Vermines

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Extrait du journal numérique de Gabrielle Sirinelli.

18 novembre 1995

Je suis partie trop loin pour en revenir, trop profond, dans ma transe. Ce n'était pourtant pas la première fois. Encore que jamais forte à ce point.

Ça empire. J'en suis resortie, mais pas indemne.

L'instinct de fuite m'a prise. Fuir la chambre, fuir ses bras pour me réfugier dans le souvenir de ceux de Maman. Sa tombe m'a appelée. Ignorer une fois de plus la détresse de sa voix, je n'en avais plus le droit. Ça suffit. Peu importe si Papa a choisi de l'enfermer au fond d'un cercueil, pour l'enterrer dans un coin de sa tête ou son cœur. Pour moi c'est fini. J'ai sorti la pelle, je creuse.

Si sa mort a été une délivrance, si c'est bien grâce à elle que Maman a pu quitter le monde empoisonné de la matière, le décès n'impose pas l'oubli. Au contraire : c'est l'oubli qui impose la Mort. Quelqu'un doit maintenir son héritage en vie. Elle survivra avec lui.

Maman, tu es morte de quoi ? (…)

19 novembre 1995

… en a-t-il eu marre, lui ai-je fait pitié, aucune idée. Toujours est-il que j'ai pu me sauver sans objection de sa part ni explication de la mienne. On s'est quittés sur un baiser aussi pressé que moi.

Trop pressée pour m'emmerder à saluer les membres de sa famille. Désolée Maman, mais les principes moraux que tu n'avais de cesse de me rabâcher (tu appelais cette propagande « la plus élémentaire des politesses »), n'auraient servi qu'à démontrer leur inutilité, face aux individus les moins sociables qui soient. Si, si, c'est même un euphémisme. Les Dereuil sont vulgaires, ça tout le monde le sait. Ce qui est aussi connu mais moins expérimenté, c'est leur dangerosité. On peut en avoir une vague idée, mais pas imaginer à quel point avant de l'avoir constaté.

Aristote a dit : « L'homme est un animal social. » S'il les avait connus, il aurait arrêté sa phrase avant l'adjectif. Puis serait allé picoler.

Je suis dure, je le sais. Mais ni injuste ni discriminatoire, vu que la grossièreté n'est pas le propre du chromosome Y. La charmante madame D n'a rien à envier aux mâles de la maison. Manifester un signe de respect à cette bonne femme, mais pour quoi faire ? Cette rombière amère et usée par la vie verra toujours en moi une arriviste déterminée à saigner à blanc les hommes de sa famille. C'est d'un bête. Et sur quoi repose ce présupposé ? Dans le mille : sur rien d'autre que mon sexe. On tient une sacrée championne. Elle me considère comme la première femme en concurrence avec elle dans cette course fantasque au saint Graal : son cadet. Quel prix…

J'en plaisante plus que je ne m'en agace, mais un peu de sérieux, cette image réductrice n'est que le reflet difforme de la condition de cette femme au foyer. On le connaît, le genre de celles qui ne se définissent qu'en fonction de leur mari. De leurs enfants, tout au plus. Ah ben il ne faudrait pas oublier qu'elle est née dans les années 50, ne lui demandez pas de penser comme dans les années 90. Ne lui demandez pas de penser tout court.

Nous serons tous d'accord : je n'ai rien à lui prouver, pas plus à elle qu'à Antoine. Voté, acté, ratifié.

De toute manière, madame D avait quitté la maison avant moi, partie pour une besogne quelconque. Les courses, je crois. Dans les minutes avant mon départ, j'ai entendu hurler depuis le rez-de-chaussée : « Je ramène du MacDo ! », puis la porte d'entrée claquer. N’ayant pas été consultée pour la composition de la commande, j’en ai déduit mon exclusion à ces agapes nocturnes, que mon estomac n’aurait jamais supportées. D’une pierre, deux désagréments en moins.

Le danger évoqué plus haut ne la concerne donc pas, pour cette fois. Il a pris forme alors que je traversais le couloir de l'étage. Comme défilaient les portes fermées des chambres, celle de l'aîné était restée ouverte. L'aîné, c'est Maxime. Il se tenait appuyé au mur du couloir, rien dans les mains, pas de chaussures, aucune raison de se planter là. Comme s'il n'avait attendu que mon passage. Ça ne m'a pas stoppée, et je m'en suis tenue à lui adresser un signe de tête. Rigide, je le sentais.

Je n'ai pas de grief particulier contre Maxime, en soi, mais le méli-mélo de sa physionomie déclenche chez moi une réaction épidermique. Il se dresse, mes poils suivent. Ça tient autant à son visage aux proportions faussées et aux traits taillés à la serpe qu'à son sourire, qui découvre ses gencives, jamais ses dents. Un sourire qui grouille, comme des vers. Ajoutons à ça un abrégé de sa situation peu glorieuse : vingt-trois ans, pas de cursus universitaire, pas de bac, pas d'avenir. J'ai interrogé Antoine sur ses activités. Une discussion lunaire : « Qu'est-ce qu'il fait dans la vie ? » Sa réponse n'a été qu'un flou sémantique : « Il fait pas. » Je n'ai pas insisté.

Maxime, c'est donc l'archétype du raté social contraint de vivre des revenus de ses parents qu'il maudit depuis sa chambre d'enfant, comme un Caliméro sous stéroïdes. Et si on peut encore considérer ces éléments anodins, il faut préciser qu'il y a dans son intonation, dans ses œillades et ses manières une sournoiserie impossible à exclure. Il se pose là, niveau tare.

On m'excusera mon hostilité, c’est un réflexe animal.

Sans porter attention à ma volonté de ne pas m'éterniser, il s'est mis à répéter mon nom avec insistance, tout en tapotant les chambranles. Une attitude empruntée. Même ses tip tip tip sonnaient faux, calculés. Rien de naturel dans son jeu.

Il a dit : Sirinelli, Sirinelli… J'le connais, ce nom.

J'ai répondu. Grosse erreur. Je pensais clore l'échange en mentionnant la renommée de Papa et de son vin, ce qui ne m’emballait déjà pas franchement (c’était comme fanfaronner : « Mon Papa à moi il gagne plein de sous. »). Et la clarification attendue était manifestement autre ; il a secoué la tête. La moue qu'il présentait, estafilade posée en équilibre au-dessus de son menton chiffonné, m'a indiqué que sa recherche avait en réalité déjà été menée à terme et qu'elle s'était avérée fructueuse.

Son discours : J'ai pas mal de collègues qui traînent toujours du côté de St****, pour les affaires. (comprenez : « trafic de stupéfiants » ou « vente de merdouilles tombées du camion ».) Ils te connaissent et ils m'avaient prévenu que tu fricotais avec mon frère.

Chassons les derniers doutes, s'il en restait : la famille Dereuil ne compte pas parmi ses rangs de grands intellectuels. Il est facile de discerner par avance le fond des pensées de ses membres. Y compris celles de Maxime, d'une transparence de vitrier.

J'ai préféré le devancer, lui ai assuré qu'il ne s'agissait pas, entre Antoine et moi, d'une histoire purement sexuelle, que je n'avais pas l'intention de la lui faire à l'envers et blablabla… Pas un mensonge, mais j'aurais souhaité ne pas avoir à me justifier et plaider ma cause de la sorte. Je me suis fait l'effet d'une délinquante coincée par la police.

Malgré leur aplomb, mes paroles n'ont pas rencontré un franc succès. Le rictus était encore là. En moi : une envie de décoller ces lèvres façon décalco Malabar. J'ai fourré mes mains dans mes poches.

Maxime s'est approché. Il a plaqué sa paume sur mon épaule puis m'a asséné ce qui, de mon point de vue, peut s'identifier comme une attaque personnelle. Dans les grandes lignes : Qu'est-ce que j'en ai à foutre ? Trompe-le autant qu'tu veux, c'est pas mon foutu problème ! Nan, j'suis surtout surpris qu'une nympho comme toi se contente de la queue d'un puceau. Parc 'que tu vas pas me faire croire qu'il te satisfait. J'suis pas con, j'entends tout depuis ma chambre.

« Pas con », ça reste à prouver.

Sans commentaire. Évidemment, il est facile pour lui de bomber le torse devant une victime qu'il dépasse de trente centimètres et quarante kilos. Son assurance ne tient ni plus ni moins qu'à cette différence de mensurations, de sexe à la rigueur. Mes mots, il s'en foutait. N'écoutait pas vraiment. Même mon absence de réponse l'a encouragé à poursuivre son sermon farfelu.

Là, il a dit : Faut que tu m'comprennes, je veux m'assurer que tu profiteras pas de sa naïveté pour lui faire des trucs tordus. Être cocu c'est une chose, devenir ta petite salope, là par contre j'suis plus d'accord. Y'a l'honneur de la famille qu'est en jeu ! Ma putain de réputation ! Ce con, c'est une proie facile ; tu le tiens par les bourses.

Impressionnante cette faculté des mâles Dereuil d'élever la stupidité au rang des beaux-arts. Très fort. Maxime a persisté dans son raisonnement, aussi bancal qu'il soit, sans dissimuler la fierté que lui inspirait cette découverte. Il fallait le voir, le menton en l'air. Mes yeux auraient presque pu lui sonder le cerveau, passant par ses narines.

Je m'apprêtais à le corriger quand Antoine a surgi de la pièce voisine. Ses traits étaient sombres, tracés au fusain. Il a ordonné à Maxime de retirer sa main, ce qui ne l'a pas troublé. Paumes levées au plafond, l'aîné a tenté de se dédouaner, tout en y allant de conseils de son cru : T'inquiète, t'inquiète mon grand, je trempe pas mon engin dans des nids à bactéries, moi. Mais faut que t'apprennes à chevaucher ta femme, lui montrer qui est aux commandes. Sinon c'est elle qui va prendre le dessus, et là tu seras foutu. Eh, c'est ça les meufs aujourd'hui ; les femmes modernes, elles veulent l'égalité et se laissent plus faire comme avant. Ça commence au pieu. Papa te l'dira aussi.

Avisés ou pas, Antoine a répliqué à ces mots par un « Casse-toi ! » Net, précis. Je n'aurais pas mieux dit. De mon côté, je n'ai pas osé intervenir, me sentant moins ramenée à l'état de sujet de leur conversation qu'à celui d'objet. Sans dire que ça ne m'avait pas froissée, je reconnais ne pas avoir été prise au dépourvu. Ce n'est jamais que Maxime. Je ne doute pas de sa propension à traiter ses conquêtes de la même façon, si ce n'est pire.

À ce stade une nouvelle digression s'impose : Maxime n'est pas du genre à aimer son prochain, pas plus qu'il ne s'aime lui-même. Personne ne commettrait l'erreur de lui confier ses plus innocentes pensées, de peur qu'il les retourne à la manière d'un joueur de roulette russe. Pour le dire franchement, il émane de lui une haine de l'humain, surtout du féminin, si forte qu'elle tient du phénomène hormonal. Si mon rejet des femmes s'arrête au stade de l'indifférence (tout au plus du mépris), celui de Maxime transgresse les limites convenues. J'avancerai même… disons que je soupçonne cette répugnance de s'imposer comme une cause plus qu'une conséquence dans cette antipathie. Enfin là je ne développe pas. Évitons la diffamation gratuite.

Pour autant, comme Mary Shelley, je persiste à penser que personne ne choisit le mal pour le mal, en pleine conscience du mal. Ça supposerait d'approuver le concept binaire du bien universel et de son opposé. En ce qui concerne Maxime Dereuil, s'il n'est pas question d'un mal « congénital », il paraît certain que la totalité de son être tende vers la souffrance de l'autre en réponse à un plaisir pervers. Pas de « mal » en tant que tel ; du sadisme avant tout. Mais revenons à la scène.

Ni la colère d'Antoine ni mon mal-être n'ont encouragé Maxime à s'excuser. Faut pas rêver non plus.

Il a dit : Fais c'que tu veux ! Mais viens pas pleurer quand elle ira chercher du cul ailleurs, et t'étonne pas si un jour tu te retrouves à jouer les lopettes pour ses beaux yeux. Mille balles que la sodomie t'attend au tournant.

Maxime ou Le charme du ténia.

J'imagine qu'il se croit finaud. C'est triste, d'une certaine manière. Comment espère-t-il être accepté par quiconque alors qu'il ne s'accepte déjà pas ?

J'ai décoché un regard décidé à Antoine avant de déguerpir pour de bon. Il n'avait pas réagi aux avertissements de son frère ; tout au long de la tirade, était resté muet. Son attention semblait s'être détournée de Maxime pour se diriger vers moi. Jusqu'à ce que je me décide à tourner les talons, il m'a dévisagée d'un air circonspect, comme on regarde une araignée à sept pattes, un peu plus laide que la normale.

J'ai évacué l'étage, dévalé les marches deux par deux, dans ma hâte ai trébuché sur le rebord de la dernière et manqué de m'écraser sur le palier. Je me suis rattrapée de justesse à la poignée de la porte d'entrée que j'ai ouverte d'un spectaculaire geste du bras. De l'autre côté, debout sur le perron, est alors apparu (…)

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