Contrition

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Extrait radiophonique de l’émission « Ce matin à Bordeaux », samedi 6 avril 1997, Gironde FM, rubrique « L’actualité judiciaire en bref »

Vous écoutez Gironde FM, « L'actualité judiciaire en bref » ; toute l'actualité girondine présentée par Philippe Jeanneau *indicatif musical*.

P. J. : Au sommaire de ce journal : l'auteur présumé de la tuerie de Notre Dame d'Islemortes mis en examen et écroué hier en fin d'après-midi. […] … suffisamment d'éléments à charge, le détenu âgé de seulement dix-huit ans sera incarcéré, sur ordre du procureur Dupin, à la maison d'arrêt du centre pénitentiaire **** de Bordeaux en l'attente de son jugement. Les forces de l'ordre n'ont pas souhaité communiquer sur les motivations de celui-ci. Nos sources nous ont toutefois rapporté que le jeune homme était défavorablement connu des services polices pour de multiples infractions mineures, et qu'il avait aussi été entendu un an plus tôt dans l'affaire du suicide d'une adolescente. D'autres informations devraient nous parvenir d'ici la fin de journée.

Dans les rues du village de Notre Dame d'Islemortes, la paix semble avoir retrouvé sa place. Les riverains, qui jusqu'à présent craignaient de quitter leur domicile, peuplent à nouveau l'espace public, pour le plus grand bonheur des commerçants. Nos journalistes sont allés recueillir leurs impressions à chaud ; tous se disent rassurés d'apprendre que leurs rues sont redevenues sûres. On ne peut qu'espérer qu'ils aient raison.

Plus de détails dans la suite de notre journal. Mais d'abord, un mot de notre partenaire. (…)

*

Quel que fût le jour, quelle que fût l'heure, du matin ou de l'après-midi, jamais ne faiblissaient les hurlements. Dès l'aube, aux premiers rayons, ils s'élevaient, jusqu'à la mort de ces mêmes rayons ; cinq heures de répit et ils repartaient de plus belle. Du calme qui autrefois baignait les coursives chacun avait eu à faire le deuil. Réclamations, récriminations, menaces ou injures n'y changèrent rien ; par-dessus ces voix offusquées, tonnait celle de l'effroi, dans sa forme la plus dévastatrice.

Des cris de damné, prompts à faire frémir les plus éprouvés des surveillants, au point qu'avait été déserté le couloir frappé par cette horrifiante hystérie. Depuis des jours, tremblaient murs d'acier et corps. Roulés à gros flots, les rugissements descendaient puis remontaient le gosier métallique, contre portes et fenêtre se brisaient, aussitôt de leur écume se régénéraient en de nouvelles vagues ronflantes. Ils avaient transcendé le quotidien répressif de la maison d'arrêt. De partout, on avait peur, à en confondre la veille et le songe, le jour et la nuit, la vie et la survie. Peur, mais nullement de l'autorité de la Justice ni de celle incarnée par les matraques des gardiens. Cette terreur ne tenait plus qu'aux capacités pulmonaires en apparence infinies de l'individu hantant la cellule 1089. Un homme retranché au mitard et dans les ténèbres. Possédé par un mal si prégnant que l'on avait fini par redouter de l'attraper à son tour.

Comme rapporté supra, les plaintes n'avaient pas manqué s'élever. À bout de nerfs, prisonniers et geôliers exigèrent de l'administration qu'elle ordonne le déplacement de l'auteur de ces nuisances. Elle n'avait qu'à le cloîtrer ailleurs, n'importe où pourvu qu'il ne reste pas ici, pas si près. « Il a rien à foutre en prison ! C'est une maison de fous qu'il lui faut ! » Pourtant, ce fut là qu'il demeurât, et ce jusqu'à la fin.

Lui qui n'avait pas libéré un son ni même un souffle au cours de son transfert. Pas un bruit sur le trajet entre le commissariat islemortois et la maison d'arrêt bordelaise. « Je sais » ; ses dernières paroles, elles remontaient à huit jours déjà. Depuis lors, le mis en cause avait semblé avoir emprunté son essence à l'abattement. Tel s'étaient présenté les choses aux membres de son escorte policière. Poupée de fer blanc aux proportions faussées, il s'était laissé bringuebaler par les agents de la paix. Poignets posés en X au-dessus du coccyx, manipulés sans précipitation, il avait accueilli l'étreinte des menottes, à chaque pression contre son dos avait amorcé un mouvement vers l'avant, actionné les rouages de ses cuisses, le pas rouillé mais stable, jusqu'au châssis du fourgon dont il avait franchi le hayon d'un levé de jambe, si raide et déstructuré que l'on aurait cru entendre ses articulations grincer à la manière de vieilles charnières. Une même rigidité avait marqué son installation à l'intérieur du véhicule. Sur le banc arrière, soutenu par les bras vigoureux de deux policiers l'ayant pris en étau, il avait coincé son dos, plus droit qu'une barre d'acier, dans les aspérités de la calandre, enfin subi la remontée de la route de campagne sans jamais pester contre les cahots ou virages qui le secouaient. Son visage tout du long avait conservé la passivité blanche d'une photographie mortuaire.

Si le calme du transfert n'avait pas été pour déplaire aux officiers, ce quart d'heure à scruter un emblème macchabéen aux yeux grands ouverts s'était révélé plus pesant qu'ils ne l'avaient envisagé. Quitter le fourgon, et surtout renvoyer le détenu vers d'autres lieux, leur avaient conféré autant de soulagement que si l'on venait de délivrer leurs épaules d'un joug de garrot.

Confié à d'autres mains expertes, le prisonnier avait traîné son apathie sur les droites et tournants des couloirs du centre pénitentiaire jusqu'à sa cellule. Il n'avait pas pris la peine de la découvrir. Une fois projeté dans ce carré de trois mètres sur deux et demi, il avait braqué son regard sur le mur face à lui, poinçonné l'horizon par-delà les blocs de pierre en quinconce. Ainsi que les surveillants l'y avaient invité, dans le matelas de son lit réglementaire il avait calé son bassin. Ses mains désentravées, elles ne s'étaient pas élevées ; ses bras s'étaient affaissés de part et d'autre de son corps. Les gardiens n'en avaient rien dit. Leurs attributions plurielles et variées n’incluaient pas la gestion de l'inertie des incarcérés. En toute franchise, ils s'en passaient bien.

Sur quoi, la cellule avait été désertée, sa porte refermée sur la silhouette de son occupant, le verrou enclenché. Derrière le déclic du passe-partout sorti de son encoche, avait glissé sur l'air un son à la mélodie montante, de grave en aigu, celui d'une inspiration faufilée entre deux lèvres puis répercutée contre les parois de la fosse gutturale. À la vérité, personne, au sein de la maison d'arrêt, n'y avait réellement prêté garde, et le protocole s'était achevé sans inquiétude ni méfiance. Le personnel avait tourné les talons, l'esprit rendu à d'autres futures besognes, quand dans les dos avaient retenti les cris. Surveillants et gérants d'un bond avaient fait volte-face. Avaient examiné sous toutes ses coutures la porte dont le lourd blindage, alliage censé résister même au tonnerre, semblait soudain détenir la densité d'une feuille de papier. Le souffle coupé par la stupéfaction, nul n'avait osé émettre de commentaire, bien que tous se soient sur l'instant rejoints dans une même pensée : Qu'est-ce qui se passe ? De la quiétude du ciel d'une nuit d'été, avait émané la furie grondante de l'horreur.

Cette horreur pourtant, à l'inverse de son vaisseau, n'avait ni corps ni voix. Elle prenait sa source dans l'immatérialité de la tête du détenu, que beaucoup avaient entrepris de percer à jour. Depuis la tragédie, médecins, journalistes comme profanes de tout coin de l'hexagone avaient manifesté un intérêt féroce pour sa santé mentale. À grand renfort de scanners cérébraux et séances de psychanalyse, vécus comme de véritables vivisections, ces opportunistes avaient tenté d'éplucher sa psyché, de trifouiller « Et par ici ? Sur la droite peut-être. Soulevez… Grattez un peu, pour voir… », d'en extraire la part ténébreuse. Personne ne la découvrit. Le condamné devait en affronter seul l'hostile visage.

Antoine avait beau se labourer le cuir chevelu au sang, de la tranche des ongles ou des pointes d'une fourchette, dans l'espoir d'émietter ces cauchemars éveillés dans une nappe de peaux mortes, ces derniers étaient fermement implantés. Hors d'atteinte, au fond de son crâne.

Son père lui avait un jour parlé d'une affection parasitaire touchant les moutons. Dans sa jeunesse, Patrick avait travaillé un été comme berger d'appoint, et à cette occasion avait constaté un phénomène singulier : les bêtes perdaient l'équilibre, les unes après les autres. Chaque heure, un mouton s'écroulait sur le flanc, sans prévenir, sans cri ni autre symptôme notable. On avait procédé à l'examen approfondi de l'une des bêtes, euthanasiée à ces fins. Quand son crâne avait été ouvert, la cause s'était révélée. Des vers, gros et blancs, logés dans le cerveau. L'intégralité du troupeau avait été abattue, la viande et la laine fichues, et Patrick renvoyé chez lui, faute d'activité alternative à lui fournir. Des vers. Un homme avait perdu son emploi, et une dizaine de bêtes, de plus d'un quintal chacune, leur vie ; à cause de vers.

Ce qui grouillait dans la cervelle d'Antoine, niché sous les grises alvéoles, ce qui se tortillait et chuchotait se voulait plus vicieux qu'un ver guidé par sa seule faim de survie. Ce qui le parasitait, il le désignait sans détour, dans ses vociférations révélait son nom. Il ne voulait pas être touché ; il devait être entendu. « Écoutez-moi ! » Ce qui l'infectait, c'était elle, la non morte. « Pas morte ! Pas morte ! » Elle qui n'avait jamais quitté ce monde lui faisait aujourd'hui payer le prix de sa souffrance, et pour toutes ses offenses passées. Et elle était ici. Il la sent, la voit, plus nette et monstrueuse que jamais. Elle surgit dans tout reflet, à la surface frissonnante de l'eau, au fond des verres ou sur les morceaux de métal poli. Son image altérée, aussi aride que le charbon, se multiplie à l'infini, se scinde en autant de bouches et d'yeux qu'en dénombre l'Hydre. Au travers de l'obscurité percent les feux ardents d'une multitude de lueurs vertes, et dans son empire d'ombres elle prend corps. La silhouette noire désarticulée gigote dans l'angle de la cellule, elle s'affole, se plie et déplie. Sonde le détenu puis soudain déploie, par une lubrique contorsion, les membres décharnés qu'elle enfonce dans le béton ; court le long des murs, plus vive, plus agile qu'une araignée, s'accroche au plafond qu'elle traverse pour ensuite fondre sur sa proie et contre l'épine dorsale venir ramper. Les griffes grattent la peau, creusent entre les omoplates. Au cœur des plaies invisibles pénètre le dard des doigts crochus.

Dépecés, démembrés, comme des poissons, éventrés…

De ta main, ce destin aura-tu précipité.

Plus de souffle, plus de vie

Gorge tranchée, poumons perforés…

Le bourreau l'ignore, mais avec moi ils sont là…

… Dans le noir, à t'observer.

Dans le creux de l'oreille un chant macabre retrace le récit des tortures endurées par les disparus. Lacère les tympans un son rocailleux, entre le croassement et le grognement, cousu de mots pervers. La plainte gargouillante de l'égorgée. Ne reste au condamné que sa douleur pour y répondre ; chaque cri poussé ravive la peur. Dans les basfonds du centre pénitentiaire, à nouveau doit-il affronter sa présence, à jamais sera seul à pouvoir la sentir, la voir.

Fendant pierre, acier et béton, la voix du numéro d'écrou 685-997 parcourait les couloirs, emplissait le réfectoire, les blocs, les bureaux. Elle ne s'interrompait que pour le battement sourd des heurts de son corps jeté contre les murs. À de multiples reprises, les membres du personnel avaient tenté de le raisonner, autant par un effort de tendresse qu'une démonstration de force. Les malheureux désignés qui s'étaient risqués à poser la main sur lui y avaient sacrifié bon nombre de phalanges. 685-997 mordait, dans la chair il plantait ses crocs, insistait, jusqu'à duper la résistance de l'os, ne se décidait à lâcher qu'à la condition que le doigt capitulât le premier. Sur le linoléum, les restes des extrémités finissaient recrachés, ramassés puis renvoyés aux déchets médicaux. Trop déchirés pour être rendus à leurs propriétaires.

Comme d'autres s'en remettent à Dieu, vers le corps médical les gardiens avaient tourné leurs prières. Ils avaient conduit, leur ouïe au supplice, le prisonnier se faire ausculter, pour que de ce chemin de croix ressorte un diagnostic d'une simplicité sidérante : crise d'angoisse.

— Comment ça « crise d'angoisse » ? Vous plaisantez ?

— Mais il n'est pas malade, avait répliqué le médecin.

— Mon œil ! Il est carrément enragé !

— Il fait bien de l'hypertension, mais à part cela...

— Il est carrément enragé !

— Il est terrorisé.

Trois sortes de sédatifs prescrites, toutes trois administrées de force, comme des pierres lestées dans un puits, mais aucun début d'accalmie à relever. Aussi puissant qu'il fût, le traitement ne pouvait rivaliser avec la teneur inouïe de cette épouvante.

De crainte que l'hystérie ne se mue en démence suicidaire, pour laquelle l'État aurait exigé des comptes, les dirigeants avaient procédé au déplacement de ce malade imaginaire. Direction le quartier disciplinaire et la cellule 1089. De la taille d'un placard, composée de rien, à l'exception d'un lit accolé à une cuvette de fer blanc. Finis les nécessaires de rasage, les stylos, poste radiophonique, ustensiles de cuisine, ceintures et brosse à dent. Sur les plateaux repas enveloppés de cellophane, glissés deux fois le jour par une fente au centre de la porte, les couverts en aluminium tout comme les verres avaient été retirés, remplacés par une cuillère de pastique et un gobelet en carton. S'alimenter dans ces conditions requérait une patience à tout épreuve ; les gérants ne s'en préoccupaient plus. Si 685-997 décrochait la mâchoire, ce n'était qu'en vue de propager ses cris ou s'attaquer aux phalanges des imprudents, ce que rien ne paraissait pouvoir changer. Ses mains n'avaient même plus l'adresse requise pour tenir une fourchette. Que pouvait-on encore attendre de lui ?

De guerre lasse, l'administration, rejointe par l'ensemble du personnel, s'était désintéressée de sa sécurité. Tous savaient qu'il mourrait tantôt, de faim ou d'épuisement, que s'il désirait mettre fin à ses jours, il trouverait un moyen de le faire, rasoir ou pas, fourchette ou pas. Espéraient-ils seulement que « tantôt » signifiât « demain ».

Maintenir l'ordre dans l'établissement s'était imposé comme un impératif de premier plan. À ce titre, les promenades dans la cour avaient été proscrites, jugées trop périlleuses pour quiconque, geôliers ou détenus, aurait eu l'infortune de croiser la route de ce prisonnier instable. Plus de douches, plus de visites ni d'appels de journalistes, lesquels s'étaient de toute manière rarifiés ; personne pour lui faire porter des vêtements propres. 685-997 avait fini par s'enraciner dans sa cellule, aux yeux de tous en était réduit à un mauvais pressentiment, parfois un vague sujet de conversation. Rien de plus, en parler rappelait son existence maudite, ce dont les cris se chargeaient déjà. En dépit de l'effort déployé pour oublier la bête laissée à pourrir dans un coin, ils asseyaient plus fermement en chacun l'idée d'une menace constante.

L'espoir d'une accalmie mourait un peu plus à chaque minute dans la maison d’arrêt. À défaut d'espérer, elle n'avait plus qu'à attendre la fin, tout en questionnant l'avenir et la venue effective d'une fin. « Demain, oui peut-être demain. Pourvu que ça arrive demain ! », ânonnaient surveillants et bagnards.

Jusqu'à ce qu'enfin arrive demain.

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