Dichotomie

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Deux pères que rien ne rapprochait, hormis le fait d'avoir établi leur descendance.

Le premier : un homme d'affaire influent, propriétaire d'une production viticole à succès dont la dernière cuvée « Domaine du Moulin » était en passe de décrocher, à ce qu'il se murmurait dans le milieu, un nouveau prix. Roi d'un château vide, l'homme parcourait les cent-quatre-vingts mètres carrés de la villa qu'il avait voulue, à l'époque de sa construction, au milieu des années 60, en harmonie avec l'architecture de la région sans pour autant dénigrer ses origines italiennes, objet de fierté. À ces fins, en avait-il confié la réalisation à un entrepreneur sicilien de renom, immigré de longue date installé sur la Côte d'Azur où il avait délocalisé sa société de grande réputation. À ce compatriote trapu et velu devait-il donc la splendeur des colonnes de marbre jalonnant la façade de la bâtisse de même qu'une partie de la pièce à vivre, et dont la matière première, importée de Milan, avait requis la rédaction d'un chèque que beaucoup d'Islemortois rêveraient de tenir entre leurs mains, pour le seul plaisir de constater de leurs propres yeux la noblesse des courbes surréalistes d'une somme aussi mirobolante. Dire que cet industriel riche à millions avait eu l'audace, en présentant la facture, de souligner sa munificence, incarnée en la modique ristourne de quelques centaines de francs dont il avait, de son chef, gracieusement fait bénéficier son bon client et frère de terre, à l'écouter. « Allons, fratello, ça me fait plaisir. », avait-il minaudé d'une voix de fausset, faisant rouler son r au fond de son goitre tel un chat dont l'on aurait flatté le gosier. Outils aux ceinturons et sueur au front, les ouvriers, des Roumains pour la plupart, avaient accompli l'exploit de concilier efficacité et rapidité, si bien que les deux étages de la villa étaient sortis de terre en moins d'un mois, affligeant au passage un vicieux coup de butoir aux propriétés environnantes, qui virent dans l'instant leur valeur perdre plusieurs chiffres sur leur total. Impressionnant autant par son volume que par sa somptuosité, le Manoir Sirinelli, comme alentour on le nommait, une note de raillerie en gorge, s'imposait comme un bijou d'architecture moderne qui n'avait rien perdu de ses racines latines ni de son attachement aux traditions de son lieu d'ancrage. Sa structure interne, de sa cohorte minérale à ses solives, en passant par ses nombreuses IPN, en plus de vingt années d'existence n'avait jamais blêmi.

Aujourd'hui, la villa conservait donc la fraîcheur et puissance du jour de sa naissance, prête à affronter à nouveau l'implacabilité du temps, de même que la morosité de son maître qui, ce jour, usait sans but ses talonnettes sur son carrelage de pierre naturelle.

Lorsque Giorgio Sirinelli passa, comme chaque matin, devant la chambre de sa fille, il prit la peine d'y faire halte. Pour cette fois, les quatre kilos cinq de Bellini ne lui barraient pas le chemin. L'animal avait dû traîner sa carcasse osseuse vers d'autres zones mortes, pour s'y laisser mourir à son tour. Enfin, ce ne serait pas trop tôt. Seules quelques heures, égrainées comme le sable filtré, séparaient aujourd'hui le chat de son extinction, que ni son esprit ni son organisme ne se fatiguaient plus à retarder. Son estomac jamais plus ne s'emplissait ; il était rassasié de jours. En plus de l'ammoniac caractéristique, son urine se chargeait d'une odeur grasse et alcoolisée, voisinant une pomme pourrie tombée sur le sol. Ses reins étaient touchés, deux sachets rabougris vampirisés par les bactéries. Désintéressé de la nourriture, des jeux et rapports sociaux, ses activités intramuros se limitaient aux allers et venues entre le pas de cette chambre et toute tanière fraiche au fond de laquelle il arrivait encore à se faufiler sans trop d'effort. Giorgio le concevait. Celui-ci ne trouvait non plus la force de se battre pour la survie du vieux félin.

Posté devant la porte, il en étudia le revêtement coloré. Assez froid, nonobstant la peinture d'un blanc passé tirant sur le jaune. Cette couleur, comment l'avait désignée l'entrepreneur ? « Craquelin », ou quelque chose d'approchant. « Crrrrraquelin », c'est bien cela. L'accent avait encore contrefait le terme lorsqu'il l'avait roucoulé aux oreilles de Giorgio, qui n'y avait accordé qu'un demi-intérêt. Blanc, jaune ou crrrrraquelin, qu'en savait-il ? D'ailleurs, qu'en avait-il à faire ? Qu'on lui présente la note sans manières ni faux-semblants, qu'il signe chèque sur chèque, autant que nécessaire, que sa demeure réponde à ses aspirations ; le reste ne devait pas plus le concerner, à l'époque. Aujourd'hui, ce reste, de l'empathie écœurante de ses amis à ce craquelin, demeurait tout ce qui pouvait encore le concerner.

Giorgio caressa le galbe nuancé de la poignée. Cinq secondes d'inertie, d'hésitation. Cela fait, la bravoure lui revint, assez pour empalmer les formes de l'ouvrage, puis les faire basculer.

Confinée depuis plusieurs mois dans une ataraxie moite, engorgée d'obscurité et de particules de poussière dansantes, la pièce libéra aux narines un saumâtre effluve, rance en surface, acide en sous-couche. Une odeur de renfermé. Elle y macérait, et de longue date.

Sur un froncement de nez, Giorgio mêla son corps à ces chapes. Fortes à ce point… aucun exil prolongé n'en eût engendré de pareilles, pas sans l'appui d'une seconde source, plus discrète, mais au moins d'égale puanteur. Posant ses yeux au sol, il devina l'identité de cette autre souche olfactive. Elle accentua sa grimace répugnée.

Elle était une mare brunâtre de faible circonférence que personne n'avait osé nettoyer. Négligée depuis tous ces mois, la flaque de sang caillé s'était logiquement asséchée, et sa surface déshydratée ne présentait plus qu'un vernis craquelé sur lequel jamais une chaussure n'aurait dérapé. Pour autant, Giorgio l'avisa comme le plus menaçant des marais. Avec elle, reprenaient forme tous ses démons. Cette flaque, qu'il voyait comme une étendue aussi fangeuse qu'une tourbière fumante, s'imposait à sa peur. L'arôme ferreux du sang imprégna sa langue et ses sinus.

Un exutoire, et vite ! Son royaume pour un exutoire ! Un objet au hasard découplé de ce sol maudit. La fenêtre et son verre brisé… Même cela lui était encore trop difficile. Le lit, voilà qui était mieux ; la forme du corps de Gabrielle ne s'était pas imprimée sur le matelas. Les étagères, bien bien bien…

Le bureau. Il porta son choix sur ce dernier meuble et la machine calée dessus. L'ordinateur avait depuis si longtemps été contraint au sommeil, sa mécanique avait dû en être affectée, encore que Giorgio ne pût jurer de rien, faute de connaissances solides en informatique. Un service entier de quatre spécialistes avait été dédié à ces tâches, à la production viticole, le dispensant d'avoir à ne serait-ce qu'envisager de s'interroger sur la première défaillance de son ordinateur professionnel. D'autres s'en chargeaient pour lui. Personne pour l'épauler cette fois ; même les enquêteurs y avaient renoncé, au temps de leurs investigations de façade, après ces dix bonnes minutes à survoler le contenu numérique, plus par charité que vraie conscience professionnelle. Tout seul, et Giorgio ne se découragea pas. Le bouton de la tour illumina sa main d'un reflet cobalt, suivi d'une autre lumière d'un violet soutenu en provenance du coin droit de l'écran. Un ronronnement, celui de la machine en chauffe. Des grésillements égrappés à intervalle régulier, une sonnerie dont les stridulations s'étirèrent sur quelques secondes, et la plaque de verre scinda son image noire, comme une paupière en train de s'ouvrir, sur un fond si bleu, si vibrant qu'il aveugla la chambre et son occupant. À travers des larmes brûlantes, Giorgio aperçut une nuée de fines lignes blanches strier l'écran, suite de lettres et de chiffres qui se déroula sur plusieurs pages avant d'être chassée par l'apparition du bureau numérique.

Ses capacités visuelles retrouvées, il salua l'interface : une photographie vieille de dix ans et mal dimensionnée sur laquelle Gabrielle, âgée de sept ans, accueillait l'objectif par un large sourire. Elle n'avait plus jamais aussi bien souri. Au second plan, de part et d'autre de l'enfant, se tenaient les parents Sirinelli. Sophistiqués, presque guindés dans leurs vêtements du dimanche. Giorgio se souvint : à l'occasion de ce portrait de famille, avaient été épluchés les curriculum vitae des photographes professionnels de la région, et les tenues confiées trois jours plus tôt aux bons soins d'une blanchisserie bordelaise de renom. De par sa netteté et son agencement quasi arithmétique, le résultat dégageait l'impression de perfection artificielle d'une publicité des années 20. Cela dit, Denise n'avait pas eu à forcer de trop sa nature. N'eût été son air pincé, elle détenait une grâce indissociable de sa personne, qu'avec le temps Giorgio avait failli oublier. Un côté vieille France, qui aujourd’hui tendait à se perdre. Le cliché le ramena à cette ancienne élégance et ancienne figure. La maladie, si l'on devait la nommer ainsi, n'avait pas affligé son visage de l'époque, bien que madame Sirinelli souffrît déjà une minceur inquiétante. Sans parler de sa pâleur, en grande partie imputable à sa rousseur naturelle.

Si un détail retenait plus que d'autres l'attention, c'était celui de la tendresse maternelle de cette femme, que la photographie illustrait par l'immixtion d'une main sur l'épaule de la fillette. Posée, caressante dans sa retenue. Aux côtés de cette alliance mère-fille, l'homme complétant le portrait paraissait en retrait, non au point de faire figure d'intrus, plutôt de convive de moindre importance. Avec son visage verrouillé et ses mains croisées sur son bas-ventre, s'était-il de lui-même exclu du tableau familial. En cela, le portrait traduisait plus qu'il ne le souhaitait la réalité du foyer. Giorgio le savait, Denise le savait, seule Gabrielle avait été épargnée par ce triste fait. Dans le cas contraire, jamais n'aurait-elle choisi ce fond d'écran. Chance pour Giorgio d’avoir intercepté les lettres de son ex-femme avant que leur fille ne les récupère ; une chance insolente, autant que cette subtilisation.

Au-dessus de l'épaule pixelisée de son double, il repéra une icône sous-titrée « Écrits ». Il considéra la souris, d'un souffle chassa du dos de celle-ci la pellicule de poussières, puis y apposa sa main. Déplaça la pointe du curseur jusqu'au dossier susdit dont il détailla le contenu. Cinq documents électroniques aux intitulés sibyllins. Des textes originaux. En fervente admiratrice des beaux mots, Gabrielle avait tôt développé un penchant logique pour l'écriture dans sa forme la plus désuète, tragique et ampoulée, beaucoup trop pour détenir un quelconque potentiel éditorial. Peu importait à Giorgio leur noirceur ou emphase ; ces textes étaient l'œuvre de sa fille, et les lire équivalait, dans une moindre mesure, à partager à nouveau ses mots les plus francs et les plus intimes. Écouter Gabrielle encore une fois, et pourquoi pas tous les jours ? Récupérer ces documents pour les apprécier, les imprimer, voire les diffuser à grande échelle, leur trouver un public. Il n'était rien ou presque que renommée et argent n'obtenaient. L'idée le séduisit.

Se remémorant les instructions des techniciens (« Voyez, M'sieur Sirinelli : vous cliquez sur le côté droit de votre souris. Voilààààà… Puis vous placez la flèche sur le menu déroulant, à la ligne « Sélectionner tout », ici, en bleu. Baissez la main, allez-y, allez-y… »), il procéda étape par étape. Le menu déroulant, « Sélectionner tout », un seul clic.

Une invitation, collée sur une bannière grise : « Sélectionner les 6 éléments ? » Comment « six » ? Tête penchée, il étudia le message, dans son esprit le tourna puis le retourna, décidé à le secouer pour en décrocher l'explication à ce total erroné. Six annoncés pour cinq affichés. Sans renier l'ampleur de ses lacunes dans le domaine informatique, véritable serpent de mer technologique, Giorgio ne pouvait décemment s'imputer si grossière confusion. Placardée devant son visage, l'interrogation se fit insistante : « Sélectionner les 6 éléments ? », « Sélectionner les 6 éléments ? », « Sélectionner les… »

« Ok » Nouvelle bannière, typographie accentuée : « Le document sélectionné est protégé par un mot de passe. » Un fichier… caché ? Était-ce au moins réalisable, matériellement parlant ? Mais à la réflexion, quelle prouesse demeurait inaccessible en ces temps de progrès véloce ? Davantage porté par l'intuition que la connaissance, Giorgio explora de nouveau le menu déroulant, s'attarda sur « Lire les informations ». Six fichiers, aucun doute possible. Six documents texte. La fenêtre dépliée vis-à-vis de ses yeux plissés proposait un détail des éléments, sur lequel il centra son attention fatiguée d'homme un peu dépassé. Il le repéra alors. Un document « Journal », flanqué d'un minuscule cadenas orangé. Double-clic gauche, « Révéler l'élément ». Victoire.

Pas si vite. S'opposa à lui une fenêtre plus étroite, assortie d'une barre d'entrée surmontée d'une nouvelle invitation : « Veuillez saisir le mot de passe ». Sacrée embuche. Un mot de passe, autant dire une infinité de possibilités : date significative, nom, pseudonyme, référence culturelle, sans compter les combinaisons les plus tordues. Extraire de ce fouillis numérique l'ordre exact de caractères relevait du miracle, plus que du hasard. Giorgio s'essaya pourtant à l'exercice. Le prénom du dernier petit-ami de Gabrielle ? M-A-T-T-H-I-E-U. Message d'erreur. La date de leur rencontre, en ce cas ; encore eut-il fallu qu'il la connût. À moins que le sésame n'eût entretenu aucun rapport avec une relation amoureuse, mais avec un élément plus trivial, telle que la date de naissance de l'intéressée. 0-1-0-7-1-9-8-0. Message d'erreur. … 0-7-8-0. Message d'erreur. Évidemment, Gabrielle était plus fine que cela.

Ou bien l'identité d'un membre de la famille, le nom de son chat adoré, par exemple. B-E-L-L-I-N-I. Message d'erreur. Tout de même pas celui de son père ? Non… À demi dissimulés derrière la bannière, les êtres picturaux du fond d'écran, par leurs œillades sentencieuses, firent émerger en Giorgio sa récente réflexion : Pas choisie, pas choisie… Si elle avait su. Mais elle a choisi cette photo.

D-E-N-I-S-E. Une page rayée de noir emplit l'intégralité de l'écran incrusté dans son imposant bloc blanc, dur, froid.

Séquence de dates, narration à la première personne, phrasé simplifié, style sans concession et mise en page anarchique. La serrure virtuelle du journal avait été crochetée. Fort de cette prouesse, Giorgio congédia de son esprit les semonces assénées par sa morale, promena ses yeux sur le document en recherche de confidences, d'aveux de joie, de chagrin, de doutes que Gabrielle entendait partager avec elle-même, mais à la suite de qui Giorgio devait aujourd'hui venir. Son exploration ne se fit pas sans écueils. Initiée quatre ans en arrière, la rédaction avait connu des variations difficiles à apprivoiser, le ton aussi changeant qu'un ciel de printemps, les ellipses éparpillées, noms et évènements jetés sans mise en contexte préalable. Dépouillé de la nature artistique des précédents essais libres, l'écrit n'avait pas vocation à être publié ni compris. Pas même à être relu, sinon de son auteur.

Au gré de sa lecture, Giorgio se donna l'impression croissante d'errer en aveugle sur une propriété pénétrée par effraction, et que l'on avait agrémentée de colifichets dont la valeur ne résidait ni dans la contemplation ni dans la compréhension, mais dans l'unique possession. Tant de confessions dispensées sous son nez qu'il ne décoda que pour moitié. Quant à la moitié restante, il eut à la découvrir sur une moue contrariée. Nulle place pour l'interprétation ; cette partie comportait une myriade de passages libertins par trop circonstanciés, qu'un père ne devrait jamais connaître. À ce stade, Giorgio s'aventurait-il dans les bas-fonds enténébrés du sanctuaire de son enfant. Sa petite fille, dont la lecture lui rappela le statut réel qu'il avait parfois négligé, celui de femme convoitée par plus d'hommes qu'il ne souhaitait le reconnaître ou savoir. Répugné, dérouté, peut-être blessé dans son orgueil paternel, il n'en fut cependant pas surpris. Loin d'en éprouver de la fierté, il n'ignorait rien des inconduites de Gabrielle, qu'elles fussent sexuelles, alcooliques, tabagiques, voire narcotiques. Comme il est traditionnel dans un village, les mots lui étaient revenus, mais lui les avait devancés. Bien avant eux, avant les murmures et les médisances, il l'avait vue : cette drôle de chose dans ses yeux. Elle ne possédait pas de nom, mais un magnétisme étrange, presque provocateur.

Il avait jugé plus sage de ne pas s'en mêler, et opté pour un retrait par lequel il s'était contenté d'observer. Une fois encore, par suite d'une nuit interminable de confessions angoissées, Cindy s'était interposée et avait plaidé en faveur de l'insouciance de la jeunesse, qu'elle-même avait expérimenté en son temps, et dont toute jeune fille, si elle restait maîtresse de la situation, en ressortait grandie. Au terme d'un long moment au cours duquel il avait ingurgité ces informations telle une amère médecine, Giorgio y avait agréé. Seize ans. Cindy n'était pas beaucoup plus âgée lorsque tous deux avaient commencé à se fréquenter.

Cindy… elle allait aujourd'hui sur ses vingt-huit ans, d'ici peu commencerait à exiger qu'il lui fasse un enfant. La mort de Gabrielle diffèrerait sans doute son projet, plus par respect du deuil d'un père que par véritable résignation. Un an ou deux de deuil, un honorable atermoiement. Cette temporisation ne s'inscrirait pas dans l'éternité : lorsque sonnerait le glas des trente printemps, l'envie se ferait plus prégnante. Une fatalité que Giorgio et ses cinquante-deux années redoutaient. Un autre enfant, dans ce monde, dans un monde dans cet état ? De son auriculaire, il gratta le bord de son alliance. Quelle absurdité c'eût été…

Doigt et pupilles balayèrent une par une, à vitesse soutenue, les pages affichées. Se succédèrent les dates, les semaines, des mois entiers jusqu'aux derniers jours du document. La trois-cents cinquante-cinquième page s'achevait sur la nuit du 18 juin 1996. « Achevée », la prééminence de ce terme sur tout autre synonyme ôta presque un entier degré à la température de la pièce. Ces écrits, ils étaient une allégorie qui s'ignore, le ton chutant, les phrases rampantes sur une feuille chaque jour un peu plus désolée. Les mots se trainaient, grosses limaces sur leurs sentiers de bave noire. Aux lignes jusqu'alors apposées avec la rigueur d'une partition musicale, s'était substituée une confusion rédactionnelle. Mots sans suite, idées décousues et pensées enchevêtrées. La fin du fichier en devenait écheveau de chagrin.

Mais si Giorgio concentrait son regard, derrière les larmes qui lui brouillaient la vue… Au cœur de ce désordre, il décela un nom.

Le nœud principal, point autour duquel tout s'enroulait et s'emmêlait. Sur le nœud Gordien, dont l'identité en huit terribles lettres ressuscitait sa malédiction de page en page, enfin posait-il le doigt. Avant le glaive.

Ce nœud que Giorgio devait trancher.

Il fut confié bien plus tôt dans cet étrange conte combien Giorgio Sirinelli se disait originairement persuadé de l'hégémonie du fait d'autrui dans tout malheur. Après que le fils Dereuil eut été disculpé par les forces de l'ordre, il avait subi l'effondrement de ses convictions. Non qu'il rejetât cet état de fait ou se fût mis en quête d'un autre coupable, mais parce que, de par cette débâcle, il avait eu à s'exhorter au doute : si la peine avait trompé ses yeux au point de faire de l'innocent son ennemi, alors ses yeux ne comptaient plus comme des alliés. La fin prématurée de Gabrielle ne devait jamais trouver d'autre responsable que sa propre victime, et fallait-il à Giorgio supporter seul le poids de sa douleur, impossible à décharger sur une tierce personne. Évacuer la souffrance symbolisait sa sempiternelle bataille contre des moulins à vent. Sa tristesse vivait en lui, comme la cause de celle-ci ne vivait plus. Il en était rendu à croire qu'ainsi il en allait, qu'ainsi il en irait toujours.

Et le journal ralluma le flambeau de ses vaines croisades. Puisqu'un coupable tout désigné s'ingéniait à jeter son ombre sur cette tragédie, il était du devoir de Giorgio de braquer la lumière sur ce dernier. Pour Gabrielle, pour la vérité, pour la justice ; pour duper le chaos de son existence, encore un peu.

*

Une fin de journée, à une autre date, sensiblement proche du précédent récit.

Le second père trimait à déloger sa carcasse rhumatisée du sofa sur lequel il s'était avachi. Un meuble boursouflé, âgé de quinze ans. Presqu'aussi vieux que le plus vieil enfant de la famille. Il avait, comme tout ancêtre, perdu de sa fermeté. Dorénavant, ses formes s'amollissaient autour d'un squelette de bois sec et craquant qui n'attendait qu'une masse fessière plus lourde que la moyenne pour céder. Mais tout bossu et fichu qu'il fût, Didier l'appréciait, son vénérable canapé.

Tout comme il aimait à dénicher les fissures coquines le long du vinyle imitation parquet. Ce parquet que chaque jour il affinait à force de frottements, ceux de chaussons de piètre qualité. Ses chaussons, ils méritaient que l'on s'y attarde aussi. Deux pièces de tissu écossais dont les coutures échevelées dessinaient un collier de barbe hirsute à leur pointe. Celle de gauche, plus lâche du fait de la tendance de l'homme à porter l'essentiel de son poids sur une jambe plus que l'autre, subissait l'amincissement progressif de sa semelle. Râpés, effilochés, des godillots bons pour les ordures. Didier les chaussait chaque jour, au retour du travail. Ils lui faisaient l'effet de nuages, auxquels il confiait ses métatarses endolories.

À mille lieux du faste des villas des nantis, des salaires à six chiffres et des possessions par trop luxueuses pour encore les apprécier à leur juste mesure, Didier Garmendia n'aspirait à rien de plus qu'à la sécurité de son foyer. Que cet objectif se parât d'une simplicité de classe moyenne ne l'affectait pas. Ses ambitions, il en était conscient, ne comportaient aucune forme d'extravagance. En soi, aucune honorabilité. D'aucuns auraient été en droit de le lui reprocher, viser les étoiles n'avait jamais tué personne, mais le père Garmendia nourrissait une méfiance incoercible envers les hautes espérances. Trop en attendre de la vie, et invariablement la vie vous décevait en retour. Ce jour devait, une nouvelle fois, donner raison à sa philosophie.

Sonnait donc l'heure du délassement post-labeur soutenu par une banquette soufflante et grinçante, ainsi que deux pièces brodées de rouge et vert. La gazette locale, un café bien chaud, mais peu corsé (sans sucre, cela valait mieux), peut-être le journal d'information télévisé en fond sonore ; et la nature morte, titrons-la Le repos du petit cadre, aurait été parfaite suivant les modestes exigences de Didier.

Les impératifs de la vie de famille en avaient décidé autrement, inconvénient qu'il avait anticipé autant qu'admis. Lorsque le devoir professionnel s'endormait, son lointain pendant, devoir familial, prenait la relève. Ce dernier ne chômait que peu. « Didier ! Tu peux aller récupérer le linge de Matt ? Je vais faire tourner une machine ! » Aussitôt, le père Garmendia faisait-il claquer les tendons de ses cuisses, pareils à des élastiques, quittait l'agrément de son divan puis raclait le feutre de ses semelles sur le faux parquet. Srrrrrp, le son rêche qu'en ces lieux on associait à lui. Deux srrrp successifs, le second plus bref et subtil ; toujours cette jambe moins sollicitée que sa comparse. Srrrrrp, srrp, Srrrrrp, srrp…

Le bruit s'éteignit au couloir, devant la chambre visée. En rendez-vous à l'hôpital Nord, Matthieu n'était en mesure d'autoriser son père à pénétrer son sanctuaire, ce dont Didier ne fit pas grand cas. Ces mois privés de la présence du fils de famille lui avaient enseigné l'art de s'asseoir sur sa politesse et de récupérer les pleins pouvoirs dans la gestion de son domaine. Encore que, dirigé par la déférence et la contenance, jamais ne se rendît-il coupable d'un abus de propriété. Le protocole ne bifurquait jamais : Didier entrait, faisait ce qu'il avait à faire, ni plus ni moins, puis repartait. Son visage impassible ne connaissait pas de variation, son esprit aucune hésitation chatouillée par la curiosité. À l'inverse de Martine, victime de sa nature féminine encline à la suspicion, il ne lui prenait pas l'envie ou le besoin hasardeux d'envoyer yeux et mains s'aventurer derrière un meuble, sous un tas de tissus ou sur les touches d'un clavier. Fourrager ne comptait pas parmi ses défauts, quoi que ses inquiétudes aient pu jusqu'alors lui dicter.

Ses muscles commandés par quelques réflexes ménagers, il obliqua vers la chaise de bureau, dont le dossier masquait sa couleur sous quatre strates de vêtements. À leur froideur et leurs froissements, Didier devina sans mal quelle destination s'imposait à eux. Purée, Maaaaaatt… Il coinça l'ensemble en une boule compacte et malodorante dans le creux de son aisselle, maintenue par son avant-bras replié, pareil à une longue pince, puis se prépara à opérer un demi-tour sec.

Se retournant ainsi, son regard croisa le flottement paresseux d'un drap déplié à sa gauche. Faufilé par l'interstice entre le mur et les huisseries de la fenêtre, un courant d'air s'amusait à le soulever puis l'abaisser, tel le coquin avec la jupe. Didier admira un moment la pantomime du tissu. Celui-ci avait été déployé autour des angles d'un grand rectangle, lui-même monté sur un chevalet de bois. Sur la tranche du support, avait été laissé à traîner du matériel artistique : beaucoup de tubes pour peu de pinceaux et un grand couteau à peindre.

Le penchant de Matthieu pour la peinture était fort apprécié de Didier, qui le jugeait plus sain que ce à quoi les individus du même âge tendaient à s'adonner. Aurait-il cependant préféré que son fils se passe du couteau ; cet objet avait toujours comporté beaucoup trop de risques à son goût, a fortiori ces dernières années. Mais en l'absence d'incident impliquant l'instrument, n'avait-il pu jamais légitimement le lui retirer des mains. Cela restait toujours moins nocif que le fils Dereuil, par bonheur disparu de la circulation.

Pour valable que lui semblait donc cette passion artistique, le tableau raviva ses vieilles craintes. À sa décharge, il est vrai que la mise en scène avait de quoi rendre sceptique : un effort d'isolement, lequel pouvait signifier la volonté de l'auteur de garder pour lui le contenu de son travail. Certes, il aurait aussi bien pu être question d'un souci de préservation de la peinture, que la lumière naturelle menaçait d'altérer, ou encore de la mise au repos d'une œuvre inachevée expliquée par la pudeur usuelle de l'artiste. Néanmoins, à en juger par les aléas mentaux récemment endurés par Matthieu, la suspicion déjoua en Didier la retenue que son caractère placide et respectueux ordonnait.

Son linge abandonné au sol, il s'approcha du chevalet. Dans un feulement, le drap glissa sur le châssis. Éclata aux pupilles la violence pourpre et noire d'une macabre scène.

La moitié supérieure représentait des monts de feu, surplombés de cieux couverts d'un grenat incandescent. Quant à la moitié inférieure, si elle reprenait la dominante flamboyante du reste de l'œuvre, elle dégageait une sensation plus sèche, plus désolée, friable sous l'épiderme. À l'inverse de la débauche de puissance étalée par son ciel apocalyptique, la zone terreuse se recroquevillait ; le front bas, elle se soumettait à une légion de forces supérieures. Jonchant un vallon aussi craquelé que la peau dartreuse d'un crocodile, des corps s'affichaient nus, rampants, s'humiliant dans la lumière menaçante d'un soleil magenta. Le sentiment d'extatique douleur qui s'en dégageait frappait à la poitrine. Rachitiques et dépouillés, autant de vêtements que de cheveux, ces malheureux viciaient leur forme en spirales organiques, la peau tréfilée sur l'axe d'une taille creusée jusqu'à l'os ou en travers d'un visage. Baguettes prêtes à rompre, les derniers membres n'ayant subi que l’affection de l'amaigrissement plongeaient dans les fissures de la terre, jamais ne se levaient. Implorer la clémence des dieux et démons ne faisait plus sens aux yeux des damnés. Pour clamer l'étendue râlante de leur misère, et répondre aux injonctions supérieures transcendant l'image « ÉCORCHEZ LES ESCLAVES ! », il y avait les bouches, trous si profonds qu'ils conféraient la sordide intuition qu'en cette zone du tableau le doigt n'y rencontrerait aucune résistance, qu'au fond de ces trous il s'enfoncerait au lieu de s'y poser. À elles seules, les bouches pulvérisaient le cadre de l'abstraction artistique, dissolvaient les couches acryliques, pour que de la prison de pigments chaque élément se délivre et propage son fléau à la réalité voisine.

Retranchées dans la pénombre, à la limite droite de l'œuvre, deux silhouettes avaient été épargnées par la folie déformante ambiante. En dépit de la migraine que cet effort lui déclenchait, Didier s'ingénia à combattre sa presbytie pour déchiffrer les traits de ces personnages, qu'obscurité et éloignement rechignaient à dévoiler. Des hauteurs inégales, des morphologies différentes, bien que d'équivalente robustesse. Un homme et une femme. Ils arboraient la même nudité que leurs congénères suppliciés, mais de cette exposition semblaient, pour leur part, faire un symbole de leur suprématie. Leur stature droite et digne, de même que leur haut port de tête induisaient qu'ils ne craignaient rien du déchainement des éléments. Peut-être… oui, peut-être fallait-il en déduire qu'ils commandaient l'extinction.

Didier s'imprégna de cette idée, concentra sa vision sur le duo dominateur. Ces visages ; leur peau lisse et tendue ne se limitait pas à souligner leur importance scénaristique, elle divulguait leur âge. Ils étaient jeunes, ils étaient beaux. Chacun d'eux portait les cheveux longs, l'homme jusqu'aux épaules, la femme aux reins. Une chevelure ondulante, si noire qu'elle absorbait l'ombrage jeté sur elle. Gabrielle en possédait une semblable. À bien y regarder, l'être de peinture la dupliquait, de sa fine carrure à ses grands yeux. Les mêmes, à ceci près que le total de ceux de la réplique défiait la Nature. Trois paires. Pourquoi cet étrange… non, cet ignoble choix ? Didier n'en dénicha pas la signification, ne s'y arrêta pas longtemps. Ses interrogations se déplacèrent au second protagoniste. Si l'être féminin empruntait sa physionomie à Gabrielle, son partenaire masculin alors…

Cette révélation l'encouragea à cesser là son inquiétante étude. De tout temps, Matthieu avait dirigé sa préférence sur le versant lugubre de l'Art, sans que cette inclination ne dépasse le stade de la reproduction. Il y avait eu sa période Memento Mori, gamme sombre mais encore bon enfant, en comparaison ; une phase mystique, également, lorsqu’il s’était essayé aux Christ anatomiques, ce qui avait suffi à effaroucher sa mère et la faire hurler au blasphème ; pouvait aussi être citée sa série à portée plus médico-sociale, par plusieurs allégories des troubles psychiatriques les plus originaux. Son illustration du syndrome de Cotard, ce malade déchiré de haut en bas étirant les plaies de ses bouche et ventre pour en libérer un second homme verdi par la décomposition, peuplait encore certains cauchemars de Didier. Des lubies insolites, bien souvent dérangeantes, mais toujours abordées avec le pragmatisme d’un artiste très terre-à-terre. Aujourd'hui, la passion de Matthieu était devenue obsession, dont son père craignait de découvrir la puissance.

Il y en a d'autres, hein Matthieu ? Si le matériel de peinture se languissait pêle-mêle dans un coin du bureau, aucune autre toile n'agrémentait la pièce. Didier ne s'y laissa pas prendre, sa conviction était acquise : il ne s'agissait ni du premier ni du dernier tableau. Il passa les lieux au crible, inspecta les cachettes les plus évidentes. Rien sous le lit, rien derrière le bureau ou le rideau, rien contre la commode. Les tiroirs les plus profonds renfermaient les classiques échantillons de petit linge roulé en boules ou désordre de fournitures scolaires. Pas une toile. Il vérifia la grande armoire en chêne. Sa double-porte s'ouvrit sur une rangée parfaite de vêtements pendus à leurs cintres, tous alignés avec un soin ainsi qu'une rigueur que d'aucuns auraient jugé stupéfiants de la part d'un adolescent. Au-dessous de la haie de tissu, trois paires de bottes se conformaient à cette discipline, le bout de leur semelle ne dépassant pas d'un millimètre une ligne invisible tracée devant elle.

Par acquit de conscience, il passa en revue les vêtements qu'il fit un par un glisser sur le segment de leur tringle. Lorsque le dernier eut rejoint ses semblables, Didier inclina le dos et la tête. Vide. Rien à en retirer, nulle part. C'en devenait affligeant. Bien qu'il espérât s'être fourvoyé sur les intentions de son fils, une sorte d'instinct, probablement celui de la paternité, persistait à lui assurer la validité de sa croisade : Ça cadre pas, il doit y avoir autre chose. En recherche de soutien pour son corps excédé, il tendit le bras, plaqua sa paume contre le fond de la garde-robe. S'étonna de sentir sa main s'enfoncer dans le bois. Il y avait du jeu, un écart. Le meuble était pourtant adossé au mur.

Didier réitéra son geste, sous ses doigts releva le tangage de la plaque. À ses oreilles dressées, se manifesta un son mat, typique de deux parois de même épaisseur claquées l'une contre l'autre, toutes deux plus souples que la brique ou le béton. Se détournant un instant de la garde-robe, il se rendit à la fenêtre dont il écarta les rideaux, en vue de dégager la voie au soleil de seize heures, lequel éclaboussa aussitôt le cadre du meuble et son double-fond. Du bel ouvrage. Même sous l'acuité d'une source lumineuse, la seconde planche ne révélait pas son imposture. Même matériau, même alignement, même jeu de vis disposées là où chacun les y aurait attendues, celui-ci s'intégrait en tout point à la structure interne. Un clone parfait du fond d'origine emprisonné juste en dessous. Sa présence signifiait tout : le bien-fondé de la méfiance de Didier, l'existence d'un secret chez Matthieu, une faute, un tort, sans doute, corps pourrissant qu'il n’avait ni force ni volonté d'enterrer.

Sans prétendre au titre de bricoleur émérite, Matthieu disposait d'assez d'esprit et d'habileté pour mettre au point un système lui garantissant un accès direct à sa cachette, sans que le mécanisme n'en devînt tape-à-l'œil. Un système composé de battants, de petites charnières plates bien huilées et de vis à tête écrasée. Son unique sophistication résidait dans l'efficacité de son camouflage. Le secret percé à jour, il fut facile à Didier de l'actionner et d'en découvrir les entrailles. Genoux au sol, il fit basculer vers lui la planche de bois. Apparurent dans l'ombre les contours rigides d'une dizaine de cadres agencés en quinconce, juchés les uns sur les épaules des autres, à la manière d'un mur de larges briques. Indéchiffrables gardées éloignées d'une lumière, les toiles renouvelaient la fraicheur de leur peinture à l'aune d'une humide obscurité ; l'odeur chimique et collante de leur mue pigmentée comblait les interstices.

Didier s'empara de deux tableaux au sommet de la pile, qu'il plaça sous la fenêtre. Ni les thèmes ni les techniques ne variaient ; une même rage aux nuances brûlantes imbibait les nouvelles toiles. Les deux scènes s'inscrivaient dans la continuité de celle du chevalet.

La mine grave, il sortit trois nouveaux tableaux, puis deux autres, puis encore trois. Quatre triptyques déployés au sol, sous ses pupilles resserrées par l'angoisse. Ce puzzle flamboyant donnait l'impression que le plancher était en feu. Dans l'ardence des œuvres, Didier plongea tout entier. Il y lut la fureur de l'Armageddon, le calvaire des infidèles, la destruction de Babylone la corrompue ; le Soleil noir, la Lune de sang, le ciel éraillé ; la terrifiante majesté des anges, le courroux des quatre cavaliers, et ces créatures démoniaques vouées à dévorer la Terre : le dragon rouge, le Léviathan, Béhémot. Bêtes issues des nuages, des mers et des terres, qui dans leur sillage souillent le monde de leur nombre maudit. Dans chaque visage, de chaque personnage, de chaque tableau, transparaissait celui d'un Homme qui n'était fait de peinture. Des Islemortois, des amis, commerçants ou voisins. Et tous sacrifiaient leur forme à une colère d'ordre divin, et tous versaient, par leur sang et leur misère, un tribut à ceux qu'ils avaient inconsciemment provoqués.

Eux : leurs corps enlacés au plus haut point du ciel, au-dessus des monstres et mourants, ils veillaient de leurs innombrables regards sur la rythmique de cette désagrégation. Gabrielle et Matthieu. Toujours aussi rayonnants, aussi dangereux. Dangereux…

Sans une émotion pour accentuer ses rides, Didier mit un terme à sa contemplation. Une par une, il ramassa puis rangea les douze toiles. Au fond de leur cachette, il les redisposa, sur elles rabaissa ensuite le second fond, dont il vérifia en hâte le bon encastrement. L'armoire refermée, il réépingla le drap aux angles du tableau sur le chevalet, enfin sur le plancher récupéra son tas puant de linge.

Rejouer la scène à l'envers puis s'en aller. Trop vieux, trop abîmé ou trop dévoué à sa famille, il n'entendait plus lutter contre quoi que ce fût. Il n'enclencherait aucun processus, ne convoquerait pas d'assemblée. S'en tiendrait à se préparer de son mieux à la suite des événements que, dans le moins sombre des cas, il pourrait toujours s'essayer à prédire. Il n'avait pourtant rien d'un devin, ce triste père de famille.

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