Rive

10 minutes de lecture

— Ne bouge plus !

Cinq canons, cinq ronds noirs, comme autant d'yeux crevés sur le fugitif. Arrivés à la seconde précédant le geste fatidique. Une prouesse que personne ne s'expliqua, mais que plus d'un uniforme bleu attribua à l'influence d'une force dont l'ampleur s'étalait au-delà de l'humain ; force extradiégétique sans nom, laquelle à la fois s'incarnait en la personne du gardien mal embouché, de la nuit claire, de la brise trop fine pour faire barrière aux émanations d'essence. Le tout avait tracé un parfait segment scindant végétation et immeubles, dont l'extrémité s'était plantée entre les omoplates de la cible. Les jambes avaient fait le reste, les muscles tendus et chauffés à leur plus haut degré. Maillou n'avait pas eu besoin de dicter la marche à suivre, tous les policiers s'étaient coordonnés à la manière des rouages d'une machine flambant neuve. Ensemble, ils avaient fait halte à deux mètres du jeune homme, dans un demi-cercle impeccable, toujours ensemble avaient porté leur main à leur ceinturon, déclipsé le holster puis brandi le révolver. Sur le panorama charbonneux, le chrome des canons levés à l'unisson avait peint l'arabesque d'une longue vague argentée déferlant sur Matthieu.

Seul Paul l'avait apostrophé, en accord avec les prérogatives de son grade. Quatre regards appuyés avaient dans leur silence secondé cette sommation. Si le meneur des troupes détenait le monopole du discours, à travers celui-ci s'exprimait une volonté commune.

— Tu es cerné ! Nous n'hésiterons pas à ouvrir le feu. Alors éteint immédiatement cette allumette !

Matthieu toisa le brigadier. Opposé à son visage, ce dernier eut l'ignoble impression de se faire inspecter les entrailles. Les yeux du jeune homme l'ouvraient en deux, fouillaient son être, en raclaient les bords pour n'y rien dégager qui fût digne d'intérêt. Dans ces yeux flottait l'indifférence blanche du somnambule. Aussitôt Paul comprit-il, la peur en gorge, que cette absence d'émotion serait seule à imprégner les actes du traqué. Quand dans son dos avait tonné la première interpellation, il n'avait pas sursauté, pas frémi. Passé plusieurs secondes, vers les policiers avait tourné son corps, par une lente rotation, le buste aussi raide que celui d'un automate, les hanches et fémurs comme montés sur des pivots grinçants. Ses pupilles avaient essuyé les visages de chaque agent, de même que chaque guidon, chaque barillet et chaque crosse, mais son expression faciale était demeurée inchangée. Sa figure aussi froide que la flamme entre ses doigts était chaude.

Une carcasse, coquille de noix pourrie. Ce qu'elle contenait était noir, âcre et desséché.
Seigneur, que pouvaient-ils tous espérer en retirer ?

— Allez, éteint-la. Je ne le répéterai pas une troisième fois, Matthieu.

En illustration de ses dires, Paul leva la main gauche, index et majeur dépliés aux trois-quarts, pouce légèrement écarté, sa paume en direction de la cible. Un geste à destination de ses coéquipiers, il signifiait : « On attend, mais on reste concentré. Ça peut tomber à tout moment. » L'action projetée ne le tentait nullement, elle ne satisfaisait jamais personne, fut-ce au sein de la brigade islemortoise ou des équipes intervenant sur le plan national. Tirer, sur un déséquilibré, sur un individu poussé par la rage, un diable, une coquille vide, ce n'était jamais le choix le plus facile. En l'espèce, cette option ne se présentait d'ailleurs pas comme la plus judicieuse. Qu'ils le maquent ou l'éraflent, et ils lui confiaient la plus belle des opportunités, condensée en peu de mots : « Loupé ! À mon tour de jouer. ». Qu'ils maîtrisent leur tir, décrochent soit le trépas, soit (meilleur des scenarii) l'abandon du suspect via une blessure trop sérieuse pour encore bouger, et ils prenaient le risque de le voir s'effondrer, non en avant comme souhaité, mais en arrière, dans les flaques de carburant, l'allumette toujours en main.

Dialogue et persuasion, l'option la moins délétère. Le temps se fractionnait en de décisives secondes. Les forces de l'ordre en possédaient très peu, trop peu pour négocier plus que de raison. Maillou devait viser juste, toucher Matthieu là où ses sentiments dormaient encore, quitte à verser dans le cliché.

— Ça ne la ramènera pas. Brûler l'école n'y changera rien.

La flamme avait entamé la moitié de sa tige, paresseusement, poursuivait sa descente vers les doigts. Si petite et fluette, sa lumière comportait une myriade de dangereuses promesses ; elle étendait sur la scène un immense rond lumineux dans lequel se dévoilait l'ensemble des protagonistes. Tous les yeux et toutes les peurs se concentraient sur elle. Malgré sa place d'honneur, cette flamme progressait suivant son rythme nonchalant.

— Tu m'entends ? Gabrielle ne reviendra pas !

Matthieu entendait, dans la nuit sans vent la voix portait assez loin. Son comportement ne s'en vit pas modifié, pas plus que son regard. Il s'en fout. Il s'en fout et il bougera pas, bordel !

— Pense à ceux qui vont mourir pour rien comme elle. Penses-y ! Ce n'est pas ce que tu veux vraiment.

Un tiers de petit bois s'offrait encore au feu, si peu de temps.

— Si tu obéis, on est tous d'accord pour se montrer indulgents avec toi. Alors éteint cette allumette ! Dépêche-toi !

Contre sa paume huilée par la sueur, le brigadier sentit la crosse de son arme déraper. Il bougera pas… putain, il bougera pas ! Les balles allaient devoir fuser.

— Tu as trois secondes avant qu'on ouvre le feu !

Trois secondes ? Que s'imaginaient-ils ? Il ne lui en faudrait qu'une pour d'une pichenette envoyer le bâton enflammé rejoindre sa mare. Le duel des décomptes était lancé ; à ce duel Matthieu était donné vainqueur. Le compte à rebours enclenché, un tiers de bois à ronger.

— Trois…

La flamme toujours dansait et brillait.

— Deux…

— Écoute-les, Matt !

Telles deux lances de fer subordonnées à l'attraction d'un aimant, les pupilles de Matthieu se précipitèrent hors du croissant policier. Sa main s'abaissa. De presque rien, moins de dix centimètres. Ils assurèrent cependant à Paul Maillou la pertinence de sa décision : il avait bien fait d'emmener le civil avec eux.

*

Son père n'était pas à l'abri, pas chez lui. Sa présence déclencha une série de questions embrouillées chez Matthieu, toutes présidées par un souverain « Pourquoi ? » dont il ne retirait qu'un insignifiant nombre de réponses : pourquoi l'avoir suivi ? pourquoi s'entêter ? pourquoi à ce point ? pourquoi encore ?

Au fond de sa gorge grimpa un sanglot lorsqu'il s'adressa à Didier :

— Il faut que je le fasse !

Il ne comprenait décidément rien à rien, personne ne comprendrait jamais. Si le père Garmendia persistait dans ce… ce quoi au juste ? Son amour paternel, toujours lui, à moins qu'il ne s'agisse que de la couarde solidarité du bon petit citoyen envers les pouvoirs régaliens. Cette seconde hypothèse ne tint toutefois pas devant le discours de Didier :

— Tu ne te rachèteras pas auprès d'elle comme ça.

Atterrant. Et si décevant, en un sens. Peu importaient ses motivations, si Didier insistait et dans son ignorance s'empêtrait, les flammes l'emporteraient aussi. Matthieu avait fait de son mieux, l'avait traité avec toute la considération du monde, jusqu'à présent l'avait épargné ; mais acculé en bout de parcours, sa prévenance ne protègerait pas son père, aussi fort qu'il tînt à lui.

— Dégage, Papa ! T'as rien à foutre ici !

Gorgée du bois entièrement consumé, la flamme étendit ses dards jaunes et bleus dans l'air, auréolant la main de Matthieu. Elle lui léchait presque les ongles. Une brûlure, et il lâcherait l'allumette, une chance pour la terre stérile, une pour l'essence. La communication devait trancher son sort, le pouvoir entre les mains de Didier.

Il chemina à pas prudents. Son vieux corps, aussi frêle et pliant que le roseau, compléta le cercle policier, maillon le plus fragile d'une courte chaîne.

— Je sais que tu ne veux pas nous faire de mal. Comme je suis aussi persuadé que tu ne voulais pas en faire à Gabrielle non plus. C'est pour ça que tu vas vite te reprendre et nous laisser te…

À Gaby ? Ces mots trouvèrent en Matthieu un écho caverneux et difforme qu'il ne pouvait autoriser à se propager plus haut.

— Attends ! Qu'est-ce que tu racontes ? Pourquoi tu parles de Gaby ? Si j'ai commis une faute, c'est celle de ne pas l'avoir protégée.

De sa main libre, Matthieu essuya à son front une pellicule de sueur tiède dont les gouttes menaçaient de s'écouler dans sa cornée. Quelle chaleur soudaine. Le feu ne s'était encore déclaré, et sa température corporelle paraissait déjà avoir gagné près de cinq degrés. Il étouffait, ses poumons encrassés par une fumée qui les emplissait par avance. Parler devint de plus en plus laborieux.

— Antoine… Antoine, c'est lui…

— Matt, c'était toi.

À ce stade, Maillou jugea nécessaire d'intervenir. Qu'il fût ou non l'unique personne en mesure d'établir le dialogue avec le jeune homme et d’enclencher chez lui une réaction susceptible de renverser cette situation critique, par cette révélation monsieur Garmendia s'aventurait sur un terrain escarpé. Il se pencha sur l'oreille de Didier.

— Vous êtes sûr de vous ? lui murmura-t-il. S'il panique ça pourrait très mal se terminer.

— Je sais ce que je fais.

— Je l'espère, pour lui autant que pour nous tous. Mais je vous en supplie, faites vite.

Didier opina ; il tendit à son fils ses paumes en coupes, comme désireux de recueillir à pleines mains sa rédemption.

Face à ces mains, Matthieu s'était enfermé dans un mutisme éberlué. Les derniers mots de son père, ils étaient de minuscules parasites pour lui infester le cerveau. Moi ? moi… moi, mais qu'est-ce qu'il veut dire ? C'était Antoine, Antoine, c'est logique, c'est certain. Ça ne peut être que lui. Les premières morsures du feu s'éveillèrent à son index ; il ne les ressentit pas. Il lui voulait du mal, lui et seulement lui. À l'obscure concoction macérant sous sa boîte crânienne se mélangea la voix de Didier :

— Tu refuses de l'avouer, mais les policiers ont trouvé son journal intime. Ils y ont lu ton nom. Gabrielle te désigne directement comme responsable. Je suis désolé, encore plus parce que je sais que tu imaginais agir dans son intérêt. Mais elle n'allait pas bien. Elle était malade, elle avait peur…

Elle avait peur de LUI ! Des mensonges. Ces histoires de journal, c'est un ramassis de conneries destiné à.… à.… le couvrir. C'est ça ! Ils sont de mèche. Ils cherchent à le protéger, protéger le monstre.

La flamme de l'allumette, haute de neuf centimètres, lui grignota la première rangée de phalanges.

— … trop peur pour raisonner correctement. Tu ne voulais pas ça, tu ne l'as pas poussée, je te connais assez pour le savoir. La police est prête à l'entendre, et tout ira bien si tu te rends maintenant. Peut-être que retourner quelques temps à l'hôpital suffira à tout régler. On va s'occuper de ça, on va tout arranger. Je te promets qu'on finira par oublier cette nuit, que tu n'auras pas de problème pour avoir lancé la pierre.

La pierre. Celle qui cogne, qui frappe.

Secoué par une subite bouffée de colère, Matthieu balaya sa torpeur :

— Arrête ton délire ! Je n'étais pas là-bas ! Tu le sais, je suis resté à la maison avec toi ce soir, je ne suis pas sorti de toute la nuit !

Il vit le regret descendre comme un voile sur le visage de son père.

— Tu es parti dans la soirée. Personne ne t'a vu rentrer depuis, pas même au petit matin.

— De quoi tu parles, enfin ? Dis pas ça, tu peux pas dire ça.

— On a passé la nuit sans toi. Matt, je t'en prie…

La supplique ne connut pas de fin. Sur la figure de Didier, masque livide, s'était enfuie toute trace de sa carnation d'origine. Ses yeux venaient de rencontrer la main de son fils.

— Lâche cette allumette !

— J'y étais, à la maison, j'en suis sûr…

Puisque j'y étais. Matthieu ne perçut pas la requête, pas plus que la torche qui lui terminait le poignet. Ne souffrit pas la métamorphose de la peau qui de cloques se boursouflait, emplie d'une eau salée et d'une graisse bouillante, ni des ampoules qui de bulles devenaient cratères. Ces bulles qui crevaient puis coulaient une brillante substance, laquant le bras comme une viande de maître queux.

Trop occupé à fouiller, à touiller le brouet de sa mémoire. Bien sûr que je suis rentré. Je ne suis retourné chez elle que le lendemain matin, très tôt. Je m'en souviens parfaitement : sa maison était éclairée, il y avait l'air froid, pas de soleil. Tout autour du bois… Cette mémoire dont il découvrait les fissures. … le noir. Pas de soleil, le noir total. On n'y voyait que dalle, entre les arbres. Ça ne sentait rien, pas l'herbe humide. Juste une odeur de froid qui pique le nez. Tant de crevasses, si profondes qu'un doigt entier s'y serait glissé. On était en juin. Il aurait pourtant dû… Alors, où était le Soleil, où était la rosée ?

— LÂCHE-LA ! MATTHIEU !

Pas à la maison, pas dans ma chambre. Si c'est vrai, où est-ce que j'étais ?

...

Gaby ?

L'atermoiement avait passé, les négociations avortées. Nul doute que le père Garmendia avait fait son possible, et si la brigade saluait cette tentative, elle avait à reprendre le commandement des opérations. Les choses pressaient. Bien que le concierge eût été sommé de donner l'alerte auprès des pompiers, les sirènes de ceux-ci ne se faisaient toujours pas entendre, le bâtiment n'avait eu le temps d'être évacué et son glacis d'essence n'attendait toujours qu'une étincelle pour s'embraser.

Tant pis pour ce malheureux, tant pis pour les risques. Paul leva son bras vers le ciel, ses deux doigts dressés, comme s'il eut braqué un canon imaginaire sur une étoile.

— Levez vos armes !

Comme le reste, comme tout ce qui l'entourait, l'ordre s'effaça dans l'oreille de Matthieu.

Encore la nuit, là-haut, dans la pinède…

L'aveuglement de l'esprit soufflé, se rouvrit sa mémoire. Elle lui revint, avec une limpidité effroyable, avec la vélocité du vent du Nord et la violence des orages. Et comme il tremblait, brisant son dos, afflua un moment du passé, passage mémoriel flou et mouvant autrefois travesti en mensonge puis rendu à l'oubli. Oublié ; l'avait-il cru, l'avait-il souhaité.

Gaby, Gaby... Oh non...

Annotations

Vous aimez lire F Sinclair ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0