Chapitre 23
- Il est où ce foutu noyer, déjà? J’ai pas que ça à faire, moi ! râlais-je dans ma barbe en cherchant l’arbre des yeux, roulant au pas avec mon 4*4, les feux de croisement allumés.
Jean-Pierre, mon voisin exploitant de vaches laitières m’a dit avoir oublié sa visseuse juste derrière. Et m’a demandé si je ne pouvais pas la lui récupérer. Il abuse, mais bon, parce que c’est lui, j’allais le faire. Il commençait à faire nuit, et il n’y verrait rien, de toute façon. C’était un vieux croûton, maintenant.
- Tu devrais pas dire ça...
- Oh toi, c’est pas le moment, ai-je marmonné à l’attention de ma conscience.
On peut pas parler, avec elle.
Au moment où j’apercevais l’arbre en question, la visseuse posée par terre contre son tronc, j’ai également entrevu une silhouette, assise derrière un autre arbre, un peu plus loin. Je suis sortie de mon véhicule sans même prendre le temps de fermer la portière. J’étais un peu affolée : c’était ma nouvelle voisine. Je me demandais ce qu’elle faisait là à une heure pareille, dans son état. Elle ne m’avait pas entendue, ce qui était étonnant.
Je toussais pour annoncer ma présence et ne pas lui faire peur. Elle s’est levée très vivement et a essuyé ses joues d’un revers rapide. Elle a eu un hoquet de surprise. Elle paraissait gênée. Cette pudeur me touchait, tellement c’était élégant, chez elle.
- Pardon, je ne voulais pas vous faire peur. Vous n’aviez pas l’air bien… Comme la nuit tombe, je peux peutêtre vous raccompagner ?
- Non, c’est bon ! Elle s’est tournée et a presque pris la fuite.
- Ne courez pas ! me suis-je écriée en tendant les mains vers elle comme pour la retenir.
- J’en ai assez que tout le monde me dise ce que je dois faire ! m’a-t’elle répondu d’un ton abrupt en se retournant vivement.
Elle a soupiré, avec l’air résigné, ça m’a fendu le cœur.
- Pardon, je ne voulais pas être agressive...
- C’est de ma faute, je l’ai bien cherché, ça me regarde pas. Si vous voulez, on peut aller à l’intérieur et discuter un peu, au chaud ? ai-je dit en levant le menton vers mon 4*4. Ou rester sans parler, mais pas dehors ?
- ...
Elle n’avait pas l’air de réfléchir à ma proposition, mais plutôt de se battre avec des démons intérieurs.
- Venez, ai-je dit en tendant timidement ma main vers la sienne.
Nous avions toutes les deux le regard rivé sur ma main, paume vers le bas et doigts à moitié repliés. J’attendais qu’elle la prenne… Je me ravisais en la baissant brusquement et en frottant mon pouces sur mes autres doigts. Je levais à nouveau les yeux vers Norah qui a souri très furtivement avec la tête tournée, comme pour ne pas que je voie ça. Puis, elle s’est avancée vers mon véhicule et a eu l’air d’hésiter lorsqu’elle s’est retrouvée devant la portière de la voiture. Elle l’a finalement ouverte, et s’est assise. Je commençais à me rendre vers la voiture puis ai tourné les talons d’un coup sec :
- Ah oui, la visseuse, c’est vrai, ai-je marmonné, encore émoustillée par ce qui venait de se passer.
J’ai rapidement ramassé l’outil, puis me suis rendue vers ma douce voisine, qui leva d’un coup les yeux pour fixer un point imaginaire. On est restées quelques minutes à regarder droit devant nous. Elle, paraissait encore assez agacée. Mais je sentais sa gêne, quelque part, bien cachée sous une couche de consternation et de tristesse.
- Moi, quand je suis très énervée, je prends un club de golf et je tape sur mon lit et sur mes coussins.
- Et ça vous soulage ?
- Plutôt, oui.
- Ça ne laisse pas la colère déborder, au contraire ?
- Non, pas chez moi, en tout cas. Il vaut mieux ça que taper sur quelqu’un ! On a tous besoin de se décharger physiquement.
- J’essaierai… a-t’elle répondu.
Après plusieurs minutes, elle a ouvert la portière pour sortir de mon véhicule.
- Je peux vous ramener, vous savez !
- Non, merci, je préfère marcher. Ça, ça m’aide beaucoup à évacuer la colère. En plus, je n’ai pas de club de golf...
J’ai rigolé et elle, a soufflé du nez en esquissant à peine un sourire. Les commissures de ses lèvres ont formé un point virgule sur sa joue droite. C’était craquant.
- Bon, à bientôt, a-t’elle bafouillé en fronçant les sourcils.
J’ai seulement réussi à esquisser un sourire. Je devais avoir l’air tellement bête ! Nous nous sommes regardées une dernière fois dans les yeux, intensément. Mon cœur tapait fort contre mes côtes et il ne pouvait en être autrement pour elle. Je le sentais.
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