Chapitre 44 - 28 octobre 2027

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- Rappelle-moi pourquoi j’ai accepté de faire ce truc, déjà? Ça va me faire perdre du temps et je vais devoir répondre aux questions stupides d’ados attardés…

- Tu fais ça pour donner l’envie à des jeunes de faire comme toi, pour le bien de tous.

Oh, non, pas elle. Elle m’exaspérait à avoir toujours raison!

- Il a bon dos le bien de tous… Tu fais ça pour trouver de la main d’œuvre gratuite ou presque, et tu en as besoin !

- Pas faux, ai-je répondu intérieurement, en hochant de la tête.

- Oui, vous avez raison, mais j’ai pas tort non plus !

- Ah, Madame Parfaite se réveille ! Je savais bien que tu pouvais avoir des réactions normales, toi. Allez, Shannah, arrête de te plaindre et remets-toi au travail, tu vas être en retard. Si tu voulais pas le faire, fallait dire non.

- Facile pour toi, t’existes pas ! Et je suis d’accord, c’est important de donner envie aux jeunes de se mettre à faire des choses importantes, comme ce que je fais… - C'est important nia nia nia… a-t’il marmonné en m'imitant.

J'ai ri. Toute seule.

Est-ce que les gens me voyaient? Est-ce qu’ils pensaient que j’étais folle ? Jean-Pierre faisait souvent allusion à l’ego, et à la conscience, et il avait pas tort, parfois je sentais qu’ils me disaient des choses, mais ces voix-là étaient différentes. J’aurais voulu en parler à quelqu’un, lui en parler à lui, mais c’était plus possible depuis longtemps. Il me manquait dans les moments comme celui-là.

Je secouais la tête en soufflant et décidais de faire comme mon double me l’avait ordonné. Je chargeais un peu de matériel dans l’utilitaire avant de me rendre à la salle polyvalente.

J’avais répondu présente à une invitation à participer au forum des métiers. Sur le coup, je savais pas bien pourquoi j’avais dit oui. Par faiblesse. Pour pas décevoir, certainement. Une force obscure m’y poussait.

En arrivant, il y avait déjà foule. Il était pourtant tôt. On m’a aiguillée après m’avoir demandé mon nom et la profession que j’allais présenter. Quand j’ai vu mon emplacement, j’ai de nouveau eu le cafard. Une triste table et deux pauvres chaises n’attendaient qu’une seule chose : qu’on leur donne vie. Je me suis alors mise à déballer mon carton de pots de miel. Puis les documents que j’avais amenés pour les distribuer aux élèves. J’ai ensuite déchargé tout le reste, des pancartes, de la déco, des livres. Mais je savais que ça suffirait pas. Heureusement,

Norah m’a aidée, mais je ne savais pas si cela allait marcher. Elle m’a suggéré de proposer des visites du rucher aux élèves - on a fait imprimer une affichette pour en faire la promotion. Et de leur montrer d’abord une vidéo qu’on a fait ensemble, dans laquelle on me voit, et on m’entend parler du métier d’apiculteur. Elle m’a dit que ce serait plus percutant pour eux. J’avais honte. Et très peur. Ils vont me juger. Mais bon, tant pis, ce sera qu’un mauvais moment à passer. Ce soir, je pourrai retourner me cacher chez moi et je n’entendrais plus jamais parler d’aucun d’entre eux.

Je suis donc allée chercher le PC et les câbles dans la fourgonnette et me suis attelée à tout installer. J’aimais pas trop l’électronique mais s’agissant de brancher le tout au secteur, je devrais pouvoir m’en sortir. J’ai installé des petites enceintes, aussi, pour qu’on entende mieux. Il y avait foule et l’acoustique était mauvaise dans cette salle.

Je reculais un peu pour admirer mon travail. J’étais plutôt contente de moi ! C’était moins abouti que le stand des architectes, moins aguicheur que celui de l’armée de terre, et certainement beaucoup moins joli que celui des fleuristes mais j’avais mes chances de plaire un peu, quand même.

Il était 9h15, les élèves n’allaient pas tarder à arriver. J’ai aperçu un bus, au loin, en train de se garer. Je commençais à avoir mal au ventre. Je l’avais oublié, ce foutu mal de ventre que je ressentais à chaque fois que quelqu’un allait juger mon apparence ou mon travail. J’allais avoir la chance de me sentir observée - et de manière intransigeante - sur ces deux points, en l’occurrence.

Je déglutissais avec difficulté quand j’ai vu les premiers adolescents, très excités semble-t’il, franchir les portes de la salle polyvalente. Tout le monde leur souriait, certains leur tendait des prospectus. Les élèves s’arrêtaient déjà devant des stands.

S’ils voyaient ma tête, c’était foutu. Je sentais ma bouche qui ne voulait pas sourire. J’avais peur. Je voulais disparaître. Je ne savais pas quoi leur dire. Un groupe d’élèves était passé devant moi sans même prendre la peine de regarder. Je ne savais pas ce qui était le pire : être ignorée ou moquée ? Je ne préférais pas répondre à cette question et ai sommé mon ego de se taire, ce qu’il a eu la délicatesse de respecter.

Les élèves se faisaient plus nombreux. Certains étaient assis, en train de discuter avec les intervenants. D’autres marchaient nonchalamment dans les allées, regardant certains stands, chuchotant entre eux. D’autres groupes de jeunes étaient plus bruyants, plus voyants. Pourquoi les ados ne savaient-ils pas parler, tout simplement ? Il fallait toujours qu’ils chuchotent entre eux – cancaner serait plus juste – ou qu’ils hurlent comme des attardés. On leur a pas appris à s’exprimer sur un ton normal ? J’ai jamais compris…

- Bonjour…

- Bonjour.

Un groupe de deux jeunes filles – les deux avaient les mêmes cheveux longs, raides et se tenaient de la même manière - et un garçon s’était arrêté devant mon stand. Je me suis levée maladroitement.

- Bienvenue !

- Merci… ont-ils tous répondu en chœur, sans entrain.

- Vous connaissez un peu l’apiculture ?

Ils se sont tous regardés pour s’interroger du regard.

- Euh, non.

- Non.

- J’ai fait une vidéo de présentation, vous voulez la voir ?

- Classe, a répondu le garçon.

Ça devait vouloir dire oui. Les filles ont hoché la tête en souriant légèrement. Ils me plaisaient bien, ceux-là, plutôt calmes pour des ados. J’ai allumé l’écran et j’ai cliqué sur le bouton lecture de la miniature de la vidéo.

On m’a entendue hurler à l’écran. Je me suis ruée sur le bouton « volume » de l’enceinte ainsi que sur le clavier du PC pour baisser le volume. Pourquoi était-il à fond ? Et pourquoi je l’ai pas vérifié avant qu’ils arrivent ? J’en avais pas la moindre foutue idée. J’étais rouge comme une tomate. Les ados se bidonnaient avec un air gêné. L’une des filles se cachait le visage en écartant légèrement les doigts pour regarder son amie du coin de l’œil. Mes voisins intervenants ont levé la tête pour voir ce qui se passait, et l’ont baissée assez rapidement. Je voulais disparaître…

Une fois que j’ai repris un peu mes esprits, j’ai vu qu’un groupe de quatre autres filles s’était joint pour visionner la vidéo. Elles avaient l’air beaucoup plus affirmées. Certainement plus populaires. Puis, trois autres garçons, deux aux cheveux raides et châtains, un à lunettes et l’autre sans, et le troisième avec des cheveux bouclés. Personne n’a dit un mot pendant toute la durée du film. Ils avaient l’air d’apprécier. Enfin, j’en savais rien car parfois les ados pouvaient avoir l’air contents, et la seconde d’après, ils vous mangeaient tout cru.

- Madame ? A demandé une des filles du groupe de quatre, une fois le visionnage terminé.

- Shannah, ai-je fait en souriant et en hochant la tête pour l’encourager à poser sa question.

- Euh, oui d’accord, a-t’elle marmonné. Ça coûte beaucoup d’argent d’avoir des ruches, et tout ça ? A-t’elle essayé de me demander en faisant des moulinets avec ses mains.

- Euh, non, je ne crois pas. C’est moins cher que du matériel informatique… Tiens, j’ai des dépliants, ici, qui t’expliquent pas mal de choses utiles, quand on veut démarrer.

- D’accord…

J’étais en train de la perdre. Vite, il fallait trouver de quoi la motiver à nouveau. Ne surtout pas lui parler de ce que l’exploitation me rapportait mensuellement !

- Mais si tu veux, enfin, si vous voulez tous, j’organise des visites du rucher.

Le garçon s’est tourné vers l’une des deux jeunes filles qu’il accompagnait en écarquillant les yeux. J’ai lu les mots «trop bien» sur ses lèvres. Ça avait l’air de leur plaire.

- On pourra voir les abeilles ? A demandé la fille.

- Oui, on se mettra en tenue et on ira voir les abeilles, si le temps le permet.

- On pourra goûter du miel ? A demandé une autre des quatre filles.

- Mais, tais-toi, ça se fait pas ! Lui a méchamment chuchoté une autre fille du groupe, en lui mettant un coup de coude.

Elle me mettait extrêmement mal à l’aise, au demeurant. Deux des trois garçons n’arrêtaient pas de la regarder. Elle devait plaire avec sa grande gueule. C’était comme ça, maintenant.

- Oui, bien-sûr, c’est prévu, pour vous montrer les différentes sortes de miel, lui ai-je répondu. Pourquoi ils ont tels goûts...

J’avais l’impression d’avoir gagné des points avec ce groupe d’ados. Certains avaient l’air vraiment intéressés.

                      ***

À la fin de la matinée, une prof était venue me parler. Elle enseignait au lycée agricole et m’a demandé si j’étais d’accord pour venir présenter le métier en classe, directement, auprès des secondes. Ça me faisait très plaisir, mais m’effrayait, aussi.

La prof venait de partir, il était bientôt midi, elle devait raccompagner les élèves au bus, afin de retourner au lycée et au collège. Presque tous les intervenants étaient partis déjeuner, et j’allais y aller moi aussi. Mais avant tout, je devais passer aux toilettes. Je n’y étais allée qu’une fois dans la matinée, tellement j’ai été absorbée par les évènements d’aujourd’hui.

Bizarrement, je sentais mon ventre se tortiller à nouveau, comme ce matin quand les élèves ont commencé à débarquer dans la salle. Quelque chose me faisait peur. La porte des toilettes était entrouverte et je voyais la lumière allumée à l’intérieur. Malheureusement, l’interrupteur ne se déclenchait pas automatiquement, et donc il fallait appuyer sur le va-et-vient pour l’éteindre. Ça m’agaçait toujours que les gens ne le fassent pas, en sortant, le cas échéant. Puis, en m’approchant davantage, j’ai entendu des gens parler, à l’intérieur.

- Mauvaise langue !

- Bon, ça va, toi, ai-je tenté de faire taire mon double.

C’étaient des voix jeunes, des voix d’adolescentes… qu’est-ce qu’elles faisaient encore là ? Tout le monde était dehors, en train de monter dans les bus.

- Tu fais moins ta maligne, maintenant ? A dit une fille, dont je reconnaissais la voix sans parvenir à savoir d’où.

- Regarde toi, qu’est-ce que t’es moche !

- Et qu’est-ce que tu pues !

Elles rigolaient toutes bêtement à chacune de leurs réflexions violentes. J’entendais que quelqu’un était en train d’utiliser un vaporisateur. Il y avait des bruits de lutte et quelqu’un s’est mis à tousser.

- Ça, c’est parce que t’as le nez trop près de la bouche ! Tu te laves les dents, des fois ? Non, parce que, tu sais, vu leur couleur, y’a de quoi se poser des questions… a dit la jeune fille après avoir arrêté de tousser.

J’ai entendu un bruit violent, tout-à-coup. Cette voix, je la connaissais. Et j’avais très peur de ce qui était en train de se passer. J’ai passé ma tête le plus discrètement possible dans l’entrebâillement de la porte, côté charnières. Il y avait un petit espace entre le dormant et les gonds de la porte. Ce que je voyais confirmait ce que je croyais avoir entendu. Quatre adolescentes s’en prenaient à une autre. J’étais ébahie par ce que je venais de découvrir.

Je le savais, Cookie avait des ennuis à l’école !

Qu’est-ce qu’elles pouvaient bien lui vouloir ? Elle s’était moquée d’elles ? Publiquement, je veux dire. Leur avait volé quelque chose ? Ça concernait un garçon, peut-être ? Et le pire, c’est que j’ai reconnu ces filles, c’étaient celles qui se sont greffées au premier groupe venu me poser des questions sur mon métier, au moment où j’ai lancé la vidéo. L’une d’elles avait l’air très méchante. Deux autres avaient seulement l’air bête. Et la quatrième - celle qui a posé beaucoup de questions après la vidéo que j’ai montrée - avait l’air de se trouver là sans vraiment savoir ce qu’elle y faisait.

Anouk venait de baisser sa main, qu’elle avait plaquée sur son visage. Elle avait la joue rouge. Cette petite conne l’avait frappée. C’était certainement pas la bonne réaction mais tant pis, je décidais d’entrer dans les toilettes. Les trois idiotes se sont tournées d’un coup. Je me suis toujours demandé si ce qu’on voyait dans les films se passait ainsi dans la réalité. Pour le coup, oui. La meneuse a regardé à nouveau Anouk avec un air de défi, puis a quitté les toilettes en prenant la tête du groupe, les deux suiveuses comme des petits chiens sur ses talons. La quatrième m’a regardée avec l’air d’avoir peur, mais j’y ai vu là comme un appel au secours. Elle m’a jeté de petits coups d’œil jusqu’à sortir des toilettes.

Dans le même temps, j’ai fait comme si je ne connaissais personne et suis entrée dans le cabinet de toilettes. Une fois qu’elles sont sorties, et que j’ai terminé ma commission, je me suis aperçue que les toilettes étaient vides. Ce n’était pas grave, elle m’en parlerait plus tard, si elle voulait. La laisser venir, surtout… En attendant, je devais en parler à quelqu’un, et me faire aider pour aider Anouk.

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