la mémoire sitôt le Soleil levé. Au vrai, ses journées avaient fini par adopter le profil décousu et distancié de l'abus narcotique. S'il les regardait, il n'y distinguait plus rien ni personne, pas même lui.

Ce 30 mars, « où était-il, qu'avait-il fait, avait-il croisé qui que ce soit ? », les policiers demandaient, et Antoine n'en avait pas la moindre idée. Il était bien rentré à Notre Dame environ deux semaines avant les faits, conservait toujours sur lui de quoi assurer sa sécurité, couteaux de poche d'une envergure toutefois plus modeste que celle de l'arme déposée devant lui. Pour n'importe quelle autre victime, il aurait permis au doute de le gagner, peut-être jusqu'à avouer ses fautes, quitte à ne point y croire à cent pour cent. Pourquoi pas ? la prison lui aurait garanti un toit ainsi que deux ou trois repas, à défaut de goûteux, plus nourrissants que ses petits larcins. Au vu de son actuelle déchéance, le projet aurait mérité réflexion.

Pour n'importe quelle victime, oui, mais sa famille, sa propre mère…

— Tu trouves cette excuse un peu légère ? Pas de problème, j'ai mieux.

Une seconde exploration du même dossier, dont les pages furent tournées avec une vitesse et une dextérité soulignant le doigté de l’agent expérimenté. Des derniers documents, fut extraite une paire d'enveloppes brunes.

— On est tombés là-dessus.

Paul décacheta une première enveloppe, de laquelle il retira un carré de papier glacé. Face cachée, l'objet fut une nouvelle fois confié à Antoine. Celui-ci hésita à s'en saisir. Encore un Polaroïd, comme au matin, encore une pièce à conviction, devina-t-il. Avait-elle, elle aussi, été capturée sur l'un des cadavres ? Quelle image, monstrueuse vision, aurait-il à y découvrir ? Avant de s'exécuter, il interrogea les probabilités, les bases de la philosophie et de la sociologie qu'il ne domptait pas. Le besoin de dénicher une vérité derrière toute énigme pouvait conduire le chef de brigade aux pires extrémités, en théorie, mais qu'en était-il de la pratique ? Si la douleur de l'autre ne devait pas l'ébranler, sa capacité à briser l'esprit humain ne connaitrait aucune limite.

S'il trouva cette inclination éventuelle peu réaliste, Antoine planta néanmoins ses molaires dans la chair de sa joue, une fois la photographie en main. Lorsqu'il retourna le cliché, sur les instances de Maillou, une vague de soulagement décontracta ses épaules.

— Tu le reconnais ?

— Ouais. C'est moi.

Sur le Polaroïd : un petit garçon. Tout nu. Si jeune, on ne lui aurait donné plus de cinq ans. L'enfant se désintéressait de l'objectif, tout indiquait qu'il ne l'avait pas remarqué ; il désignait du doigt et du regard un élément hors-champ, quelque chose d'intriguant ; ses lèvres formaient un « Oh » enjoué. La netteté de la photographie, altérée par le grand âge autant que la piètre qualité de l'appareil, jetait un effet brumeux sur la scène, si bien qu'aucune partie génitale ou contour marqué chez le garçonnet ne se distinguait. En bref, se présentait une tache blanche de petite taille, indéniablement humaine, dont les cheveux blonds partaient se confondre avec la pâleur d'un crâne à la rondeur parfaite. La forme globale du visage et ses composantes suffisaient pourtant à dévoiler l'identité du sujet.

— Sais-tu où on l'a trouvée, cette photo ?

— Dans un album ?

La sévérité dans le regard de Maillou laissa entendre qu'il ne se contenterait pas d'une réponse aussi triviale.

— Elle était dans une boîte, sous un lit.

— Encore le mien ? ironisa Antoine.

— Celui de ton grand-frère. Il y'en a d'autres, des dizaines de ce genre, toutes planquées sous son sommier.

Antoine sentit un voile de sueur glacée l'envelopper. Il renforça la pression de ses doigts sur le carré de papier qui se tordit dans un hoquet. Un discret clac que les deux hommes perçurent, un nœud au fond de l'estomac.

Dans un mouvement ralenti, Paul déplia son bras. Entre les phalanges de son index et majeur, il coinça l'angle supérieur gauche de la photographie, qu'il enleva avec précaution des mains d'Antoine, comme s'il avait craint d'être mordu.

— Tu saurais m'expliquer pourquoi ?

Sans ôter les yeux de ses paumes nues, Antoine secoua la tête. Il n'y avait rien à en dire. Jamais. Rien qui ne valût la peine d'écarter les lèvres. Tout cela appartenait à un passé plongé dans un sommeil aux confins du trépas, pas tout à fait mort, mais nullement disposé à s'éveiller.

— Il les préférait pas formés, hein ?

— S'il vous plait…

La fin de la supplication, plus expirée que chuchotée à ses mains vides, passa en-deçà du seuil auditif. Le chef de brigade, loin du monstre d'antipathie qu'il prétendait incarner, en devina cependant le contenu : « Taisez-vous. »

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