Constance

14 minutes de lecture

Gaby Jolie,

C’est triste, d’être une fille.

Une erreur génétique, un bébé fendu en bas, une bête à couettes, une oie blanche, une poule pondeuse, une louve, un renard argenté, et tout à la fois. Il y’en a tant. Liste sans fin.

Où est passée Gaby Jolie ? Quelle place pour elle ?

Quelle place pour Denise ?

Réponds-moi

*

La nuit était tombée depuis longtemps, accompagnée d'une vive fraicheur. L'éclairage des lampadaires jonchant de loin en loin la grande rue ne transperçait qu'en de faibles points l'obscurité, et tout au plus se devinait la présence discrète de véhicules le long du caniveau, dont les carcasses avaient entamé leur fusion avec un givre mordant. Comme gelés sur place, ils auraient du mal à se mouvoir au petit matin. Le Soleil a beau bénir de ses rayons le sud du pays, il n'en reste pas moins effacé par la vivacité du froid pétrifiant que les soirs de printemps savent découvrir.

Au milieu de cette inertie, crachotait l'automobile de Julien, réchauffant l'air qui autour de lui formait un bouclier de gasoil. L'ami était arrivé porté par un nuage toxique, avait empesté sur son passage les jardins et demeures paisibles du voisinage. Campés sur leurs perrons, les riverains n'avaient pas manqué pester, poings levés, à l'encontre de telles nuisances sonores et olfactives. « C'est une infection ! » « Vire-moi ton tas de boue de là ! » « Le con, il va faire crever mes plantes ! » Qu'ils râlent, qu'ils menacent, Julien faisait peu de cas de ces mécontentements, trop habitué, depuis deux années de conduite, à s'attiser moqueries et plaintes, souvent justifiées, jamais prises au sérieux. « Et alors ? », répliquait-il. Sa réponse favorite, toujours pendue au coin de sa bouche lorsqu’une conversation tournait au sentencieux. Il estimait n'avoir à rougir de rien, en tout cas rien de bien important. Éprouvait même une certaine tendresse à l'égard de sa voiture. Aussi vieille, désagréable et défaillante qu'elle fût, elle lui évoquait des plaisirs simples. Un sentiment de liberté commun aux nouveaux conducteurs, cela va sans dire, tout autant une sensation d'ordre et de paix. Au reste, cette bulle de tôle froissée, d'électronique anarchique et de fuites de carburant le ramenait à sa propre situation : lui aussi vieillissait, du haut de ses dix-huit ans ; il se sentait changer et évoluer, en bien comme en mal, car lui aussi était dysfonctionnel, voire d'une propreté parfois douteuse. Aussi, Julien s'avouait-il que toutes les blagues du monde, expressions argotiques ou bruits inconvenants, ne pourraient le sauver de son destin. La casse.

Si l'on désirait pousser plus loin l'allégorie, l'automobile pouvait autant illustrer le monde obliqué dans lequel ils vagabondaient, lui et ses semblables. Tant d'autres, plus idéalistes, moins réalistes, avaient échoué dans leur quête du bonheur. Il ne pouvait en aller autrement, car à quel bonheur pouvaient-ils encore prétendre, eux, les héritiers de la génération Prozac et futures figures de proues du couple Xanax-Paroxetine ? Une nouvelle génération dont la sauvegarde ne dépendait plus que d'une bouteille d'alcool et d'un toit de guingois. Peu leur en fallait, et l'idée faisait à présent consensus. Pas une génération sacrifiée (expression galvaudée), une génération scarifiée, gaspillée, une génération...

Suicidée.

Ces derniers jours, lorsque cette cynique idée émergeait entre les spires de son cerveau, tranchant avec son éternel optimisme d'adulte en probation, Julien en venait à penser à Matthieu. Le temps a été tellement cruel avec toi, mon pote. Ce foutu monde t'a avalé et recraché comme un vieux chewing-gum. Une réflexion qui ne le quittait plus, en cette soirée.

Devant le domicile de la famille Garmendia, nonobstant les manquements de l'éclairage environnant, il eût été difficile d’ignorer cette guimbarde dont grincements et ronronnements, couplés à ses divers épanchements, faisaient redouter une explosion imminente. Cela ne découragea pas Matthieu qui, sac sous le bras, vint à la rencontre de la Renault grise. À ses yeux, l'automobile était devenue indissociable du personnage de Julien, au même titre que ses saillies drolatiques ou panoplies chemise-pantalon en denim rogné jusqu'à la corde mais qu'il arborait quotidiennement avec superbe, tels des uniformes militaires. Matthieu aimait à retrouver ces vieilleries inébranlables dans son quotidien. Outre une fragrance familière, il s’en émettait une forme de constance. Dieu sait combien il en manquait.

Après une rude bataille contre l'amas de rouille rognant les charnières de la portière, Julien réussit, au prix de plusieurs insistances énervées, à lui ouvrir la voie côté passager.

— Votre carrosse, Messire.

Matthieu s'engouffra dans le véhicule, non sans précautions : se pencher assez pour éviter de cogner son front à la carrosserie, négocier une entrée serrée et se glisser, à la manière d'un chat, dans l'habitacle étroit, en équilibre sur une jambe. Ne pas se briser les reins sur un siège si fin qu'il semblait fait d'os. Ne pas pleurer au contact de l'odeur de poussière captive des tissus et que le chauffage tout juste enclenché distillait dans la carlingue.

— Mais quel luxe, très cher, ironisa-t-il, agitant sa main devant son visage. Putain ! ça, par contre, ça m'avait pas du tout manqué.

Avant que les deux adolescents ne démarrent, Martine Garmendia, jusqu'alors encadrée dans l'embrasure de la porte d'entrée, se posta à la fenêtre de la Renault, adresser à son fils quelques mots :

— Tu as bien tes médicaments sur toi ?

D'un levé d'index, il la pria de patienter, plongea sa main dans la poche avant de sa sacoche dont il dégagea le pilulier turquoise, qu'il brandit avec une certaine fierté théâtrale.

— Juste ici !

Autant d'assurance ne fut pas pour rassurer la mère Garmendia. Sortir seul, du moins sans la surveillance d'un adulte mature (elle insistait mentalement sur cet adjectif), en pleine nuit après seulement quelques semaines passées à la maison ; tout allait trop vite, tout s'emballait, la machine déchaînée, les choses trop précipitées. Inquiète, Martine savait pourtant qu'elle n'y couperait pas. Elle devait suivre le rythme et comprendre que la guérison de son garçon passerait inévitablement par ce type d'évènement.

— Bien, bien, bien… égrena-t-elle. Mais n'hésite pas à appeler au moindre problème, hein, promis ? (Puis, se tournant vers Julien) Y'a bien le téléphone chez toi, Julien ?

— Oui M'aam, un bio p'tit téléphone à cadran, M'aam. Juste à côté d'mon viô tourne-disques. Par cont' pour e'l toilettes ce s'ra au fond du jardin, M'aam.

Son inégalable imitation de plouc, un grand classique de la maison Escudier. Classiques humoristiques auxquels Martine Garmendia était accoutumée. La boutade échoua toutefois à endormir ses nombreux tracas.

— Et ton bipeur ? Tu as pensé à le prendre aussi ?

Ah ! Le bipeur, comment l'oublier ? Comment diable Matthieu aurait-il pu ignorer ces dix centimètres sur huit de technologie dernier cri dont le piaillement strident retentissait à sa ceinture chaque fois qu'il mettait le pied dehors ? Bip, mille francs par-ci ; bip, cinq francs par-là ; bip, encore cinq francs ! Si les parents Garmendia n'avaient eu à dilapider leurs économies dans l'achat de cet horripilant Hermès électronique (et encore, ç'avait été faute d'avoir pu se procurer l'un de ces téléphones mobiles réservés à une poignée de privilégiés), Matthieu aurait eu tôt fait d'envoyer l'objet agacer les poissons au fond du plus grand lac de Monsalut.

Faire bonne figure lui étant indispensable, il conserva son ton enjoué :

— Appelle-moi Astro Boy parce qu'il est soudé à mon futal ! Stresse pas comme ça, c'est pas la peine : Ju' a son fix, dont voici le numéro (il lui tendit un carré de papier gras marbré par les replis), et on ne compte pas sortir de toute la soirée. Mais si tu tiens vraiment à ce que je te passe un petit message dans la nuit…

— Et même deux. S'il te plait. Au moins ça ne réveillera pas toute la maison et moi, je pourrai dormir tranquille.

Matthieu leva les bras, en caricature de la reddition, ses paumes plaquées contre le revêtement pelucheux de l'habitacle.

— Je m'incline ! Tu l'auras, ton message !

Bip, quatre-vingts caractères max, cinq francs de plus sur la note, et Maman est ravie !

En dépit de son scepticisme, Martine enjoignit dans un soupir les deux amis à rejoindre la nuit ainsi que ses présupposées festivités. « Allez, tirez-vous, je veux plus vous voir. », tirade qu'elle accompagna d'une tape sur le métal ondulé de la carrosserie. Au grand soulagement des voisins de palier, la vieille guimbarde déguerpit dans une pétarade infernale.

Pressentant chez Matthieu un regain de sérieux, rehaussé d'une note de nervosité, Julien se risqua à un trait d'esprit :

— J'crois que ta reum m'a plié le toit de la bagnole.

Matthieu limita sa réaction à un rire narquois, mais contre sa poitrine resserra de manière inconsciente la toile de son baluchon.

Bien qu'il ne durât pas longtemps, le trajet se couvrit presque tout du long d'un silence solennel. Aucun autoradio pour meubler, un supplément technologique que le propriétaire du véhicule ne pouvait se permettre. Ce silence motivé par une sournoise tension commune raidissait les dos des garçons. Si seul Matthieu connaissait le dessein de cette traversée, tous deux pressentaient, en leur crâne suant et leur cœur galopant, la nature fatidique de celle-ci.
Ce pressentiment eut finalement raison du mutisme de Julien. Jusqu'à présent, il avait eu la décence d'épargner à Matthieu un interrogatoire relatif à son séjour à l'hôpital Nord, avait donc gardé pour lui les intuitions qui lui empoignaient le poitrail, mais au cours de cette nuit, tandis qu'il filait de son plein gré à travers les champs et les rue et revêtait les atours du complice d'un acte qu'il devinait ignominieux, sa curiosité supplanta la retenue. Il délia sa langue avec le soin usuellement dispensé à une corde de rappel :

— Matt, quand t'étais en H. P. … enfin, dans ton service, est-ce que t'as vu mon vieux ?

Spontanée, la question ne prit néanmoins pas Matthieu au dépourvu. À la vérité, celle-ci se présentait plus tard qu'il ne l'avait escompté.

— Ouais. Je l'ai croisé à deux ou trois reprises.

Sans quitter la route des yeux, à cette réponse Julien hocha la tête puis déglutit. Alentour, le manteau de la nuit semblait se replier sur les lumières urbaines.

— Et donc, ça va mieux ? J'veux dire : ses crises et tout.

— Ça a l'air d'aller mieux. Les médicaments lui font du bien. En tout cas, il n'y a pas eu d'incident, pas un auquel j'ai assisté. Sinon, il peut être un peu difficile à suivre quand il parle ; une phrase ou un mot qui s'intègre pas à la conversation, mais rien de grave.

— Parce que tu lui as parlé ?

— On a échangé quelques politesses.

— Ah. Des « politesses » … Okay, je vois le genre.

Plus d'éclairage public, plus de tours de brique ni d'asphalte pour tapisser le paysage ; en cet instant vitrifié dans le continuum espace-temps, n'existaient plus aux yeux de Julien que son camarade et ses confessions, cadenassés dans une voiture roulant vers l'inconnu.

— Il t'a parlé de moi ?

— Il n’a pas demandé de tes nouvelles, confia Matthieu d'un ton doux, mais ton nom est sorti plusieurs fois. Peut-être parce qu'il s'adressait à moi, je ne sais pas. En fait, j'en doute ; je crois pas qu'il m'ait reconnu.

— D'accord.

— Tu veux pas savoir ce qu'il a dit ?

Paupières plissées, comme s'il eut voulu contenir les larmes qui lui brûlaient par avance la cornée, Julien secoua la tête.

— Depuis quand ne lui as-tu pas rendu visite ? l'interrogea Matthieu.

— Ça doit faire… dans les deux ans, ché pas trop. Chuis pas sûr.

— Tu devrais passer le voir, ça lui fera plaisir.

Pas de réaction. Julien rumina ce conseil en tête à tête avec sa conscience : Tout comme tu devrais laisser tomber et passer à autre chose, tant que t'en as l'occasion. Toi, tu as cette chance, tu peux pardonner à quelqu'un. Mais moi, qui je vais blâmer pour ce qu'ils lui ont fait ? La guerre ? Mais cet acerbe constat, en décalage avec la bonhommie naturelle du personnage, ne transgressa jamais la frontière de ses lèvres.

Passé cinq minutes à avaler sans bruit des mètres de goudron, il libéra son index du volant qu'il pointa sur le pare-brise.

— On est arrivés.

L'église semblait les y attendre, plongée dans un sommeil aux confins du coma, ses cloches aphones. Étrange ; vingt-et-une heures marquaient pourtant les montres. Au-dessus des têtes, elles auraient dû se réveiller et répéter neuf fois la réverbération de leur bronze, dont l'écho aurait flotté sur tout Notre Dame. Flèche aux flancs esquintés, l'immense clocher se dressait, pénétrait le ventre des cieux jaunis par les halos au sodium des lampadaires qui la bordaient, mais jamais ne prenait la parole.

Rejoignant le parking arrière, désert à cette heure tardive, la voiture eut à contourner des monts de cagettes débordant d'œufs en céramique, de crucifix métalliques et de porte-cierge entassés au bord de la voie en prévision de la messe du lendemain matin. La messe d'avril… Matthieu se souvint ; sa mère l'avait récemment évoquée, au cours d'un dîner. La messe de la Résurrection. Cela expliquait le silence des cloches : le Carême touchait à sa fin, les dévots s'apprêtaient à sortir de leur pénitence et à célébrer la vigile pascale. Il ne ferait pas bon musarder dans les rues noires de monde de Notre Dame au petit matin.

Sous les quatre roues du véhicule, le revêtement pavé grésilla avec la fureur d'un lit de bois sec.

— Ils ont toujours pas nettoyé les rues, fit observer Julien. 'Vaudrait mieux pour la mairie qu'elle se bouge un peu, s'ils veulent que leur foutue messe soit réussie. Le cortège est quand même passé y'a une semaine.

— Quel cortège ?

— Celui d'la Sainte Carcasse, tu sais ? C'est vrai que t'y as pas été cette année. Enfin, t'as rien loupé non plus.

La Sainte Carcasse était donc passée. Dans le double faisceau blanchâtre des phares avant, scintillèrent des flaques de paillettes et serpentins d'un rouge sang, tapis baroque engloutissant carrés de pierre et centimètres de goudron. Ils les engloutissaient, tandis que leurs enveloppes de papier se faisaient le festin d'essaims d'insectes. Rampants ou volants, sauterelles, criquets et grillons étaient venus glaner leur part de chaleur dans le climat typiquement doux de l'Ouest, et ce malgré la tombée glaciale de la nuit. Des centaines de minuscules corps gris qui, amassés de la sorte, formaient un bataillon aux mandibules acérées et aux ailes aussi tranchantes que si elles avaient été trempées dans l'acier. Lorsque ces hordes pullulantes se décideraient, le ventre plein, à prendre leur envol, mains, cheveux et cris affolés battraient l'air dans une hystérie collective. C'est à ce spectacle que Matthieu aurait souhaité assister, plus qu'à celui de la Sainte Carcasse.

La procession avait rempli son office : pollué les ruelles de ses débris pour le bonheur des jeunes yeux et la pieuse satisfaction de ceux plus âgés. Avoir manqué le passage de ce cortège aux étranges aspirations ne fâcha pas Matthieu, pas plus que l'éventualité de ne pas être présent aux festivités de la Pâques. Si depuis plusieurs années venait-il à participer à ces réjouissances, c'était dans un pur esprit sarcastique, encouragé par la curiosité médisante de découvrir quelles sommes la paroisse avait pu investir dans cette célébration dénigrée par le reste des régions de France, et dont le faste comme le rigorisme exacerbés, voisins du rituel macabre, avaient inspiré aux adolescents locaux son sobriquet de « Sainte Carcasse ». « Fête de l'Agnus Dei » sonnait trop mystique à leurs oreilles pour une exhibition de chars enjolivés de banderoles et de rubans, d'effigies animales éventrées et de pucelles rougissantes chapeautées de peaux d'agneau synthétiques. Un bel honneur, d'ailleurs, qu'on leur faisait, à ces laiderons prépubères dont pas un homme ne voulait. Coiffées de leur fausse dépouille d'oviné, faute d'être désirables semblaient-elles moins laides, par contraste.

Des ondées de confettis, une vierge déguisée en chimère, des croix hautes d'un mètre et des Christ en larmes et en sang ; Matthieu ne doutait pas n'avoir rien perdu à oublier pour cette année l'obscure commémoration.

À cheval sur trois emplacements, Julien coupa le contact. Le moteur s'accorda une trêve.

— Voilà, j'ai fait ma part, murmura-t-il sans se détourner du tableau de bord.

Sur un signe de tête approbateur, Matthieu descendit du véhicule, dont il claqua derrière lui la portière avec soin, mais pas moins de fermeté. Un grognement, un juron sifflé entre les dents, « 'Fait chier ! », et Julien en fit de même. Il retrouva son ami adossé à l'édifice, se figea devant lui, en l'attente de plus d'instructions quant à la suite des évènements, que Matthieu ne tarda pas à lui communiquer en peu de termes :

— Rentre chez toi.

— Je reviens dans combien de temps ?

Une parfaite nonchalance dans ses mouvements, Matthieu alluma une cigarette, aspira une longue bouffée avant de répondre dans un filet de fumée :

— Compte autour de trois bonnes heures.

— Trois ? Mec, il est vingt-et-une heures !

— Alors laisse tomber, je te rejoindrai à pied. 'Faudra que tu ajoutes une heure de plus, dans ce cas.

— Non je… je viendrai. Mais qu'est ce qui peut te prendre autant de temps ?

Imperturbable, Matthieu se contentait de tirer sur sa sèche, de l'embrasser et l'embraser dans un nuage incandescent. Tirer, avaler, souffler.

— T'avais dit pas de détails, j'ai bien saisi, insista Julien, mais dis-moi au moins que ça va aller ! Et si ta reum appelle ?

— Réponds que les médocs m'ont assommé et que je dors. Mais ça devrait pas arriver, tant que tu penses à lui envoyer les messages. Oublie pas : entre vingt-deux et vingt-trois heures.

Machinalement, Julien sortit de sa poche le petit boîtier qu'il détailla au creux de sa main.

— Pour de bon, tu ne pourras pas les envoyer toi-même ?

Encore un silence. Il commençait à égratigner la patience de Julien.

— Très bien ! J'ai capté : pas de question là-dessus non plus. Daccodac… Et si tu n'arrives toujours pas dans trois heures, je fais quoi, moi ?

— Tu cherches pas à comprendre et tu retournes chez toi. Je me débrouillerai.

Il aurait pu s'arrêter là, à ce titre aurait dû, suivant les désidératas de Matthieu, ravaler ses craintes puis se retirer sur une abnégation sans mot. Obtempérer et sous le manteau remballer son aigreur, n'eût été ce doute insurmontable :

— Dis, tu comptes quand même pas t'en prendre à Antoine ? J'parle pas de le frapper, plutôt de genre, tu vois… Écoute, je sais que tu lui en veux, mais 'faut aussi me comprendre : c'est un de mes plus vieux potes.

Tant de curiosité, tant de mélodrame, et combien d'inquiétudes pour, en définitive, de si futiles, futiles choses. Mais soit, Matthieu lui devait bien celle-ci.

— Hm… Apparemment, il n'a pas besoin de moi pour détruire sa vie.

Le cadavre de sa cigarette effrité sous son talon, il tenta d'égayer ce houleux échange par une déclaration au potentiel consolateur :

— T'en fais pas. Tout ira bien, pour lui comme pour moi. En ce qui me concerne, des gardiens me protègent, de l'autre côté.

Mais les autres, qui les protège ? Une pensée que Julien supposait vain de formuler. Il ne s'obstina pas, au lieu de quoi manifesta son assentiment résigné et renvoya le bipeur dans la poche de son jean. Quelle démentielle entité exerçait sa pernicieuse influence sur le cerveau de son ami, il comprit que celle-ci avait dressé une muraille infranchissable entre eux, et qu'entre les saillies de pierre rien ne surgirait plus, hormis les fumées opaques du mystère. S’il se préoccupait avec la plus grande sincérité du sort de Matthieu, peu en douteraient, l'opiniâtreté infondée dont celui-ci faisait preuve eut raison de sa persévérance. La folie des autres, ces moulins à vent qui parsemaient de lointaines collines, il était las de la combattre.

— Je suis sérieux, dit Matthieu. Tu promets de ne pas trop t'en faire, hein ? Ju' ?

— Pour sûr, cow-boy.

Si tel était le souhait de Matthieu, alors essaierait-il. Au moins pouvait-il encore jouer les clowns, même tristes.

Après avoir ajusté sur son front la visière de son chapeau invisible, il baissa le menton, notifia ainsi le signal de leur séparation, ses lèvres scellées au mastique. Jusqu'à ce qu'il eût regagné son véhicule, Julien ne prononça pas un mot de plus. De retour dans sa voiture, il sortit le moteur de sa torpeur, puis enclencha la première vitesse. La machine reprit son tintamarre caractériel, avant de libérer sous son châssis un nuage grisâtre malodorant, dont il admira le panache depuis le rétroviseur central.

Comme il s'éloignait à faible allure, Julien maintint son regard enchâssé dans ce miroir. Au cœur du fragment d'aluminium, les ténèbres coagulèrent peu à peu à Matthieu, absorbèrent son baluchon, son dos, ses bras puis tous ses contours. Trois secondes, deux mètres roulés, et il n’était plus là.

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