Blasphème

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Fût-ce à la troisième, quatrième ou cinquième visite, l’étourdissement demeurait, chaque fois lui secouait la tête dès l’entrée passée. Le plafond devait bien culminer à quatre mètres, d’une hauteur écrasante. Les colonnes de soutènement perforant la structure tous les deux mètres intensifiaient cette impression d’immensité, elles repoussaient les étages et toits par-delà les nuages.

Quand il hissait ses yeux au plafond, impuissants à le rattraper, il se sentait se tasser, amputé des précieux centimètres l’ayant jusqu’alors empêché de glisser de la catégorie des « hommes petits » à celle des « mecs de la taille de leur copine ». Ses éternels complexes ne duraient cependant jamais, disparus dans la contemplation admirative des intérieurs luxueux du Manoir Sirinelli. Bien qu’il disposât d’un vaste espace, le propriétaire avait eu l’élégance de ne pas s’éparpiller en abondance de mobilier et ornements ostentatoires. La décoration était parcimonieuse, toujours racée mais disposée avec finesse, calculée pour ne heurter ni les épaules ni les sensibilités des hôtes. Plus riche dans son fond que dans sa forme.

Raffiné, le manoir n’en avait pas oublié d’être accueillant, à l’image de Giorgio Sirinelli. Sa poignée de main avait beau être alourdie par l’alliage zinc et 18 carats de la chevalière à son auriculaire, elle n’humiliait pas les doigts, le geste adroit et la paume chaleureuse. Matthieu aimait palper cette main. Comme il aimait la carnation de Giorgio, un bronze fondu de garçon de ferme, lequel tenait à l’écart le prestige intimidant d’un costume italien sur mesure.

— On monte, déclara Gabrielle.

Fin de la poignée de main. Sur l’acquiescement muet de Giorgio, Matthieu s’élança dans les escaliers, rattraper Gabrielle prête à s’enfermer dans sa chambre.

Elle ne s’installa pas immédiatement, enchaîna les aller-retour entre la fenêtre, ses étagères et son bureau, faire entrer un peu d’air frais, redresser un livre incliné ou ranger un crayon laissé à traîner. Même à la sixième venue de Matthieu, elle tenait à entretenir une atmosphère aussi saine que douillette. « Question de respect », affirmait-elle, sans avoir été invitée à s’expliquer.

Amusé par tant de zèle inutile, Matthieu se jeta sur le lit, bras en croix, le nez dans la panse rebondie des coussins. Il se retourna sur le dos, plissa l’édredon satiné sur la largeur.

— Pouah ! Comment il est trop confortable, ton pieu. J’veux passer ma vie dedans.

Il n’en décolla d’ailleurs pas son corps, résolu à s’y embourber. Le matelas l’avalerait, et lui serait le plus heureux des hommes.

— Allez, bonne nuit !

Ne remarquant pas de mouvement à proximité, il leva un sourcil goguenard.

— Tu me rejoins ?

— La sieste attendra, le reprit Gabrielle. Modère tes réflexes espagnols.

— C’est raciste, ça.

Aucune parole pour le nier. Trop concentrée sur l’agencement de ses bibliothèques pour lui donner plus qu’un ricanement. Elle s’était lancée dans une accaparante besogne, impliquant trois meubles imposants dont le fond ne se distinguait pas derrière les enfilades d’ouvrages. Peu d’espace libre, Gabrielle aurait bientôt à calmer ses pulsions consuméristes. Passant aux dernières rangées, au plus près du sol, elle se pencha tout à fait, sa tête au niveau des genoux, son bassin pointé à l’opposé, vers le sommier. Vêtue d’un pantalon de spandex noir, aucune ligne de son corps ne se laissait perdre, sans toutefois basculer dans la vulgarité de la transparence. Matthieu observa la bosse du coccyx bouger par de furtives rotations, ce faisant nota qu’il lui serait aisé d’attraper la jeune femme par les hanches. De la coincer, lui bloquer le dos d’une main pour lui descendre pantalon et sous-vêtement de l’autre. La poinçonner sans retenue, sur chaque coup de rein lui heurter le crâne contre la bibliothèque, et se régaler de ses piaillements de surprise, de plaisir, puis d’extase. « Tu aimes ça ? Dis que ça te plait ! Il t’a jamais baisée comme ça, lui ! »

Il se leva, se posta derrière elle. Se plia à son tour et envoya la main sur son épaule. Il l’aurait pu, si facilement que c’en devenait déconcertant. Mais il n’était pas comme cela, ne se joignait pas à ceux pour qui Gabrielle se regardait avant tout comme un objet de jouissance au profit du collectif ; il valait mieux. Il axa ses pensées sur cette conviction, loin du désir qu’il ne pouvait autoriser à le prendre à l’aine. Il ne manquerait plus que Gabrielle le confonde.

Son visage approcha du sien, presque joue contre joue.

— Je suis toujours scotché par ta collection. Y’a de tout ?

— Un peu de tout, oui. Surtout des classiques, beaucoup d’humanisme, de naturalisme et de réalisme. Moins d’héroïque fantaisie, pas trop de romantisme non plus. Pas mon style. Hormis peut-être mon Laclos… ? Si on peut appeler ça du romantisme.

— Là, tu m’en demandes trop.

Elle dressa l’index.

— Attends deux secondes.

Parcourut du bout des doigts les pièces de recueils, alors que ses lèvres dessinaient les syllabes des titres passés en revue. Matthieu discerna à peine ses murmures concentrés : « … Kafka, non… Tolstoï… Louis Aragon, toujours paaaas… » Jusqu’au moment où son ongle se planta au sommet d’un épais volume. Un « Ah ! » victorieux accompagna le retrait de l’œuvre, qui fut aussitôt tendue à Matthieu.

— Ton avis ? l’interrogea-t-elle.

Il survola la quatrième de couverture, tourna les premières pages avant d’annoncer d’une voix embarrassée :

— Tu te plantes de public, j’ai pas le niveau pour ça, désolé.

— Je ne t’aurais jamais cru modeste.

— J’te le dis comme ça me vient : devoir reprendre chaque phrase pour la décoder, ça me sort complétement de ma lecture.

— Tu lis bien du Lovecraft, non ? Les phrases à rallonge et les figures de style travaillées ne te font pas peur.

Le Laclos entre les doigts, il alla s’asseoir au bord du lit.

— À l’occas’, c’est vrai que j’en lis, mais j’irai plus souvent vers des trucs plus simples. (Il secoua doucement le livre) Plus simples que ça en tout cas.

Gabrielle s’installa à sa droite.

— Moi aussi ça m’arrive. J’aime bien me faire un King, de temps à autre, parce que c’est bon, efficace, surtout ses romans « horreur folklo ». On s’y croirait, on arriverait presque à sentir l’odeur des herbes fumées et de station essence.

— De cigarettes aussi.

— De cigarettes aussi. Et il n’a pas besoin d’en faire des tonnes pour que ça fonctionne. « Populaire » ou « simple », pour reprendre ton expression, ne signifie pas « médiocre », n’écoute pas tous ces élitistes pisse-vinaigres.

— Nooooooon, tu penses.

— Et donne une chance à Laclos.

Il déglutit, retournant au résumé du roman.

— Si ça me plait pas, qu’est-ce que je fais ?

— Eh bien tu me le diras, après avoir sérieusement réfléchi à ce qui t’a déplu.

— Réfléchi…

— Je ne te demande pas un argumentaire poussé, juste quelques raisons, avec tes mots, tes idées. Même si ça ne doit tenir qu’à un vague ressenti sans réelle base concrète, ça m’ira.

Cela était déjà beaucoup en attendre d’un mâle de dix-sept ans. Exigé par n’importe qui d’autre, il n’en aurait tenu compte, aurait envoyé voler le livre, dans le meilleur des cas aurait décliné avec une moindre politesse. N’importe qui.

— Je pense qu’il y a quand même une chance pour que tu accroches, certifia Gabrielle avec enthousiasme, si tu arrives à t’imprégner de l’ambiance.

— On verra bien.

Le nez en l’air, il étudia les fioritures des baldaquins encadrant le sommier. Un jeu complexe de spirales, d’arabesques se croisant et se superposant sans se rejoindre, à la façon de queues de lierres ennemis. Elles se rencontraient sans s’entrelacer ni s’embrasser.

— C’est quelque chose que tu devrais plutôt partager avec ton copain, tu ne crois pas ?

Elle se raidit à cette remarque. Essaya alors d’adopter une formulation qui ne trahirait pas la mauvaise foi de sa réponse :

— La littérature est ouverte à tout le monde, rien ne m’interdit de l’apprécier avec quelqu’un d’autre.

— Au pif, quelqu’un qui a lu plus d’un bouquin dans sa vie ?

S’il n’était probablement pas loin de la vérité, Gabrielle refusa d’y entendre autre chose qu’une sournoise hyperbole.

— Tout de même, mon démon, tu charries un peu.

— Tu l’as déjà vu avec un livre dans les mains ? Ou même autour de lui ? T’as trouvé un seul bouquin chez lui ?

— À part le…

— Laisse tomber, c’est juste pour se donner un genre. Il l’a à peine ouvert.

Elle revit le manifeste, sa couverture rouge et son glacis de poussière brouillant les mots et ternissant les couleurs, ici sut qu’elle ne bernerait plus personne, à commencer par elle-même.

— Purée, ça me… ça me tue, franchement, grimaça-t-elle.

— C’est de famille, on ne le refera pas.

Et Gabrielle d’approuver secrètement cette observation, l’ongle de son pouce entre les dents. Le désintérêt de la lecture ; un défaut, oui, mais marginal. Elle pouvait sans mal l’exclure, son intellect comme sa maturité ne s’arrêtaient pas à de si frivoles considérations. À l’inverse d’éléments de plus grave nature, qu’elle aborda avec une moue plus prononcée :

— Pourquoi ne vient-il plus au lycée ?

— Parce que les études le soûlent.

— Il n’y a vraiment que ça ?

Pauvre d’elle, il y’en avait tellement plus, tant de raisons parmi lesquelles celle qui emportait la jubilation de Matthieu : Parce qu’il a la trouille, il a capté ce qu’il risquait et il a enfin compris qu’il arriverait pas à le dépasser. Mais jubiler, en de telles occurrences, n’aurait pas été de bon aloi.

— À ma connaissance, ouais.

— Bon, tant pis alors… (Elle passa sa main dans ses cheveux) J’ai besoin d’un café. Tu me suis ? Mon père s’est acheté un nouveau percolateur, il fait de très bons ristretto. Café italien, en provenance directe de Naples.

— Ouh, c’est un peu fort, surtout à dix-huit heures. T'as du lait ?

L’œillade vipérine qu’elle lui adressa lui suggéra de ravaler ses paroles.

— Sans lait ! Sans lait ! Ça va l’faire !

— Je préfère, sourit-elle. Allez viens, espèce d’hérétique.

Comme ils sortaient de la cuisine, une tasse microscopique chacun à l’index, sans sucre, sans lait, la sonnerie du téléphone les retint au rez-de-chaussée. Ce fut Giorgio qui décrocha, sous la surveillance curieuse de Gabrielle. Des interventions concises, un rien froides, pour un échange expéditif qu’il conclut par un levé de combiné à destination de sa fille :

— C’est pour toi. Antoine.

Elle le lui aurait presque arraché des doigts.

Depuis l’entrée de la cuisine, dont il ne souhaitait pas s’éloigner, Matthieu ne pouvait saisir les répliques d’Antoine, tout juste celles de Gabrielle, principalement composées d’interjections mesurées, parfois d’un « D’accord » sans joie. Une faible déclaration de sentiments avant de raccrocher ; elle lui donna la nausée. Il engloutit son ristretto d’une gorgée. Brûlant et amer. Lorsque Gabrielle reposa le combiné, la pâleur de ses joues débordait sur ses lèvres. Elle se tourna vers Matthieu, s’adressa à lui d’une petite voix :

— Tu lui as dit que tu venais chez moi ?

— Non, tu m’avais demandé de ne pas le faire.

Et il n’en avait rien fait. Aussi méprisable trahison ne lui aurait été d’aucun secours, d’autant que son intervention n’était pas requise : plusieurs élèves les avaient vus quitter le lycée ensemble et prendre côte à côte le chemin du sous-bois. Beaucoup de témoins, et de qualité. Ceux qui jasaient le plus.

— Pourquoi, qu’est-ce qu’il y a ? demanda-t-il.

— Il débarque au lycée demain.

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