Prisme

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Gaby.

Il faisait si froid pour une nuit de juin.

Aucune chaleur, aucune odeur. Aucun grillon dans les fourrés, aucun chant depuis les champs, cette fin de printemps empruntait les atours d'une hibernation prolongée. L’été traînait des pieds, lui non plus ne voulait rien avoir à faire avec ces mortelles histoires. Aube paresseuse, elle n'avait encore atteint le bout du monde. Végétation bariolée et douceur de l'Ouest se confinaient à leur aise encore un peu, remboursaient une dette de sommeil accumulée sur de trop nombreux mois. À l'instar de Gabrielle.

Dormait-elle ? Tout portait à le croire. Depuis plusieurs jours, elle s'était prétendue fatiguée, probablement malade. Les lourds cernes décrochés de ses paupières, qui à ses orbites traçaient deux bleus berceaux pour ses yeux éteints, venaient en témoins fiables.

Trop naïf pour jeter le doute sur ces dires, il y avait cru les premiers temps. Puis il avait remâché cela, avait un temps balancé, avant de se raviser : ça ne tenait pas debout. Nul bactérie ou virus n'aurait détenu assez de vigueur pour la faire disparaître tel le fantôme oublié. Une maladie, avait-il cessé d'y croire. Rien à voir avec une maladie, sa main à couper. Mais de l'effroi. Dans ses cauchemars et sa tour elle s'était consignée, et lui connaissait le moyen de l'en délivrer. Elle n'avait qu'à lui ouvrir puis s'ouvrir à lui, comme autrefois, de ses malheurs lui faire le déballage complet…

ALORS POURQUOI NE RÉPOND-ELLE PAS ?

… pour que de l'écoute, de celle que le cœur allié sait dispenser, refleurisse la croyance en des jours à venir plus cléments. Pour son bien. À jamais pour son bien.

L'allié, la main tendue ; tels étaient les titres qui lui échoyaient, en avait-il fait la démonstration, par cinq, sept, douze fois, ce jour de juin. À sa porte close, il avait fait chanter ses phalanges :

Accours où je te réclame, veille ne rien laisser
Derrière de tes noires misères ; pour toi je vaincrai.
Accours, et ma main fais-la sourire du répit
Auquel ta bouche se pend aujourd'hui.

Boum ! Boum ! « OUVRE-MOI ! TU VAS M'OUVRIR, OUI ?! »

Et sous sa fenêtre, plus haute ouverture au sommet du plus grandiose château de la colline la plus majestueuse, s'élever les quatre temps de son aubade a cappella :

Quelle issue, pour celui vivant sous l'ombrage
De l'ange qui vers le rivage s'enfuit ?
Sans lui le périple est exil et éternelle nuit,
Sans toi, la fête un bleu mirage.

« RÉPONDS-MOI ! QU'EST-CE QUE TU FAIS ? GABY ! »

S'étant heurté au silence, avait alors rendu son chagrin à un buisson d'aubépine, son dépit murmuré aux pins, aux rochers, aux fougères cassées sous ses bottes :

Ainsi tu oses, et dans l'absence t'évanouis,
Loin de l'ineffable, que pleurs et eaux inondent.
Mais garde-toi de l'image d'une onde ;
Celui qui aime jamais ne périt.

« JE REVIENDRAI ! JE REVIENDRAI, TU ENTENDS ? »

Attendre sans mot l'aurore, avec elle espérer un signe de vie ; s'il avait de prime abord envisagé cette possibilité, son âme torturée en avait décidé autrement. Elle avait eu le dernier mot.

Sur le chemin du retour, à l'issue d'une lente marche passée à ruminer ses craintes et regrets, il avait finalement contredit ses pas, à l'entrée du village. Une hésitation, talon relevé. Marche arrière, demi-tour, trois mètres à droite. Il avait occupé une cabine téléphonique, camouflé son visage tordu derrière les mille couleurs des vitres vandalisées. Pétri de nervosité, laquelle semblait lui manger cru le foie, il avait ignoré les protestations de ses semelles agglomérées au charnier de gommes à mâcher masquant les motifs éclatés du sol ; tout autant occulté les errances de son index entre les spirales de la tubulure, qui conférait au combiné un air de pommeau de douche ; autant oublié les gouttes de térébenthine, vernis acide pour ses narines et joues.

Rien n'importait plus, rien d'aussi anodin. Son maigre pécule, économisé sur plusieurs semaines, avait été sacrifié au ventre de la machine. Le numéro composé, le doigt sur le cadran, les touches enfoncées par le seul réflexe de l'habitude. Son attention ne s'arrachait pas à l'arc de plastique dans sa main. La tiédeur suspecte de l'écouteur et du microphone, une colonie de miasmes collée à son visage, il n'en avait rien relevé. Avait attendu, boitillant d'une jambe sur l'autre, que se déclare enfin la tonalité binaire ; elle s'était étendue sur de nombreuses secondes, puis la communication lui avait été refusée. Nouvelle tentative, nouvelle tonalité. Le bruit de basse, en deux fois. Répété. Répété. À ce tempo funèbre s'étaient accouplées ses pensées :

À quoi prétendre, à quoi bon,
Si comme le songe ton pas se fait illusion ?
De liberté pour la recluse il n'en est pas.
Promesse menteuse, elle parle la langue du trépas.

QU'EST-CE QU'ELLE ATTEND POUR DÉCROCHER CE PUTAIN DE TÉLÉPHONE ?

L'appel encore coupé, de même qu'à la tentative suivante, puis celle d'après et celle d'après. À son onzième essai, plus aucune tonalité. Le combiné avait eu un hoquet, à la suite de quoi avait été frappé d'aphonie. La pièce d'argent disparue dans l'ombre de la fente, avalée puis maltraitée par les rouages, gling, glang, gling, blong ! Le mécanisme s'était enclenché, impossible de blâmer la vétusté de l'édicule ni d'accuser la mairie ou quelque entreprise privée de télécommunication d'un défaut d'entretien. Le fonctionnement aléatoire de ce genre d'appareil n'était, pour cette fois, pas en cause. Chez Gabrielle, le téléphone ne sonnerait plus. Quelque chose… QUELQU'UN ! … l'avait débranché.

IL EST CHEZ ELLE, IL NE VEUT PAS QUE JE LUI PARLE !

Ça l'avait frappé en plein milieu du front, poing fermé. L'autre était là-bas avec elle. Elle ne l'y avait pas invité, Oh non, cela n'avait rien d'une visite de courtoisie, ils n'étaient pas deux amis qui se retrouvaient. L'enchainement des faits lui apparut, d'une évidence criarde : si l'autre avait eu la décence de se présenter en bonne et due forme au manoir, roturier aux aspirations de gentilhomme, Gabrielle lui en avait dénié l'accès. Le gentilhomme chassé de scène par le conquérant, l'autre avait investi les lieux, la jambe dans l'embrasure, la main agrippée au cadre. Derrière lui claqué et verrouillé la porte. Interdiction de répondre au téléphone, interdiction de se signaler, de ne serait-ce que se montrer à la fenêtre. Qu'avait-il pu attendre de ce rapprochement forcé ? Gage d'affection, subordination pleine et entière, contrition, dévotion… Autant de théories que de moyens d'y satisfaire, plus sordides les uns que les autres. Si Gabrielle avait eu l'imprudence de s'y refuser, alors aurait-il commis l'irréparable.

NON !


Le verre de la cabine avait tremblé lorsque sur les montants de métal s'était rabattu la porte. Un peu plus de hargne, et ses vitres auraient éclaté.

Au pas de course, il avait rebroussé chemin, buste jeté droit sur la colline désertée plus tôt. Brûlant ses bottes sur les grains du goudron puis sur les irrégularités de la terre nue, il avait regagné la demeure en moins de dix minutes. Un exploit, même pour les jambes les plus vives.

Une forme d'apathie imprégnait l'édifice : peu de lumières aux fenêtres, pas de nouveau son. La menace interne se faisait discrète, déloyale. Solution la plus radicale, il avait décidé de s'opposer à cette sournoiserie, à ces fins convoqué le chaos. L'autre l'entendrait, rameuterait ses muscles et légions diaboliques pour l'affronter ici, sur le seuil. Qu'il s'amène ! Il était paré au combat, contre lui autant que tous ceux qui suivraient.

Posté de nouveau face à la porte cochère de la villa, il n'avait pas réfléchi. Priorité avait été donnée au heurtoir en bronze, cette tête de dieu grec miniature dont le poids humiliait ses phalanges. L'anneau aurait su se faire entendre au-delà de tout vacarme. D'une main il l'avait soulevé ; ce que le mors avait semblé lourd et glacial sous ses doigts. Abattu une première fois, le choc contre le bois massif avait propagé ses vibrations dans les os, jusqu'à l'épaule, de même que ses ondes sonores à ras de terre. Les arbres s'étaient mis à frémir à l'unisson. Personne n'était venu ouvrir, pas plus au deuxième essai qu'au troisième. La sonnette et son cri strident n'avaient pas rencontré davantage de succès. Quand il avait martelé la porte de ses poings, aucun bruit ne lui était revenu de l'intérieur.

Une minute de réflexion frustrée, et son bon sens avait repris l'ascendant : provoquer le Mal de la sorte ne menait à rien, car jamais l'autre n'aurait commis l'erreur de le rejoindre. S'éloigner, cela aurait signifié se séparer de sa prisonnière, un risque que l'autre n'aurait pas encouru. À peine eût-il entamé la descente de l'escalier principal que Gabrielle se serait envolée par la fenêtre, d'une manière ou d'une autre. Même dans l'affliction, elle était trop maligne et débrouillarde pour lui. Là-haut était-elle retenue enfermée, derrière la plus haute ouverture de la plus haute tour, au sommet du plus grandiose château de la colline la plus majestueuse.


Il avait contourné la maison, le nez levé en direction de la fenêtre de sa chambre. Les rangées de carreaux de verre distançaient sa bouche d'un étage ; il ne s'était pas étonné de constater l'échec de ses appels. Se signaler à elle et à l'autre ne se serait pas fait de vive voix. Il lui avait pourtant fallu dénicher un moyen d'obtenir l'ouverture de cette fichue fenêtre. Si cela n'avait pu se faire de l'intérieur, restait encore l'espoir de réussir à effectuer une trouée. De l'extérieur.

« COMMENT ? MON ANGE, DIS-MOI COMMENT ! »

Une mélodie, soudain. Un air de noir violon, de timbre triste, mélangé à l'encre du ciel. Il avait filtré au plus haut, par les fenêtres, coulé ses notes basses sur le crépi puis s'était égoutté au pied de l'édifice. Ce chant, cette symphonie, c'était beau, cela poignardait le cœur comme un pic à glace, perçait le poitrail puis fondait sa mélancolie douce-amère dans les poumons, le ventre, la gorge. D'une puissance foudroyante, cela convoquait d'abord la crainte, puis l'empathie la plus chaude. À la désolation montante de cette voix se joignait celle de l'ami.

Il entendait, et tout s'était révélé à lui. Briser le charme, briser l'emprise. Briser le carreau. Il n'avait pas eu à longtemps sonder le sol. Même dans la nuit la plus sombre, sous la Lune fuyante, avait rayonné d'une étrange lueur, comme un morceau râclé sur une terre cosmique, la pierre ronde et blanche sur laquelle s'était instinctivement porté son choix. Elle luisait à un mètre sur sa gauche, par sa brillance extraterrestre avait semblé l'appeler. Et elle était parfaite, assez pesante pour frapper fort, mais point pour perturber la parabole de sa trajectoire. Sa circonférence était celle d'une main adulte et sa régularité celle d'une sphère polie capable de combattre la matière qu'importe l'angle d'attaque.

Son geste n'avait connu ni hésitation ni imprécision. Le bras plié en deux d'abord lancé en arrière, coude en l'air, puis délié sur 180°, le mouvement accompagné par l'élan conféré à l'intégralité de son corps. Tout était parti vers l'avant : la main, le poitrail, la tête, la pierre. Cette dernière avait décollé au niveau de son oreille, dans un sifflement, puis dépassé son profil avant de tracer une parfaite droite jusqu'à l'étage visé, dont elle avait dépassé de peu la hauteur pour aussitôt amorcer sa descente sur un arc serré. Un CLING ! et la musique avait gagné de la voix.

« SAUVE-TOI ! VIENS VERS MOI ! »

Les premières secondes écoulées, la mélodie s'était tue, mais toujours aucun signe. Pas de Gabrielle, pas de l'autre non plus.

« VIENS ! »

Les premières minutes, et toujours rien. Le froid s'était renforcé. Son corps était gourd, ses muscles douloureux, sa peau avait commencé à le brûler, ses extrémités en feu.

« MA GABY… »

Les premières heures. Il était gelé, les membres et l'esprit aussi vitrifiés que l'air de la nuit. Le silence et les ténèbres de l'espace avaient tout avalé de la placide colline. Si calme et austère. Il avait ici compris que rien ne lui ferait signe ce soir. Peut-être l'autre était-il parti, peut-être s'était-elle endormie, peut-être serait-il accueilli demain en héros, peut-être…
Mais il avait si froid.

Peut-être avait-il rêvé cette seconde présence. Il ne savait plus, ses cellules s'étaient épuisées à combattre l'hostilité des températures et refusaient maintenant de remplir leur fonction primaire. Son corps tenaillé par les crampes se réclamait au sommeil, quitte à en mourir frigorifié. Un peu de repos, tapi dans l'intimité d'un bosquet. Confus et harassé, tout ceci ne lui avait plus paru aussi crucial. Après tout, demain il saurait, et ses pensées réagencées retourneraient à celle qu'il avait sauvée d'un jet de pierre.

Si froid, il attendrait le jour, avec lui le retour du soleil de juin.

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