Œilleton

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— Abaissez ! Abaissez, je vous dis !

La main de Maillou était retombée ; comme frappés d'un malaise général, les canons suivirent la même direction. Leurs tirs ne se justifieraient plus, si la menace existait toujours, elle s'était essoufflée. Sur le suspect ne tendaient dorénavant que des regards épouvantés.
Il s'était écroulé, ses jambes étalées sur le gravillon, presque liquéfiées, à gauche encadrées d'une main amorphe à la paume ouverte sur la nuit, à droite d'un bouquet de flammes embrassant ce qui s'identifiait comme un moignon carbonisé grevé de cinq tiges de même couleur. Si personne ne sut s'il répondait à la douleur infligée à ses nerfs ou à celle d'un chaos interne, chacun trembla comme une feuille lorsqu'il se mit à bramer.

Sa tête renversée, Matthieu dressa sa gorge veinée au ciel, décrocha sa mâchoire, presqu'à se la déboiter, et sur un souffle de phénoménale envergure libéra le contenu de ses poumons, déchirant le larynx. Le cri n'avait rien d'un mot, rien qui eut fait sens à l'oreille. Insensé au commun, car tout se jouait dans celui qui le poussait. Il ressentait tout, avec force lucidité, voyait et éprouvait au-delà de la matière.

Quelque chose le frôla à l'épaule, et cette chose s'attacha à lui. Elle remonta son omoplate, atteignit sa joue. C'était la mienne. La main. La mienne, la mienne, Oh mon ange… Décollée de son visage, elle glissa sur la nuque, gagna son dos.

Il n'osa se retourner, mais ses paroles muettes se dédièrent tout à elle : Qu'est-ce que je t'ai fait ?

Et la présence lui répondit alors. Et sa voix était celle de seize sabots martelant la terre, de sept coupes de vin et de sang déversées, de la croûte terrestre déchirée sur des rivières de lave et monts de magma, de la fissure de la voûte céleste d'où chutaient les météores en fusion. Celle des sauterelles, du soleil noir, des armées infernales, des damnés suppliants ; la voix du grand dragon, de la bête de la terre, de la bête de la mer.

L'annihilation. La destruction. La fin du vivant vibrait entre ces cordes vocales.

Je ne voulais pas, je te le promets.

Elle le dominait, plantait dans son dos sa légion de regards et de mots criminels, plus ardents que le feu qui s'était attelé à remonter le bras couvert d'essence, du poignet à l'aisselle. Ce feu qui ne s'arrêterait pas en si bon chemin. Des milliers de particules imprégnaient les vêtements, de même que les longs cheveux ainsi que la peau du visage, contaminées l'une après l'autre par les bouquets de flammèches. Le feu au corps, ce que Matthieu perçut sur le moment, avec une terreur glacée, fut l'oppressante sensation d'un étau se resserrant autour de son crâne. Deux mains l'avaient saisi aux tempes, décharnées, griffues. Impitoyables.

Attends, s'il te plait…

REGARDE-MOI.

Sa langue parlait la Mort.

Il ne put obéir. Sa tête ne pivota pas, la nuque paralysée. En réponse à cette résistance, dans sa chair s'enfoncèrent les griffes ; entre pommettes et menton elles tracèrent dix profondes tranchées de sang. La douleur le lacérait, le labourait à lui tirer les larmes, mais toujours refusait-il de se retourner. Primant sur tout autre sensation, la peur infestait son système nerveux de ses multiples figures : peur des reproches, peur du jugement, peur du châtiment. Provoquer la colère de l'Ange de l'Apocalypse, c'était convoquer celle du Très Haut, plus implacable que les tempêtes, la maladie et les fléaux. Fallait-il être idiot ou déjà mort pour ne point la craindre, et cette crainte protéiforme figurait le prix de sa déception.

Parmi cette anthologie de frayeurs internes, il s'imposait celle de la regarder. La découvrir à travers la brume d'essence et d'étoiles sous sa forme la plus infernale, et Matthieu aurait succombé par deux fois au moins. Jamais son cœur ni son cerveau n'en auraient supporté l'atroce vision.

— Lâchez-moi, arrêtez ! Il faut l'aider !

Sur ordre de leur supérieur, trois paires de bras policiers ceinturèrent Didier, à grand-peine. Qui eût cru que si insignifiant quinquagénaire, par sa seule détermination, eût rivalisé avec les muscles d'une complète équipe d'hommes au pic de leur vitalité ? Il luttait pourtant, et comme un beau diable, son corps pointé sur celui pour qui il entendrait braver le danger au même titre que les objurgations des forces de l'ordre. Matthieu était son unique fils ; la prison, fut-elle à vie, ne devait l'empêcher de tout tenter pour le sauver.

D'un geste autoritaire, Paul l'attrapa au coude, le secoua comme pour l'extraire à sa folie. Par ce geste, il comptait effectivement l'amener à se ressaisir.

— Il risquerait de propager les flammes au bâtiment ! Monsieur Garmendia, c'est trop dangereux, il faut protéger les élèves !

— Je ne le laisserai pas mourir !

— Les pompiers arrivent. Ils le sauveront, croyez-moi !

— Matt ! Matt, roule-toi par terre, vite !

Sourd aux arguments des officiers, Didier se débattit à s'en déboîter les épaules. Ses chaussures raclaient la terre, ses poings battaient l'air, résolus à broyer la distance entre lui et son enfant mangé par le brasier. Se démena pendant près de cinq minutes avant que ses membres tiraillés par l'hystérie de ses efforts ne cèdent face à l'insistance disciplinée des policiers. Les prises s'assurèrent à sa taille et ses trapèzes ; elles achevèrent de l'immobiliser. Enclavé par les trois jeux de bras, il amarra des yeux affolés à Matthieu. Brûlé vif. Il aspira malgré lui le fumet carné de la viande humaine, celui, si âcre, des cheveux consumés, tous deux proches de l'arôme de la graisse et peau de porc bouilli. L'odeur de verrat, ainsi sentait à présent son fils.

Un mètre lui avait manqué. Il n'aurait eu qu'à tendre la main. Si près, et jamais ne l’atteindrait-il.

Je ne peux pas.

Par la pression exercée, les doigts plantés dans son crâne l'exhortèrent à abandonner sa ténacité. Ils lui grattaient le cerveau. Démangeaison acide, elle se propagea par vagues à l'ensemble de ses organes. Matthieu n'ignorait pas que s'entêter ne le sauverait en aucune façon, que refuser d'affronter l'image abâtardie de son ange n'épargnerait pas plus son enveloppe que sa psyché. Mais la contempler… cela l'aurait condamné à pire cauchemar que celui de la chair affligée.

REGARDE !

Il ne la voyait pas, la devinait malgré cela : l'horreur de sa figure peinte de rage, ses traits forés autour d'une bouche aux commissures plongeantes et aux lèvres retroussées. Ses yeux, ses innombrables yeux, il en pressentait la folle acuité. Fous, oui, autant par leur nombre que par la violence noire qui s'en émanait. Gabrielle était en colère, par la force de son courroux atteignait un nouveau stade, par-delà le divin, et d'un seul œil faisait trembler la terre, liquéfiait les muscles, les nerfs, la matière grise. Ce qu'elle regardait et maudissait devait se soumettre, puis sous ses yeux périr dans les pires souffrances qui soient. Et lui ne disposait plus d'aucune raison d'échapper à ce sort, comme ces autres avant lui.

Dans une brève pensée fataliste, Matthieu se représenta son œuvre, son tort : les cadavres pourrissants des Dereuil sur leurs carrelages fendus, leurs lames de planchers moisis ou leur revêtement capitonné doublé de satin. Boursouflés, de teinte verte puis grisâtre, certains n'avaient plus tous leurs yeux ou toutes leurs dents, alors que chez d'autres les crevasses des lésions se comblaient de colonies grouillantes d'asticots. Le portrait du mort couvé par la terre et l'humidité, celui auquel il n'aurait même plus l'honneur de ressembler une fois que Gabrielle en eût fini avec lui.

Il se vit ensuite, lui-même, assemblage de chairs roussies affinées à l'extrême et plaquées sur les os, comme une cosse de cuir tanné. L'avenir sombra plus bas dans la vilénie, jusqu'à celui d'un nœud autrefois humain, des lamelles de cuivre enchevêtrées d'où s’hérissaient quatre fils rigides, anciens bras et jambes à la viande évidée. Une tête effroyablement rétrécie et déformée ; elle n'est plus qu'un ballon crevé. Il ne se reconnut pas.

Abominable, ce destin s'avérait encore trop tendre pour satisfaire à la colère de Gabrielle. Sans doute ne survivrait-il plus rien de son corps, pas même des grains de poussière. Éclaté et soufflé de la surface de la Terre. Il en restait déjà si peu de choses : une silhouette remodelée par le feu, plus le moindre cheveu, calciné jusqu'à la peau du crâne aussi écalée que la coquille d'un œuf dur. Son profil se faisait bulbeux, bouche et menton dissouts sur le sourire crispé de sa mâchoire à nue.

Si hideuse qu'elle fût, à cette déformation confia-t-il ses dernières chances de sauver son esprit avant la fin. Ses cils carbonisés saupoudrèrent ses globes oculaires de cendres grises brûlantes. Ses paupières n'existeraient plus assez longtemps pour leur faire barrière et, sous peu, son humeur vitrée se mettrait à bouillir, déborderait de ses orbites et dégoulinerait sur ses joues sans qu'il n'en sente ni le parfum ni la texture gélatineuse. Quelques secondes de pure torture à endurer, encore quelques secondes et ses rétines ne pourraient encore le tourmenter. À cet instant il ferait volte-face, aveugle, ravagé, et succomberait avant que ne s'effondrent ses derniers bastions mentaux. Il n'eût suffi que de quelques secondes.

Il douta de parvenir à les tenir. Des forces bien plus grandes que lui l'accablaient de toute part et l'attiraient hors de son corps, hors de sa résistance. « Regarde ! » clamait la voix, « Retourne-toi ! » le sommaient les mains. Elles infiltraient son intérieur démuni, en chaque zone le possédaient, leur pouvoir hypnotique éteignait les pensées comme autant de bougies soufflées. De volonté, Matthieu en détenait trop peu pour plus longtemps refuser son œil à l'aboutissement de son fait. Il les sentait, ses muscles et os se coordonner, sur le point de s'actionner sans en avoir reçu l'ordre du tronc cérébral. Contre leur gré, ils faisaient grincer leur mécanique. Frotter doucement leurs petits engrenages l'un contre l'autre, les dents dans les dents.

Mon ange…

REGARDE-MOI MAINTENANT !

Sa tête bougea. Quelques degrés infligés à son cou, une rotation sur sa droite, d'une lenteur de vis grippée. L'épiderme sollicité craquela, pareil à une terre asséchée, puis s'effrita en paillettes noires sur son torse, engluées dans les fibres des vêtements fusionnés à l'anatomie bafouée. Les cervicales ayant atteint leurs limites, son visage fondu s'arrêta sur le paysage nocturne, coincé dans l'axe de l'épaule. Trop proche de l'ire divine pour en ignorer l'aura, trop éloigné pour s'y confronter. Mais s'il coulait son regard un peu plus à droite, par-delà son omoplate… Pitié !

ENCORE !

Le feu avait épargné sa rétine ainsi que ses nerfs optiques. Tout était encore clair dans son œil à demi-brûlé sans cils ni paupière, et il acheva de charrier cet œil jusqu'à son omoplate et plus loin encore. Droit sur l'effroyable. Ainsi Gabrielle le lui ordonnait-elle, ainsi devait-il s'exécuter. Ce qu'il avait commis s'afficha dans les profondeurs ténébreuses des six portes sur l'Au-delà.

REGARDE-MOI DANS LES YEUX, ISCARIOTE !

Dans la furie des six yeux, ces contrés qui brûlent, Matthieu jeta son regard. Alors vit-il ce qu'il était : son nom véritable devant l'Éternel, la sinistre nature de son être impie. Pour cela, vit aussi ce qu'il méritait.

À jamais à toi. À jamais. Dans la mort… Oui, dans la mort, tu me pardonneras ?

Tandis que ses oreilles et pupilles disparaissaient derrière un mur de feu, que ses sens s'évaporaient dans un panache de fumée, Matthieu entendit un écho bruire dans le lointain. Celui de puissantes alarmes. Des sirènes, peut-être, ou bien les trompettes de Jérusalem. Ses tympans dilués sur l'os, il n'aurait su les différencier.

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