Chapitre 45 - 25 octobre 1964
Je soufflais comme une vache. Je m’arrêtais un peu pour reprendre mes esprits, et je les ai vues, les vaches, me regarder comme si elles se demandaient ce que je faisais là. J’ai toujours trouvé que ça avait l’air bête comme animal. Trop gros. Inutile.
Je détestais cette côte. Et je commençais à avoir mal au ventre. André, à quelques mètres devant moi, s’était retourné :
- Qu’est-ce que t’as? m’a-t’il lancé de là où il était.
- Rien, ai-je soufflé. Je sens que je grossis beaucoup plus que pour les autres. Il va être beau, celui-là !
- Il faudrait que tu en fasses moins, là, non ? Qu’est-ce qu’il dit, Le Gallec ?
- Il dit que si je suis fatiguée, je dois freiner un peu. Il dit que ça fait beaucoup, la ferme et les trois autres.
- Francine va prendre le relais avec les petits.
- Non, c’est bon, ai-je répondu en balayant l’air devant mon visage d’un coup de main. Je vais rentrer et ensuite j’irai les chercher.
- C’est trop loin.
- Je prendrai l’auto.
- T’arrives encore à rentrer dedans?
- Ha ha. Très marrant.
- Sans rire, Francine va y aller, vraiment. C’est mieux. Comment on va faire si tu nous accouches en pleine route ?
- Mais non, ça va pas arriver ! C’est trop tôt.
- Tu sais pas. Allez rentre vite, tête de mule.
- Oui, oui, j’y vais, d’accord. Je croisais justement Francine, juste avant d’arriver devant l’étable.
- Tiens, quand on parle du loup !
- Je te cherchais ! Toi aussi ?
- Non, pas spécialement ! Enfin, si…
- Je vais aller chercher les petits…
J’ai hoqueté de surprise en baissant ma tête pour regarder ce qui se passait entre mes jambes.
- Oh merde ! Déjà ? A fait Francine. Viens vite, assieds-toi.
- Je fais pipi… étais-je en train de bredouiller, honteuse et étonnée de ce qui se passait.
Elle a attrapé le tabouret qui sert à traire les vaches pour que je m’assois dessus.
- Non, tu perds les eaux…
- Mais, non, c’est pas possible ! Me suis-je énervée, tout-à-coup.
- ...
Elle s’est tournée vers la côte et a mis les mains en coupe de chaque côté de sa bouche :
- André, viens vite ! A-t’elle hurlé. ANDRÉ !
Elle est rentrée en hâte attraper un linge pour m’aider à essuyer le liquide sanguinolent qui me coulait sur les cuisses.
- Qu’est-ce qui se passe ? Ça va pas de hurler comme ça ? Haletait-il en descendant la bute. Il m’a regardée et cherchait Francine des yeux.
-…
Je n’arrivais pas à articuler un mot, tellement j’étais stupéfaite, ce qui a du donner l’impression que je n’avais rien. Et pourtant j’avais très mal, soudainement. Je me suis mise à gémir et à me tordre de douleur.
- Qu’est-ce que t’as ? M’a demandé André.
- Va chercher Le Gallec ! A repris Francine en courant vers lui.
- Pourquoi ?
- Elle a perdu les eaux, dépêche-toi !
Elle le poussait presque.
- Oh pétard…
Je sentais les larmes couler sur mes joues.
- Ça va aller, t’en fais pas, m’a rassurée Francine.
- J’ai mal.
- Tu veux aller sur le divan ?
J’ai mis quelques secondes à répondre :
- Oui… ai-je réussi à articuler au milieu de plusieurs gémissements.
On ne voyait déjà plus André que je cherchais du regard pour me rassurer. Francine s’est mise à côté de moi pour me soutenir d’une main sous le bras et de l’autre par la hanche. Une douleur fulgurante m’a fait me plier en deux et retenir un cri entre mes dents. Le liquide amniotique s’est mis à couler de plus belle sur mes cuisses.
- Il y a un problème, je suis en train de le perdre. Ça recommence !
- …
J’avais trop mal pour la regarder mais elle devait être inquiète, elle aussi, je le sentais.
- Mais non, dis pas ça !
Enfin parvenues jusqu’au salon, elle essayait tant bien que mal de m’aider à m’y asseoir.
- Bon, alors qu’est-ce qui se passe, ici ?
- Ah, docteur, elle a mal et elle a perdu les eaux… et du sang, aussi.
Il marchait très rapidement vers le divan.
- D’accord, a-t’il fait en pinçant les lèvres de sa manière caractéristique. Je vais vous amener à l’hôpital…
- Non !
- Ça suffit, maintenant ! Vous avez besoin de soins, immédiatement. Vous êtes venus me chercher donc vous allez m’écouter et faire ce que je dis maintenant !
On entendait les mouches voler. Et moi qui gémissait, aussi.
- Et il faudrait faire une échographie… a ajouté le médecin, comme s’il redoutait ma réponse.
- C’est quoi, ce truc, déjà? A demandé André.
- Ça permet de voir le bébé…
- Non, pas besoin. Vous savez déjà ce qu’il faut savoir, non ? S’il est encore en vie, ou pas ?
- Je n’ai qu’une formation limitée en obstétrique…
- Qu’est-ce que c’est que ce truc, encore ? A repris André. Si vous pouviez parler en français, qu’on comprenne.
Il commençait à être énervé, je le sentais. Il n’était jamais méchant, ne disait jamais un mot plus haut que l’autre, sauf quand il avait peur ou qu’il ne comprenait pas ce qui se passait. Et comme là, il ressentait les deux en même temps, il fallait pas le pousser beaucoup avant qu’il ne craque. Moi, j’étais essoufflée, et par moments la douleur était vraiment insupportable, comme celle qu’on ressent quand on accouche.
- Vous devez voir un médecin gynécologue, spécialisé dans la physiologie des femmes.
- Je sais que le bébé ne va pas bien... je ne vois pas ce que ça va changer… ai-je réussi à dire entre mes dents serrées.
- Ça va vous permettre de rester en vie… Allez, économisez vos forces, a-t’il fait en mettant son index devant sa bouche. Aidez-moi, André, je vous prie.
- Oui, bien-sûr…
Ils m’ont attrapée par le dessous des épaules tous les deux et j’ai senti leurs forces masculines me soulever par les cuisses et porter mon corps pour m’amener jusqu’à la voiture du médecin. On n’était presque jamais allés à l’hôpital.
Les médecins, à part lui, qu’on connaissait depuis notre naissance, on les adorait pas. Le Gallec père nous soignait déjà alors qu’on marchait pas encore, puis le fils a suivi la vocation familiale. Et nous, on l’a suivi puisqu’on connaît que lui.
***
- Elle en est à 22 semaines, je dirai. - D’accord, a fait l’interne en gynécologie, manifestement étonné par ce que venait de lui dire mon médecin. On est en train de vous poser une perfusion pour vous administrer un médicament qui va arrêter les contractions, Madame. Vous devez faire le moins d’efforts possibles pour mettre toutes les chances de notre côté.
- …
Je les voyais chuchoter des choses entre eux. Je savais très bien que c’était fini pour mon bébé. Ils pouvaient me donner tous les médicaments du monde, quand on perd les eaux, je savais ce que ça voulait dire. Je n’étais pas instruite, mais pas si bête que ça. Je n’arrivais plus à parler tellement j’avais mal. Je tentais de me mettre sur le côté quand j’ai senti une main attraper mon bras et émettre une résistance.
- Non, Madame, vous ne devez vraiment pas bouger !
- J’ai très mal… Laissez-moi tranquille…
- Si on ne parvient pas à arrêter les contractions, le bébé va naître. Mais c’est trop tôt, il ne pourra pas survivre. Vous comprenez ? Vous ne devez pas vous lever, même pour aller aux toilettes, même si vous avez très mal…
Je hurlais, à présent. Je n’entendais plus rien, la douleur m’en empêchait. Mes cris m’en empêchaient. J’avais l’impression d’être là depuis cinq minutes, mais plus tard, André m’a dit que nous étions restés une bonne heure avant que le drame ne survienne.
J’ai arrêté de crier, et je me suis mise à pousser. J’ai senti une sensation familière, une pression dans mon vagin, suivie d’une brûlure caractéristique. Le bébé était en train de naître. Je n’avais rien pu faire pour le sauver.
Il régnait un calme assommant dans la salle. Seuls mes halètements, entrecoupés par mes efforts pour mettre au monde le bébé venaient violer ce silence. L’interne me soutenait du regard, mais le pauvre était certainement en train de vivre son premier accouchement d’un bébé mort-né. Je n’oublierai jamais son regard, plein d’une innocence en train de mourir, elle aussi.
Quelques secondes plus tard. Je ne sentais plus rien. L’interne a fait ce qu’il avait à faire. Il m’a demandé si je voulais voir le bébé mais je tendais déjà les bras pour lui faire mes adieux. Je haletais, et j’étais toute en sueur. Même si c’était très difficile, je n’aurais pu vivre sans avoir vu le visage de mon bébé. Il était magnifique. Minuscule, pourtant. Une seule petite main d’enfant aurait suffit pour le tenir entièrement.
Nous l’avons appelé André, comme son père. Je n’arrivais pas à pleurer, je ne ressentais rien. On me l’a repris des bras.
On m’a expliqué plus tard que le bébé était vivant quand il a quitté mon corps mais qu’il était déjà mort quand on me l’a tendu. L’interne l’a vu émettre son dernier souffle moins de trois secondes après qu'il soit sorti de mon vagin. Le cordon n’avait pas encore été coupé, pourtant.
Je sentais qu’on s’affairait autour de moi, qu’on prenait des ciseaux chirurgicaux, des compresses, des aiguilles, qu’on les jetait une fois utilisées… mais je n’avais plus assez de force pour m’en soucier.
***
- Allez, je vous emmène ! M’a dit un membre du personnel médical, plus tard.
- Où ça?
- Nous allons faire une échographie, pour voir si tout va bien.
- Faites ce que vous voulez…
Je sentais mon lit rouler, tourner, j’entendais des gens parler sans savoir ce qu’ils disaient, et je voyais le plafond défiler au-dessus de mes yeux. Il était sale et plein de trous.
- Bonjour Madame Morin ! C’est moi qui vais vous faire votre échographie, aujourd’hui !
- D’accord.
Comme c’était l’interne qui m’avait accouchée, je ne disais rien. Il était jeune, et plutôt mignon. Mais je ne supportais pas qu’on me parle comme si j’étais attardée mentale. J’ai subi un traumatisme, mais je n’étais plus une gamine, il pouvait me parler normalement.
- Alors, on va soulever le haut, s’il vous plaît. Si je vous fais mal, dites-le moi.
- D’accord.
Il a appliqué une pommade très froide sur mon ventre et a placé un objet qui ressemblait à une grosse spatule dessus. Sur un écran à côté de nous, on voyait donc l’intérieur de mon ventre. Il a déplacé la sonde sur mon ventre, en ne quittant pas l’écran des yeux. Je le voyais, mais je ne le regardais pas. Plus rien n’existait.
- J’essaie juste de m’assurer que tout va bien pour vous, maintenant.
- Tout ne va pas bien.
- Oui… je comprends.
Il s’est raclé la gorge, et comme il ne savait plus quoi dire, il a fermé sa bouche, enfin.
- Oh ! S’est-il exclamé quelques secondes plus tard.
- Quoi ? Ai-je dit en me relevant assez brusquement.
Vu que le pire venait de m’arriver, je n’avais pas vraiment peur, en réalité.
- C’est incroyable, a-t’il murmuré, plus pour lui. Nous avons une excellente nouvelle pour vous ! Vous récupérez bien, et nous en sommes très contents, a-t’il repris plus vivement, en tournant la tête vers moi.
- Nous ? C’est vous, tout seul, qui me parlez, ai-je dit nonchalamment en plissant les yeux.
- Oui…
- Et donc, c’est quoi cette bonne nouvelle ?
- Vous étiez enceinte de jumeaux. Vous avez fait une fausse couche, mais seulement un seul des deux fœtus est décédé. Vous avez donc gardé un fœtus sain…
- …
Aucun son ne sortait de ma bouche. Je n’avais rien compris de ce qu’il était en train de me dire.
- Quoi ?
- Vous êtes toujours enceinte ! Et le bébé va très bien !
- C’est une blague ? Comment c’est possible ?
- Euh, nous ne savons pas. Enfin, je ne sais pas. La plupart du temps les fausses couches d’un seul des deux jumeaux arrivent bien plus précocement. C’est un miracle de la nature !
- Il y a encore un bébé dans mon ventre, là ?
- Oui ! C’est super, non ?
Je n’arrivais pas à articuler un seul mot. Déjà, son enthousiasme m’énervait, et je ne savais pas pourquoi. Et puis, franchement, celle-là, je ne m’y attendais pas.
- Où est mon mari ?
- Euh, je vais le faire chercher. Lucie ? a-t'il hélé.
On entendait des pas s’arrêter dans le couloir et faire machine arrière jusqu’à la salle d’échographie.
- Oui ?
- Vous pouvez appeler le mari de Madame Morin, s’il vous plaît ? Nous avons quelque chose d’important à lui dire… a-t’il lancé à l’attention de la jeune femme, certainement infirmière.
- Bonjour Madame, m’a t’elle dit en me souriant.
- Bonjour, ai-je bredouillé, le visage inexpressif.
- Oui, je vais le chercher, a t’elle repris avant de disparaître.
Quelques minutes plus tard, André, parti prendre l’air, est entré dans la salle d’échographie. L’interne lui a souri très franchement.
- Qu’est-ce qui se passe ?
- Eh bien…
- Ils ont vu un truc incroyable pendant l’échographie, ai-je coupé la parole à l’interne.
Non, mais sérieusement, c’est mon mari, c’est mon bébé, c’est à moi de le lui annoncer ! Il commence à m’énerver, lui.
- Il m’a dit que j’étais enceinte de jumeaux, ai-je repris, et figure-toi que le deuxième bébé est encore en vie, dans mon ventre ! Je commençais à prendre conscience de la nouvelle.
- Quoi ? C’est pas possible !?
Évidemment, le même phénomène allait se produire pour André. Il lui faudrait quelques minutes pour réaliser. Ou pas.
- Si, si, je suis formel, a repris l’interne. Et je disais justement à votre femme que le bébé allait très bien, et à quel point j’étais heureux pour vous. Regardez, c’est lui, là ! On voit sa tête, ses petites mains...
- C’est un garçon? Vous le voyez, là? a demandé André en pointant l’écran de son index.
- Je peux vous dire si c’est une garçon ou une fille seulement si vous êtes d’accord tous les deux, a-t’il expliqué en nous lançant des coups d’œil chacun à notre tour.
- Non, moi je veux pas savoir! ai-je pesté.
- Moi non plus! Mais je me demandais juste si on pouvait voir ça avec cette machine… s’est justifié André.
- Oui, on peut le voir, mais je ne dis rien, alors! nous a lancé l’interne en nous faisant un clin d’œil.
Il était gentil, en fait. Je m’en voulais d’avoir pensé du mal de lui, tout-à-coup. Je me sentais toute chamboulée. Je ne comprenais plus rien à ce qui se passait.
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