Mater Dolorosa

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Tel un réflexe, l’indiscrétion d’Antoine encouragea la réflexion. Neuf ans déjà, mais les souvenirs d’enfant conservaient assez de malice pour renvoyer, entre leurs nappes opaques et difformes, l’esquisse du corps maternel dans ses dernières heures de vie.

Si maigre, si vieilli. Seule une maladie accablait l’être du fardeau d’un âge qui n’était pas sien. À moins qu’un poison… mais comment ? Un empoisonnement ne serait éternellement resté tabou. Ce ne pouvait être qu’un mal endogène, inévitable et insidieux. Des années surnuméraires taillées dans la chair, malédiction à l’horreur rehaussée par les déformations faciales, les lacérations épidermiques et défaites gastro-intestinales. Cet ensemble mouvant de son et d’images que Gabrielle avait préféré n’épier qu’à la dérobée. L’agonie avait été tachée d’immondices. Sale. Triste, en partie parce que pitoyable. Elle convoquait le chagrin dans les gorges, la répugnance sur les bouches. La mère Sirinelli était devenue par trop souillée et morne pour mériter l’effort d’un regard, même celui de sa fille.

— Elle est morte seule.

Dans le silence qui suivit, l’atmosphère se métamorphosa. La phrase subsista en Gabrielle, multipliée tel un écho. Seule seule, SEULE… Par cette incantation, les reliques de son passé sortirent de leur caveau pour s’étendre à l’intimité de la petite chambre. Renaître, se reformer goutte à goutte. Comme le sérum de la poche suspendue au portant qu’avaient pompé les veines protubérantes, sillons turquoise enveloppant les trois quarts d’un bras squelettique. Renaître, goutte, après goutte, après goutte…

Imagination et chagrin s’emballèrent, alors que dérivait la conscience de Gabrielle, loin, jusqu’à cette chambre d’hôpital reléguée à un autre espace-temps vieux de neuf années. L’air gagna en masse et le bruit du respirateur artificiel se manifesta aux oreilles. Face à elle se dessina la ligne verte de l’électrocardiogramme, suivant la traînée qu’une longue fissure gravait sur le mur couleur sable. Vinrent ensuite les émanations chimiques des médicaments bousculant l’oxygène ; elles infiltrèrent ses narines, pénétrèrent ses sinus et se propagèrent à son canal lacrymal, lui brûler les yeux qu’elle avait déjà larmoyants. Puis la puanteur en contrepoint, Ça recommence... celle plus moite, écœurante, gavée de miasmes. Cette odeur... C'est immonde. L’odeur des déjections humaines. Non, j’ai changé d’avis. J’ai changé d’avis ! Elle ne voulait pas voir, pas savoir. Si depuis tout ce temps elle s’était refusée à déranger les secrets endormis, ce n’était pas par indifférence ou incapacité. À chaque excursion aux abords de la rive des souvenirs, se réveillait ce qui se destinait au sommeil. Stop ! Ce n’est pas ce que je voulais ! En elle, n’était toujours pas mort ce qui à jamais dormait. ARRÊTE ! Ce jour, l’endormi de nouveau ouvrait son œil abject. JE NE VEUX PAS ! Sur elle le dardait.

Devenu malléable, l’espace se distordit au rythme régressif d’un passé la rappelant à lui, il effaçait jusqu’à la présence d’Antoine. Sur le lit, à quelques centimètres d'une Gabrielle enfant apeurée, le faible poids d'une carcasse desséchée creusait le matelas ; le poids de cette mère qu’elle n’avait apprise à connaître, avec toute sa tendresse et ses faiblesses, que sur la fin. Avec elle, fut ressuscitée l’insoutenable amertume d’un corps appelant à la mort. Un corps de grise teinte grevé de plaques rosâtres, de prurit tenace, que Gabrielle craignait de toucher ou regarder de trop près. Corps rachitique macérant dans ses immondices, ce reste diffamé d’ancien humain dont un mal indicible avait excavé la viande. Sec, friable, aux airs d’arbre mort qu’une moindre brise menaçait d’éparpiller. Ce corps retournait à la poussière dont il était prétendument fait. Le désespoir, cette reddition organique, achevait de le dissoudre en une semaille de poudre intoxiquée. Reliquat de cendres, même la solution qui l’imbibait ne la réhydratait.

Plus une maman. Une momie, de la même hideur que celles de ses anciennes revues du National Geographic, celles qui rêvent les yeux crevés, sous des cercueils de verre et d’or.

La couche de la moribonde d’abord frémit avant de chanceler, elle fit s’entrechoquer ses montants de fer en une symphonie métallique que rejoignit le vrombissement croissant de la machine. À ce bruit commun dans sa douleur, les larmes rasèrent le visage de Gabrielle. Frappée d’une soudaine cataplexie, elle ne réussit à dominer son corps, pas même ses yeux, lesquels se plantèrent dans le mur. Un bruissement s’éleva, accompagné d’un mouvement d’ondulation étalé de ressort en ressort tout au long du matelas. Derrière son dos, les draps semblaient se mouvoir, tirer... Non, non, désolée, insister, tandis qu’au mur se déformait la ligne de vie.

Ne pas se retourner. Se consacrer à la fissure, au tressautement de cette ligne escaladant quelques collines invisibles desquelles elle chutait sur le retrait d’une pulsation.

L’enfant n’avait pourtant pas été présente, le dernier jour, le tout dernier instant, son père ne l’avait pas voulu. Pas de cet affligeant spectacle pour la petite fille. Elle n’avait pas connu l’extinction du regard vitreux ni le relâchement du sphincter ni les débordements de fluides par le haut et par le bas. Épargnée des pires secondes et pires effets ; c’était après en avoir déjà trop vu pour ne rien imaginer, jusqu’à l’encéphalogramme s’étirer, s’aplatir et devenir simple droite sans fin.

Plus de sursaut. La ligne s’allongea, le mur se fendit en deux. Le lit ne bougea plus. Voilà, Maman était morte.

Maman était morte, si ravagée que son retrait n’avait pu se faire dans la paix et l’absence de douleur, Gabrielle le savait, en revivait la morsure encore et encore et…

— Eh ! pas la peine d’être aussi sérieuse ! Suffisait d’pas me répondre si tu voulais pas.

L’intervention d’Antoine la ramena sur Terre, détachée de son cauchemar, dont vagues olfactives et visuelles se retirèrent dans une lointaine obscurité. Lavée de sa peine résiduelle, la chambre retrouvait ses couleurs originelles, de même que ses terribles ornements. Gabrielle ne s’expliqua ni sa dérive mentale ni sa honte subséquente. Un sentiment qui la poussa à égrapper ses excuses d’une voix chevrotante :

— Tu as raison. (Elle porta son bras en écharpe autour du cou d'Antoine) Parle-moi d'autre chose. Fais-moi rire s'il te plait, avec une bonne blague, avant que je parte.

De la pointe de son majeur, elle répudia une insignifiante larme, perle tranquille et paresseuse qu'Antoine avisa.

— J'connais pas de blague.

— Alors… dis-moi juste que je suis belle.

Ce qu'il fit, ses yeux toujours à la goutte écrasée sur son drap. Complimenta et regarda, un résidu stagnant en bouche, à l’aigre saveur.

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