Éclipse

14 minutes de lecture

J’ai rien à foutre là. Putain, qu’est-ce que je fous là ?

Trois pas, et il pénètrerait en territoire ennemi. Trois pas ; le revêtement goudronné laisserait place à la terre piquée de gravillons, ses semelles brûleraient leur cuir synthétique sur une zone rêche et négligée, ses narines rencontreraient l'acidité d'une huile de moteur bon marché que quelqu'un aurait déversée devant le garage, telle une libation de faible valeur, et ses yeux seraient happés par la blancheur aveuglante de cette aire où ne poussaient que d'éparses touffes de chiendent. Le bruit de ses pas sur le gravier était celui d'une toux grasse, comme si ses bottes avaient contracté une vilaine bronchite.

Sa présence ne faisait pas sens. Qu'y avait-il pour lui, derrière ces murs ? Quoi, sinon la vision insurmontable de Gabrielle dans les bras d'un autre. Décliner l'invitation par l'entremise d'un mensonge improvisé, il n'en aurait pas plus fallu pour se garder à bonne distance de ce coup du sort. Alors, si la quiétude de son être n'attendait qu'une fausse parole pour lui être garantie, que pouvait encore retenir Matthieu ici ?

Elle. Souffrir encore et toujours cette perte ne figurait qu'un faible tribut pour le plaisir de la voir et sentir son amour pour elle vibrer dans sa chair.

Il aurait tant voulu la détester, et de toute son âme la maudire, elle et son nouvel appendice au regard lubrique. Un kyste qui parle et qui baise. Gabrielle et Antoine, tous deux partageaient à parts égales la responsabilité de sa chute, qu'ils paieraient tôt ou tard, le jour où le rêve viendrait à prendre fin. Des mensonges. Les jeunes amants se fourvoyaient tant sur les fondements que la dynamique de cette relation. Aveuglés, elle par la duplicité de la solitude, lui par celle de la concupiscence. Une illusion aux répercussions dramatiques que seul Matthieu appréhendait. Quitte à endosser le rôle de spectateur éclairé, il pourrait en tirer profit. Attendre que les choses s'effondrent d'elles-mêmes, puis secourir la belle sous les décombres, lui objecter ses fautes passées, pour mieux les lui pardonner, dans sa grande bonté. Ses fautes, ses fautes…

Le pas traînant, il franchit le jardinet, gagna le perron qu'il escalada sans s'éloigner de cette idée. S'il lisait le tort sur le visage de Gabrielle, la victoire lui était assurée. À cette victoire il devait se dévouer, pour son propre salut. Arrivé devant la porte, il tendit le bras. Ses doigts n'eurent pas le temps de toucher la poignée : le battant s'ouvrit précipitamment sur une Gabrielle échevelée. À l'instar de leur surprise, leurs yeux se rencontrèrent. Dans ceux de Gabrielle le spectre de jeunes larmes flottait encore.

Que lui valait une victoire impliquant de la savoir malheureuse ?

Au terme d'une séparation expéditive, Matthieu entreprit l'ascension de l'escalier grinçant et suppliant, sans un bonjour à destination des maîtres des lieux, qu'il n'avait jamais appréciés. Son cœur lui faisait déjà bien assez mal comme ça. Lorsqu'il s'engagea dans la chambre d'Antoine, ce dernier ne haussa pas même un sourcil, se borna à l'accueillir par une invitation à prendre place :

— Pose toi où tu veux, mais j'te préviens (sa voix connut une pointe d'amusement contenu) le lit est peut-être un peu dégueulasse.

Malgré lui, Matthieu darda ses pupilles sur le rectangle de bois et son assise molletonnée, dont les bosses retraçaient les contours des deux silhouettes qu'elles avaient embrassées quelques minutes auparavant…

— T'as croisé Gaby en venant ? reprit Antoine, dont l'entrain se retira au profit d'une subite irritabilité. Elle est partie comme une furie.

… Considéra, la mort dans l'âme, le lit aux parures dépeignées, sa lande de draps froissés dont la robe grise se craquelait sous les coulures blanchâtres. Matthieu se mordit la langue aux fins de ne pas hurler sa colère au visage de son ami, colère qu'il réussit à museler avec assez de force pour articuler la question la moins caustique qui lui vint :

— Qu'est-ce que t'as fait pour la mettre dans cet état ?

Accaparé par son agacement, Antoine envoya voler sa réponse d'un large levé de bras :

— Putain mais j'en sais rien ! Elle a commencé à me parler de sa mère avant de se bloquer et de se mettre à chialer.

Une scène facile à reconstituer : Gabrielle, pleurant sur la mémoire de la seule femme à laquelle elle ait été attachée, se répandant en un gâchis de larmes incapables d'imbiber un cœur sourd aux semonces de l'empathie. Ah, s'il n'avait été lui, s'il n'avait été Antoine…

— Puis il a fallu que Max s'en mêle, poursuivit-il. Quelle merde, j'te jure. Ça a foutu en l'air toute l'ambiance. Y'a intérêt à rattraper ça.

Les traits de son front et nez se plissèrent sur une expression méditative rehaussée d'une touche d'espièglerie.

— P't'être que j'devrais… lui offrir des fleurs ou un truc comme ça. J'crois que c'est c'qui se fait avec les gonzesses.

Matthieu se le représenta pour une seconde, ce pathétique bouquet de fleurs décapitées entre les mains gourdes de ce rustre. Antoine aurait aussi bien pu le gifler avec. Une femme de la trempe de Gabrielle, taillée dans la dichotomie, celle de la douceur menteuse et d'une fougue royale, méritait plus que des organismes éphémères. Une telle créature honorifique se devait d'être décorée d'offrandes à la mesure de sa majesté de marbre fin : lingerie tissée dans les nuages, dentelle fleuronnée au motif si sophistiqué que s'essayer à percer le secret de sa broderie aveugle l'œil, et jarretière garnie d'un couteau-papillon dont le manche révèle l'opalescence d'une nacre volée aux coquillages exotiques les plus rares. Merveilles pour la merveille. Et l'autre qui envisageait…

— Des fleurs. Lui offrir des fleurs. Elle s'est ouverte à toi, t'a partagé sa peine. C'est la chose la plus intime que quelqu'un puisse confier, et toi, pauvre con, tu… Des fleurs, putain.

En retour : un « Bof » tombant, dédaigneux dans sa banalité. Antoine ne comptait expliciter son ressenti, s'il en était un. Lui-même n'en était pas certain. Des fleurs, oui, et alors quoi ? Approuvez ou réprouvez de tout votre soûl, ce n'était qu'une idée en l'air, enfin ! Des idées, il en trouverait d'autres, des dizaines s'il s'en donnait la peine. Mais quel besoin que celui de se raboter le crâne jusqu'aux méninges pour si peu ? D'autant qu'il n'était pas évident de gâter quelqu'un qui possède déjà tout. Des fleurs, mais si elle en désirait, Gabrielle en obtenait par tombereaux entiers, et des espèces qui ne fleurissent qu'une fois l'an dans des parties du globe aussi reculées que sauvages. Elle aurait récolté des cerises en décembre, du muguet en août, des accords de paix en Israël, si de ce côté penchait son désir. Du moins, ainsi Antoine voyait-il le train de vie des plus fortunés que lui. Caviar, Champagne et Pouvoir. Alors, des fichues fleurs… Au vrai, ces révélations et remontrances coulaient sur lui comme l'eau sur un galet poli. Un détachement que Matthieu accueillit la fureur au ventre, ébranlé par une haine de force comparable à celle que lui inspirait cet axiome auquel il avait à se confronter depuis des semaines et qui, entre ses dents, glissa dans un sifflement :

— Il faut vraiment qu'elle t'aime.

À ses yeux, ici résidait la véritable erreur de Gabrielle, sa plus grande erreur : croire que de cette relation naîtrait un jour une parfaite réciprocité. Quelle réciprocité aurait-elle pu attendre de quelqu'un comme lui ? Elle en ignorait tant à son sujet, des choses terribles. Sous ses airs bourrus, derrière cette impudence et cette insouciance, dormait une créature dont jamais Gabrielle n'aurait soupçonné l'existence.

— Qu'est-ce que ça peut te foutre à la fin ? s'agaça Antoine.

Le temps d'achever sa phrase, de remonter le fil de la conversation ainsi que la gamme des répliques et expressions de Matthieu, et il comprit. Cette révélation lui parut risible à souhait.

— Bordel, c'est pas vrai ! Tu veux pas juste la baiser.

— T'arriveras pas à te débiner comme ça. C'est pas de moi dont on cause.

— Parce que t'es pas en train de te débiner là ?

— Cacher des trucs, c'est plutôt ta spécialité.

Une riposte grâce à laquelle Matthieu comptait se passer d'excuses ou d'explications quant à ses sentiments réels. Elle n'en était pas moins pertinente ; taxer Antoine de cachoterie figurait presque un euphémisme pour cet homme taiseux sur tant de choses.

L'un après l'autre, les souvenirs affluèrent en Matthieu, telle une marée paresseuse. Parmi eux, il était un moment précis, une fin de journée couverte par les pins méditerranéens. Il se remémora cet instant égaré dans l'épaisseur feuillue de la forêt girondine, celui d'une confession inopinée que nul homme ne mérite de formuler ni même d'entendre. Antoine pourtant l'avait arrachée à sa poitrine puis étalée sur le visage de son ami. Pour une soirée s'était-il libéré de la tumeur qui chaque jour grandissait en ses entrailles.

Une image lui revint, si nette qu'elle semblait gravée à-même le tissu matriciel de sa cervelle : Antoine au sommet d'une pile de canettes de bière, l'air sévère, presque soucieux ; mains croisées sur la partie inférieure de son visage, il embrassait du regard le charnier éthylique à ses pieds, pareil à un chef de guerre. La contre-offensive revêtirait la forme d'une confidence soufflée entre les doigts et adressée à une personne de confiance. En fait de confidence, ces paroles avaient râblé les cendres d'un vieux secret que la puissance forestière, rendue plus oppressante par les vapeurs d'alcool, avait encouragé à sortir de terre comme un mort se refusant à l'oubli.

Mise en place du décor. Une gorgée. Première découverte, première révélation. Une gorgée. Nouvelle révélation, et l'horreur grimpe d'un degré. Une gorgée. L'abominable contenu dévidé, les mains et la voix tremblantes. Vite, une autre gorgée.

Matthieu, lui savait : au fond d'Antoine clapotait une substance obscure qu'un rien pouvait faire bouillonner puis déborder. Il suffisait d'un mot, d'un geste. Ou d'une averse.

— Mais toi, tu l'aimes au moins ? l'apostropha-t-il.

Antoine lui opposa un sourire sarcastique.

— Et toi ?

— Réponds.

Bon, si Matthieu souhaitait à ce point savoir, Antoine réfléchit à la question un instant, la jugea alors bien stupide. Encore que la réponse ne lui fût pas si évidente à formuler.

— Ouais, je l'aime assez quoi.

Eût-il fait allusion à la dernière chanson à la mode.

— Tu serais prêt à te confier à elle comme elle l'a fait avec toi ? Comme t'es censé le faire ?

L'interrogation, attaque à peine dissimulée, fut instamment suivie d'effet : la jubilation qui avait relevé la commissure des lèvres d'Antoine s'évanouit. Matthieu s'en félicita.

— Tu parles… ça ne collerait pas avec ton image. En vérité, tu flippes à l'idée de baisser ta garde, tu refuses de te sentir vulnérable, même avec elle. Surtout avec elle. T'as toujours été comme ça avec les meufs.

— C'est des conneries, bougonna Antoine.

— Ah ouais ? C'est pas toi qu'as éclaté les dents de la gamine qui lui plaisait ?

— Rhooo c'est bon, y'a plus de dix piges de ça… Pis c'était une connasse.

— Une gosse de sept ans, ‘me demande bien ce qu'elle a pu te faire pour être déclarée connasse, et ce qu'il te faudra pour en venir à la même conclusion avec Gaby.

— Gaby, c'est pas pareil, elle est pas comme toutes ces putes.

— Okay, je t'accorde ça. Donc ça veut dire que t'auras le courage de lui parler de la nuit du lapin ?

— Qu'est-ce qu'on en a à foutre de cette bestiole ?

La fuite, voilà donc l'option qu'il osait privilégier, lui qui s'en était amusé cinq minutes plus tôt. Matthieu ne s'y laissa pas prendre.

— Jouer les ignorants, ça marche pas avec moi. Tu sais qu'il ne s'agit pas que du lapin.

— Nan. J'vois vraiment pas ce que tu insinues. De toute façon, je m'en tape.

— N'oublie pas que tu es du genre bavard quand t'as un coup dans le nez. Il suffirait d'un rien pour que tu finisses par…

— JE T'AI DIT QUE JE M'EN TAPAIS !!

Un mot et la bête montrait ses cornes. D'un bond, Antoine fondit sur Matthieu, l'empoigna par le col et l'attira à lui. Son haleine évaporée en spirales tièdes lécha la joue ennemie. Cette démonstration de force, si elle n'était guidée que par l'impulsion d'un ego émaillé, entendait bien soumettre le jeune homme à la colère héritée du souvenir indésirable qu'il avait invoqué.

— Alors laisse tomber, tu veux ?

Cette colère que Matthieu affronta sueur au front comme aux paumes et dans sa gorge un tremblement fugitif.

— Fais comme tu le sens, si tu penses que ça te protègera, mais vas pas t'imaginer que tu garderas Gabrielle en persistant dans le rôle du macho. Ça fonctionnera pas. Si t'es pas capable de lui donner un minimum d'affection, elle restera pas longtemps avec toi.

— Tes conseils, tu sais où tu peux t'les carrer ?

Ce disant, Antoine le relâcha puis se releva. Il alla inspecter ses fonds de tiroirs, où se délitaient de vieilles cigarettes en mal d'étui. Son bien en bouche, il partit ensuite s'isoler à la fenêtre, contempler à travers un nimbus de fumée bleue l'allée rocailleuse écrasée par le Soleil en contre-bas. « La nuit du lapin ». Neuf ans déjà… Une même trêve ensoleillée avait couvert le jardin de sa lumière vermillon, par suite de cet effroyable orage. La pluie de viscères. Sous les dards colorés que salivait le ciel, avaient scintillé les carcasses de poissons. Avant la bête morte, avant les ruines, il y avait eu les mitrailles, avant eux encore les nuages charbonneux. Si gros et menaçants, l'Antoine enfant avait cru que les cieux avaient accouché de l'horreur. Il se souvint : le cri du tonnerre, les heurts de l'averse, les vibrations et cet abominable grondement métallique. Et avant cela…

— J'ai aucune intention de m'aplatir et d'jouer les paillasses.

Son intervention lancée à travers la pièce fendit le silence avec une telle brutalité qu'elle fit sursauter Matthieu. Antoine ne s'était pas détourné de son poste d'observation ; il développa sa déclaration depuis le carreau :

— La sensibilité, la vulnérabilité et toutes ces conneries bonnes pour les fiottes, c'est peut-être ton truc, mais pas l'mien. J'ai ma façon de faire et ça semble lui convenir, à Gaby. Après tout, c'est moi qu'elle a choisi, pas toi.

Proche du pléonasme, la précision isolée en fin de phrase avait été trempée d'acide. Antoine se retourna. À ses lèvres, la rouge couronne de sa cigarette tressaillit lorsqu'il ajouta :

— Fais-toi une raison.

Dans ces mots vivotait plus qu'un simple conseil : il s'y terrait une menace.

À travers la couverture nuageuse dansait le pâle soleil automnal. Exposition, retrait, drapé, pirouette ; sa lumière filtre à nouveau, elle jette un effet stroboscopique sur l'image d'Antoine. Relevant la tête, Matthieu croisa son regard. Pour un instant, il n'y surprit que le crépitement des braises que son souffle dispersait. Puis les tisons s'écartèrent, et autour de son visage s'entortilla la fumée, en un masque surnaturel ne laissant plus apparaître en son centre que les lueurs de ses pupilles. Fardés de ce brouillard, les traits d'Antoine se remodelèrent, se réorganisèrent pour révéler sa nature véritable, celle de l'être infâme vivant en lui. Un monstre. Si Matthieu n'avait jusque-là jamais envisagé le Diable autrement qu'à l'état de métaphore peu subtile des travers de la race humaine, quoi que sa bigote de mère ait essayé de lui faire croire, il se dressait bel et bien devant lui une créature maléfique. Bête vicieuse, démesurée et tordue, dont la respiration résonnait dans la caverne de sa gorge tel un profond grognement. Le nimbait un sinistre halo, comme une aura chargée de souffre, de désolation, de haine. Et cette haine dévastatrice se dirigeait maintenant contre Matthieu, qui ne sut la recevoir.

Il en avait affronté d'autres, des plus grands et plus corpulents que lui. Très souvent l'avait emporté en dépit des apparences, avait déjoué les pronostics, un David contre une armée de Goliath ; jamais n'avait fléchi car jamais n'avait songé à douter de ses forces. Aujourd'hui rendait les armes avant que ne retentisse la cloche. Il ne se voyait pas à la hauteur. Comment l'aurait-il été ? Comment combattre et défaire ce que l'esprit ne peut concevoir ; ce qui, de ses mains, eût été capable de prendre une vie ? Tant que l’autre muselait sa sauvagerie, il n’y avait pas lieu de s’affoler ; le pouls au repos, comme lorsque l’on approche un fauve sous barbiturique. L’effet du sédatif éliminé, les cuisses doivent se faire véloces.

Le cœur près d'éclater, les mains moites et les jambes cotonneuses, Matthieu se sentit pulvérisé par la puissance de cette irréelle menace. La tétanie que lui insufflait la métamorphose de son rival le priva d'échappatoire. Impossible de se soustraire à cette incarnation du Mal.

— J'ai compris.

Une parole extorquée à sa langue asséchée. Sa raison, dernière maîtresse de son cerveau pétrifié, avait seule accouché de ces deux mots dans l'espoir de se sauver elle-même. Si sa renonciation assénait un coup de poignard à son courage, elle lui offrait dans le même temps une chance de survie. À cette chance il se raccrocha de tous ses ongles, de toutes ses dents, sous les suppliques de son instinct de conservation. Trop faible, apeuré, Matthieu n'était pas de taille à livrer bataille. Pas contre lui, pas contre ça.

Remarquant cette abnégation, Antoine sortit de la brume tabagique. Il retrouva son apparence première, que la lumière crépusculaire ourlait au crâne. Toisa Matthieu, toujours prostré sur une moquette aussi fanée que lui, et se délecta de l'image que celui-ci renvoyait. De sa tête baissée, de ses doigts crispés autour de ses manches. Un enfant en manque de caresses ? Plutôt le portrait d'un chien inféodé à son maître, l'animal voué à ramper devant lui.

— Rentre chez toi maintenant. T'as plus rien à faire ici.

Il gagna son matelas, qu'il investit avec l'impériosité de son rang, paupières rabattues sur la satisfaction. Il se savait victorieux et surtout en sécurité, même au plus près d'un opposant humilié. Fut-ce dans la léthargie ou dans la baisse de vigilance, le vaincu n'oserait le toucher. De bonne ou de mauvaise grâce, tous deux partageaient cette conviction.

Résigné, Matthieu s'accroupit, à sa gauche attrapa sa veste roulée au sol, qu'il coinça à la saignée de son bras et posa au creux de son plexus en un bouclier ductile. Le regard traînant, il avisa le monticule de couteaux au pied duquel s'était langui le vêtement chiffonné. Il avança sa main, attiré malgré lui par la brillance de cette myriade de lames argentées. L'arrêta soudain. Non, pas comme ça. Un mouchoir fut retiré de sa poche, enroulé autour de l'index. Camouflé derrière le tissu, son doigt d'abord frôla, rencontra, enfin goûta le mordant de l'acier, l'autorité souveraine d'une garde dressée. Le pouce se joignit à l'action ; et du tas comme des yeux disparut l'objet.

Quel dessein avait motivé son acte et conduit à mouvement si bas et si incongru ? S'il n'avait été question que d'un geste vengeur porté par une saumâtre déception, Matthieu n'aurait rencontré pas le moindre obstacle moteur ou mental à se procurer son propre couteau, ni de raison pour l'inviter à la clémence puis l'enjoindre à abaisser le bras à l'instant t. Il aurait frappé, frappé et frappé encore, regretté plus tard. Peut-être fallait-il écarter un quelconque aspect pulsionnel et y voir une simple éventualité : si l'occasion le commandait, quel bonheur prendrait-il à brandir le fétiche de son rival en personne. Un bonheur sans commune mesure, décuplé par l'ironie du sort de celui qui, ayant vécu par le glaive, par ce glaive périrait.

Si jamais ne devait se révéler la réponse à ces énigmes, la présence consolante de cette lame mena à l'évanouissement de toute culpabilité. Froide, longue de dix doigts, affilée comme un rasoir et dont la pointe se recourbait en un arc destiné à éviscérer la proie éventrée. Parfaite, autant que le manche en érable, si doux au toucher, nonobstant les risques de dérapage qu'il impliquait. De dérapage, par extension d'entailles. Cet inconvénient n'y changea rien. Plus de doute, plus de retenue. L'arme dérobée à l'inattention d'Antoine se balançait au fond de la poche d'une veste inconnue. Tâtant sa forme sous le tissu, Matthieu ressentit se dégager d'elle une impression de puissance, qu'il lui fut possible de résumer en un mot : « Protection ».

Annotations

Vous aimez lire F Sinclair ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0