Rossignol
— Qu'est-ce que tu veux ?
Vingt-trois heures quinze, près de deux heures trop tard pour justifier la visite de son père. Pour qu'un homme si lessivé par la vie eût décidé de repousser les avances d'un sommeil dont son organisme ne pouvait plus faire l'économie, les raisons devaient être impérieuses. Une simple discussion à cœur ouvert n'eût suffi à contrarier les besoins physiologiques de Didier.
Matthieu riva son attention à la porte close, en l'attente qu'une réplique à sa question en traverse le bois. Au cours de ces vingt secondes de contemplation, des perles de sueur enfilèrent ses cils.
— La police est ici, Matt. Ils veulent te parler, je ne… Non attendez. Laissez-moi faire, s'il vous plait, je sais comment gérer ça.
La police. Si tard, il ne pouvait être question d'une enquête de routine à propos d'un délit mineur, auquel Matthieu n'aurait de toute manière pu être lié, ou du seul recueil de témoignage dans une affaire plus importante. Ils venaient pour lui.
Son pouls s'emballa, sa circulation sanguine adopta le débit d'un cours d'eau déchaîné. Subitement prit-il conscience de l'entière vascularité de ses organes.
C'est fini ? Comme ça ? Une si haute entreprise, abattue à son apogée. Qu'elle s'achève sur un échec n'eût pas emporté le déshonneur sur son exécutant, mais avortée avant même de commencer… Fallait-il à Matthieu affronter encore et encore l'étendue de son incompétence.
Vraiment ? Lui fallait-il ?
Pourquoi fini, alors que tes poignets et chevilles sont libres ?
Poignets et chevilles qu'il étudia instinctivement. Osseux, à l'épiderme rêche et craquelé, si tendu sur son ossature que les derniers reliefs qui lui eurent conféré un peu de vie demeuraient les ramifications céruléennes de ses veines. Des attaches plus frêles que le verre, auxquelles avait été accordé une confiance presqu'aveugle ainsi qu'un destin universel. Jusqu'à présent, ces fragiles poignets et chevilles ne l'avaient pas trahi. Il serra les poings, bandant ses tendons, pareils à des cordes d'arc.
Tant qu'ils ne rompaient pas, tant que Matthieu ne subissait ni la brisure ni la dislocation, rien ne serait fini. Il pouvait toujours voler.
*
Il prit son temps pour revenir avec le trousseau. Aurait même rallongé ses fouilles de cinq, voire dix bonnes minutes, si ceux qui l'avaient mandaté n'avaient arboré l'uniforme bleu serti de galons blancs, jaunes et noirs. Des étrangers au calme de la maison Garmendia, mais légitimes autant à en troubler la paix qu'à s'en accaparer le mode de fonctionnement ; l'État souverain, celui de droits et de devoirs, à la fois le garantissait et l'objectait aux citoyens.
Il devait obtempérer, de choix n'en possédait pas. En outre, si Didier avait été saisi de l'audace, parfaitement antinomique, de céder à la rebuffade, sinon de conserver les mains dans ses poches de pyjama et ses charentaises vissées au parquet, peut-être de dévider un « Je n'en sais rien » aussi lymphatique que dissonant en réponse aux instances des policiers : « Où sont les clefs ? », tel qu'avaient dû le faire nombre de perquisitionnés avant lui, en tout cas se l'imaginait-il ; s'il avait donc éveillé le bélier libertaire sommeillant en chacun, ses adversaires n'auraient hésité à convoquer le leur, moins subtil mais plus efficace pour pulvériser les écueils. Clef ou pas, la dernière barrière de protection dont son fils disposait aurait capitulé.
Partant, Didier n'avait pas à s'en vouloir, alors que ses doigts promenaient la tige et les crans du passe-partout dans les profondeurs ferreuses. Pas plus qu'il n'avait à regretter sa brusquerie, plus tôt, quand il avait enjoint Martine et les filles à garder leur chambre. Son ton sec avait soutiré des rivières de larmes effrayées à la petite dernière. Ç'avait été cruel, mais toujours motivé par le bien commun. À l'instar de ce qui allait suivre.
Le bien commun : à cette fin agissaient les forces de l'ordre. Les faits avaient été établis, les preuves rassemblées, faisceau d'indices solide et fiable. Matthieu était coupable. Didier lui-même se devait de l'admettre, si rude que ce fût. Encore pouvait-il se consoler à la pensée que le prix à payer ne serait trop dispendieux, d'un montant nettement inférieur à celui qu'aurait valu une implication dans une autre histoire bien plus grave, de droit comme de fait. Fort heureusement, de cette seconde histoire les agents n'avaient pas fait mention.
Malgré cela, lorsque s'enclencha le retrait du pêne, il ne put prévenir les mouvements de ses paupières et mâchoires ; il mordit sa lèvre supérieure, quelques poils de sa moustache coincés entre les dents, et referma les yeux sur son acte. Comme si, par ce réflexe infantile, il se désolidariserait de cette porte ouverte, puis de la suite des évènements.
— Qu'est-ce que ça veut dire ?!
L'exclamation indignée du brigadier incita Didier à rouvrir les yeux. Par-devers lui : un rectangle de rouge et de bois sombre, de meubles encombrés, de vêtements éparpillés. Au sol ou sur le chevalet, des tubes de peinture écrasés, leurs langues pigmentées tirées aux policiers. Et dispersées aux trois des quatre points cardinaux, chaise, commode, bureau, des bouteilles décapsulées de térébenthine. Pas de Matthieu.
L'on aurait cru que les murs de la chambre avaient déteint sur les visages policiers. Le chef de brigade Maillou, ampoule LED chargée à son maximum, dirigea sa frustration cramoisie contre le père de famille :
— Un coup monté… Vous aviez tous les deux orchestré ça !
Didier avisa le vide déployé devant lui. Son atonie, son silence, son absence d'odeur. Curieux. L'essence de pin avait été libérée de son bocal hermétique, pourtant la chambre ne sentait que l'air sec. Aussitôt, en sa tête se retracèrent les gestes de l'évadé : avec l'adresse et la discrétion d'un chat, Matthieu avait quitté le lit, traversé la pièce dans la largeur, ouvert la fenêtre, d'un pied pris appui contre le rebord du bureau puis glissé son corps incliné dans le cadre de l'huisserie. À présent, la térébenthine ne parfumait plus que la nuit.
Si savoir son enfant préservé de la captivité pour quelques minutes supplémentaires lui ôta une partie du poids sur son dos, Didier répondit à ces accusations avec une bonne foi que nul ne lui aurait reniée :
— Comment aurais-je pu organiser ou même prévoir sa fuite ? Votre visite nous a tous pris de court ici. C'est vous qui l'avez apeuré, je n'y suis pour rien.
— On verra ça. En attendant, si vous souhaitez nous aider, dites-moi où il a pu aller.
— Mais qu'est-ce que j'en sais ?
Aucun bruit de moteur n'avait suivi l'évasion, l'unique véhicule de la famille n'avait pas quitté le domicile ; Matthieu avait-il confié sa future liberté à ses jambes maigrelettes. Des membres si usés, Didier douta qu'ils puissent voler encore.
— Eh ! y'a des traces de pas dehors !
Sur le signalement de son agent, Paul se précipita au jardin, constater de lui-même sous le feu de sa torche la présence de marques oblongues imprimées dans la terre. Des empreintes anarchiques, d'abord. Au nombre de six, elles traçaient un cercle inconstant sous le montant de la fenêtre. Le suspect avait sauté du rez-de-chaussée, piétiné un court instant le chiendent accolé à la façade avant de s'en écarter. Plus ordonnées, les marques qui prolongeaient la piste ébauchaient un chemin direct, non vers la rue, comme attendu, mais en direction du garage de la maisonnée.
Se joignant à la course des policiers, sur leurs talons, Didier essaya de démêler mentalement la toile de cette pérégrination. Si ce n'eut été pour la voiture, dans quel dessein Matthieu aurait-il perdu de décisives minutes à s'attarder au garage ? Il pensa à une arme. Les panoplies d'instruments ménagers et d'outils auraient, il est vrai, rempli cet office : clefs à molette et marteaux, dangereusement lourds, sécateurs aux lames de dix doigts de long, perceuse sans fil pour les moins soigneux, scie à métaux pour les plus patients et fourche pour les plus rétrogrades. Sans évoquer les ustensiles de pêche qui, aux côtés des cannes, bobines et hameçons, comptaient trois couteaux à dépecer, impressionnants tant par leur taille que par leur tranchant.
À première vue, aucun de ces types d'objet ne manquait à l'appel, rien n'avait été dérangé, pas un outil.
Le nez au ras du sol, les agents de la paix relevèrent le déplacement de Matthieu au sortir du garage. Les dernières empreintes cette fois coupaient le jardin, elles s'étendaient jusqu'à la sente terreuse bordant la propriété, qu'elles remontaient vers le Nord.
— En voiture, allez ! ordonna Maillou. On devrait pas avoir de mal à le rattraper.
Les trois véhicules policiers s'emplirent dans la seconde de jurons et de corps échauffés. Comme Paul s'apprêtait à s'engouffrer dans le sien, Didier l'interpela, la voix cassée :
— Permettez que je vous accompagne ? Je préfère être là lorsque vous… Enfin, au moment important.
Paul le dévisagea d'abord sans un mot. S'enticher d'un civil, par voie de conséquence encourir son exposition au danger... L'interpellation se présentait déjà assez tendue pour ne pas avoir à y ajouter un handicap de cette nature.
— Vu son comportement, on ne sait pas comment les choses vont tourner, répliqua-t-il. Allons, monsieur Garmendia, ce ne serait pas raisonnable.
— Justement ! Vous ne saurez pas y faire, mais moi je sais m'y prendre, je le connais !
Agir enfin ou parlementer encore ? Du temps gaspillé. Ces secondes de négociations butées volées à la traque, un bon chef de brigade ne les accepterait pas. Le chef Lacombe, qu'aurait-il décidé ? Non loin de lui, Paul perçut la mécanique oppressante du temps. Un tic, puis un tac, assénés à son crâne avec la froide monotonie du marteau sur la corde de piano. Mécanique sèche et redondante, pareille à celle des pas du fugitif sur la terre.
Tic, tac, il déverrouilla la portière passager.
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