Chasseur

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En dix-sept années de vie, peu de souvenirs s'étaient imposés à sa mémoire comme des évènements marquants, de la trempe de ceux dont l'impact sur l'hippocampe ordonne au cerveau de le préserver dans la chair si profondément que le reste de l'être se surprend à en revivre les sensations à fleur de peau. Tel était, par exemple, le cas de son premier baiser. Sa première relation… aussi, à sa manière. À la fois agréable et dévastatrice. Force lui était donc de concéder à cette sensuelle expérience l'importance qui lui revenait.

Mais passons, car aux côtés de ces fragments mémoriels imbibés de plus d'émois que de sons ou d'images, le jour de leur rencontre s'était frayé une place confortable. Aujourd'hui, il comptait parmi ces instants charnières, parce qu’était le jour où Matthieu Garmendia avait succombé à l'amour.

Début octobre, un matin où tout embaumait la terre humide et les feuilles mortes. Les brises automnales faisaient gémir les frondaisons et frissonner les corps nostalgiques de la douceur d’un ancien été. Les minutes avaient passé, leur mélancolie trompée par l'enchainement des cigarettes et conversations frivoles. Enseignements du matin subis, pause de midi trop vite terminée ; il avait traversé le terrain vague en sens inverse, regagné les grilles du lycée, faisait maintenant jouer la montre. Ses prochains cours n'étaient plus très loin, l'ennui retarderait peut-être leur venue. Il suffisait d'étirer le temps, comme un élastique.

Autant dire qu'il n'en avait rien attendu, de ce jour d'automne. Les premières heures avaient suivi le patron d'une journée marquée du même protocole sans saveur : se lever, apprendre, musarder. Le badinage serait sans doute venu enjoliver le tableau. Sans doute possible, en effet. Tous les feux étaient au vert, les paramètres cruciaux alignés comme autant de bons petits soldats. Un nouveau cycle scolaire comprenait cet avantage de brasser de fraiches cibles dont il aurait fait son affaire pour deux trimestres consécutifs. Ses proies favorites : des visages poupons et immenses yeux ronds. Rares étaient les premières années qui ne fardaient pas de candeur leurs si jolies figures faites à peindre. Naïves et pures, jusqu'à ce qu'elles entrent en contact avec Matthieu. De cette épreuve, longue de quelques heures, au mieux de quelques jours, repartaient-elles humiliées, brisées et sales ; leur innocence et futur perdus.

Quatre ans d'écoulés, et Matthieu avait moins ramené de filles à ses parents que de chats errants, qu'il recueillait au bas mot une fois par mois et dorlotait le temps nécessaire. Le temps qu'il s'y attache plus que la bête ne s'attache à lui. Cette proximité animale lui permettait de prendre la mesure de son humanité, dont il venait souvent à douter, observant la proximité humaine. Entre les félins et les demoiselles, son cœur avait fait son choix, ne contenait pas assez d'espace pour en accueillir plus d'un à la fois.

Loin de reposer sur les mêmes attentions que celles dévolues aux chats, sa réussite auprès des femmes tenait néanmoins à peu de choses. Une confiance en soi indécente et du bagout, pas plus. Dans l'absolu rien d'inimitable, pour autant rarement imité. Dans la communauté des mâles adolescents, peu rencontraient un succès comparable à celui de Matthieu Garmendia, ergo beaucoup admiraient Matthieu Garmendia. Chance pour lui qu'il fût né homme.

Ainsi chantait-il sa philosophie, sur l'air du Carpe Diem. Le jour ou la fille, tout se valait. Aucune honte, pas plus d'importance, considérant qu'il mourrait d'un jour à l'autre.

Depuis ces quatre années, son champ s'était magnifiquement garni, si bien que cette expérience lui assurait un double atout, celui de ne plus souffrir la culpabilité de son geste, et celui de prétendre à la part du lion. Par un effet d'orgueil qui ne s'avoue pas, ou par une volonté de relever un défi lancé à soi-même, il en venait à se montrer exigeant, presque difficile. Ne se contentait plus d'un esprit malléable dans une tête sans grâce. La traque ne s'en couvrait d'aucune gloire ni sapidité, le prix filandreux sous la dent. Il les lui fallait revêches, il les lui fallait farouches et résistantes. Prêtes à jouer des griffes et des poings ? Et pourquoi pas ? Cette hypothèse ne manquait pas d'attrait. Puis qu'importe, du moment qu'elles fussent difficiles. Et belles, d'une beauté consensuelle, cela va de soi ; jeunes femmes sculpturales, ingénues à la peau de lys, naïades callipyges dont les formes gâtaient la bouche ayant le bonheur d'y goûter. La part du lion.

Si l'on a les moyens de ses prétentions, il serait bête de ne pas en profiter.

Parlant de privilège léonin, la légende d'une sucrerie italienne dont seuls les plus fins palais pouvaient prétendre à se délecter gagnait en popularité à St ****. Sans rien avoir d'inédit, la rumeur étant vieille d'un an, elle avait assis sa notoriété dans les premiers mois de l'été, pour revenir aux oreilles de Matthieu à la mi-septembre. S'il n'y avait prêté attention l'an passé, trop au fait de la tendance de ses camarades à noircir une œuvre à peine entachée, et d'une banale histoire à monter un opéra dramatique en trois actes, l'acharnement avec lequel cette rumeur s'intégrait au folklore du lycée religieux avait fini par avoir raison de son scepticisme. Il connaissait aujourd’hui le prénom de la femme-trophée, comme son âge, son palmarès et ses préférences ; connaissait, de ce fait, ses chances d'ajouter son propre nom en tête du numerus clausus des amants de l’intrigante aux mœurs inconventionnelles pour qui volupté s'embrase. Certes, elle ne bénéficiait plus de l’aura virginale de celles autour de qui il avait pour usage de tourner tel le requin attiré par les menstrues, mais qu'à cela ne tienne ! bien de seconde ou troisième main, sa rareté et la convoitise suscitée avaient achevé de le convaincre de participer à la battue de ce public de niche.

Ces données en main, ne manquait qu'un visage à découvrir. Matthieu le savait déjà, des dires de tous, très expressif, plutôt charmant bien que d'une joliesse sujette à débat. Les premiers encensaient la sensualité de la jeune femme, quand les seconds admettaient à demi-mots que ce magnétisme ne reposait sur rien de concret. De plus doctes l’avaient narquoisement définie comme une « Fairuza Balk mal fichue », et comprendra qui pourra. Impossible, en toute objectivité, de lui reconnaître le bénéfice d'une beauté qui l'aurait élevée au-dessus du commun féminin. Impossible, d'une même façon, de renier l'attirance qu'elle provoquait.

Cet effet cosmique aurait moins relevé d'une physionomie que d'une attitude, et c'était cette dernière qui avait piqué l'indiscrétion de Matthieu. Si la demoiselle s'était contentée d'être passablement belle, l'aurait-il au moins remarquée ?

— Tiens, c'est elle, juste ici. Avec les cheveux noirs.

Suivant la localisation indiquée par le levé de menton de son ami, Matthieu dépouilla la horde grouillante ameutée par l'ouverture des portes. La densité de la masse adolescente compliqua ses recherches.

— Laquelle ? Il y a plus de vingt filles ; sa couleur de cheveux, ça suffit pas.

Garçon brusque et d'un naturel peu patient, Antoine répondit avec une vive exaspération :

— Pas dans le tas de meufs ! ! À droite, c'est pourtant pas compliqué putain.

Une évidence. À la contiguïté des bovins, elle avait préféré celle d'arbustes fleuris, et attendait, bras croisés sur sa poitrine, comme si elle eut souhaité se défendre de toute interaction avec une escouade indigne d'être fréquentée. Dans son isolement, traits et caractères ressortaient plus qu'ils ne l'auraient fait en pleine lumière, de ses torsades aussi souples et brillantes que des rubans de satin noir à la moue dédaigneuse de ses lèvres lourdement maquillées.

Matthieu comprit alors. Tout en cette fille, en sa nature excentrique, sa nitescence tranquille, devenait curiosité. Chacune de ses propriétés réclamait l'attention du public, de par sa ligne, celle de son nez ou de ses omoplates légèrement décollées, que l'esprit tend à vouloir redresser avant de constater sa supercherie. Autant par sa différence et son indifférence poussant à regarder puis à se réclamer en retour à ses yeux boudeurs.

L'évidence attendait donc, et comme il l'admirait, Matthieu soupçonna sa dangereuse nature. Peut-être était-elle faite du même poison que lui. Ç'aurait été logique ; attirante et vénéneuse, à l'instar du laurier qui l'encadrait.

Il surprit en son for intérieur une projection. Son corps avait devancé la perspective de partir au-devant d'elle, de l'aborder puis l'inviter à le suivre dans une épopée n'appartenant qu'à lui : déchiffrer la cartographie des nuages, redécouvrir les mouvements de l'Art, saccager un lieu de culte ou deux et réduire le monde en cendres puis en esclavage, rampant à leurs pieds joints. Sur cette pensée, il remercia le hasard de l'avoir placée ici, sur le parvis de l'établissement. S'il n'avait pris la peine de la regarder, s'il s'était limité à croiser sa route comme tant de fois au cours des mois précédents, jamais n'aurait-il su ce qui faisait d'elle un ineffable idéal auquel il ne pourrait plus se soustraire.

— Tu lui as déjà parlé ? demanda-t-il à Antoine.

— Nan. Un pote de l'internat me l'avait montrée une fois, mais j'avais jamais osé l'aborder. Surtout qu'elle est méchamment blindée.

— Ah ouais ?

Julien seconda cette assertion :

— Bah, grave ! C'est même le moins qu'on puisse dire.

— Mec, renchérit Antoine, c'est la fille Sirinelli.

L'accent avait été mis sur ce dernier nom, surélevé par une sorte de fierté moqueuse.

— Comme le manoir ?

— C'est sa baraque. T'imagines un peu la thune qu'elle doit avoir ? Le vin « Domaine du Moulin », c'est son vieux qui en gère toute la production. Un putain d'aristo.

Le mépris initialement terré au fond des inflexions d'Antoine s'exhuma tout à fait dans son intervention suivante :

— C'est dingue, hein ? de s'dire que nous autres prolos, on partage le quotidien d'une princesse italienne.

— Tu crois qu'on peut se prétendre chanceux, bande de gueux qu'nous sommes ? le rejoignit Julien. N'avions point d'quoi égaler son noble rang, Messires.

— Y paraît que son vieux l’a inscrite ici pour s’mêler au p’tit peuple.

Sans s'arrêter sur ces railleries, Matthieu ajouta à ses notes mentales l'histoire de l'illustre famille de la jeune femme. Une Islemortoise pure souche, comme lui, à son grand étonnement, fille d'immigré prospère retirée dans les plus hautes collines du faubourg, là où s'isolent les grandes fortunes en quête de paix. Dans ce statut privilégié, il ne décela pour sa part aucune invitation au sarcasme, ne ratifia d'ailleurs pas l'emploi du qualificatif « princesse » à son endroit. Princesse, telle que l'on désigne chiennes et garces, qui parfois ne fondent qu'une seule et même entité. Cela s’applique mal à une pure race.

— Ce qui est vraiment dingue, sourit-il, c'est que je ne l'ai toujours pas rencontrée depuis le temps. Va falloir corriger ça.

Si Julien cantonna sa réaction à un haussement des épaules peu concerné, Antoine se fendit d'un rictus de connivence.

— Si t'y vas je t'accompagne.

Il ponctua sa réplique d'un reniflement assorti d'un signe de tête entendu.

— La p'tite princesse… Elle est plutôt mignonne.

« Mignonne » ? Ces mots firent à Matthieu l'effet d'une décharge électrique rentrée par une oreille puis propagée au cerveau. Son timbre de voix devint aussi tranchant qu'un rasoir lorsqu'il mit en garde son ami :

— Elle est à moi.

Isolé sur son carré de béton, Antoine le regarda prendre la direction de Gabrielle, sans rien en dire mais pas moins en penser. De son point de vue, cette déclaration n'avait pas à s'analyser comme une menace, c'était un défi, un gant claqué à sa joue, visant à asseoir la supériorité de l'un sur l'autre. Pour cette fois, il était résolu à le relever.

Éternel second retranché dans l'ombre de son ami, malgré la faible taille de celle-ci, Antoine Dereuil avait pour principe de ne pas s'immiscer dans les affaires de Matthieu, qu'elles soient scolaires, familiales ou sentimentales. Encore que « sentimentale » ne s'imposât pas comme le terme consacré lorsqu'il devenait question du libertinage. De par cette mise à l'écart volontaire, ainsi qu'une apathie qu'il n'était jamais bon de sous-estimer, rares étaient les occasions de l'entendre se prononcer quant aux choix de Matthieu, plus rare de le voir s'interposer entre ce dernier et sa cible. Jouer les seconds couteaux ne lui demandait pas grand-chose, ni effort ni sacrifice. Du moment que cela n'empiétait pas sur ses passions et hobbys, Antoine s'accommodait de cette infériorité en titre.

Pour ce qui avait trait à Gabrielle Sirinelli, la discrétion ne devait plus le tempérer. Lui aussi l'avait remarquée, et espérait d'elle une gentillesse. La vie lui en avait si peu accordé jusqu'à présent. Son grade de deutéragoniste ne saurait lui refuser celui de prétendant au titre. Il croyait en ses chances, comme il croyait en une justice karmique, laquelle aurait un jour l'intelligence de rendre coup par coup à Matthieu ceux dont il avait affligé ses semblables du même sexe ou de son pendant féminin.

— T'y vas pas ? s'étonna Julien.

— Pas tout de suite, mais très bientôt, tu peux m'croire.

— Alors tu vas vraiment tenter le coup ? Tu vas pas lui laisser ?

Antoine s'emporta derechef. On ne se refait pas.

— Il est passé sur presque toutes les meufs du bahut, merde je peux bien avoir celle-là, non ?

— Okay, okay, ne nous pète pas ton câble, c'était juste une question. Pour ce que j'en ai à foutre... Bon, et qu'est-ce qu'on fait en attendant ?

En attendant… Eh bien, en attendant devaient-ils escompter l'arrivée de la paix et du salut. Ils revenaient à ceux pour qui les odes n'avaient jamais été favorables, ceux ayant assez souffert pour mériter leur rédemption. Leur tour était venu. Homme que le sort n'avait pas épargné, Antoine estimait avoir trop vécu pour s'amender encore, se savait donc digne de prétendre à cette grâce. Pour elle, il était disposé à combattre même les amis. Si guerre de pouvoirs il devait y avoir, guerre il y aurait. Que Matthieu s'y prépare.

*

Gaby Jolie,

C’est dur, d’être une fille.

C’est du travail, et ingrat par-dessus le marché. Et permanent. Ça ne finit jamais et personne n’est vraiment à la hauteur, le contraire se saurait. Tu le verras, plus vite que tu ne le crois. Espérons que tu t’en sortiras mieux que les autres, bien que j’aie confiance, au fond. Toi, tu n’es pas n’importe qui ; tu n’es pas « les autres ».

Ton surnom te plaît ? Il me paraît très approprié. Cela dit, je ne peux jurer de mon impartialité. Pardon. En tout cas, moi, je l’aime beaucoup. Il est tout doux, tout blanc, un peu comme toi. Certains l’utiliseront peut-être, à moins qu’ils ne t’en trouvent d’autres, plus adéquats ou non. S’il te plaît, garde celui-ci dans ta tête, n’oublie pas d’où il provient, même si plus personne ne devait jamais l’évoquer. Ce nom vient de l’amour, il signifie « Je t’aime ».

Denise

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