Chapitre 46 - 13 décembre 2012

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- Ah, mais t’es là, toi !

Ma mère avait le don pour dire ce genre de choses, complètement inutiles.

- Ben oui, où tu veux que je sois ?

- Ton père te cherchait…

- Qu’est-ce qu’il y a ?

- Je sais pas, Morvan a besoin d’aide, je crois…

- Oui, je sais, il m’a appelée. Je m’en occuperai plus tard. Faut que je finisse ça, d’abord.

Ma mère avait déjà tourné les talons, de toute façon.

- Maman ?

Pour seule réponse, elle s’est tournée et m’a regardée.

- Euh… est-ce que je pourrai te parler de quelque chose ?

- De quoi ?

- Quand j’aurai fini ça, ou à un autre moment, mais au calme.

- Tu m’inquiètes !

- C’est important mais c’est rien de grave.

Je faisais un très gros effort, car nous étions plutôt pudique chez les Morin.

                  ***

- Bon, alors qu’est-ce que tu voulais me dire ?

J’essayais de faire une phrase dans ma tête avant de la prononcer, mais rien de ce que je pensais ne me convenait. Tant pis, je décidais de me lancer, le reste viendrait ensuite.

- Quand tu étais enceinte de moi…

Les mots restaient coincés au fond de ma gorge. J’ai vu ma mère blêmir, puis commencer à trifouiller un peu partout autour d’elle pour se donner de la contenance.

- T’es allée voir Morvan ?

Je claquais la langue, légèrement agacée.

- Non, je l’ai appelé, et je m’en occuperai plus tard, ai-je répondu en fronçant les sourcils.

Je commençais à perdre espoir. Je savais que je n’y arriverai pas. Ma mère ne semblait pas du tout disposée à m’écouter, ni à répondre à mes questions. Elle ne faisait aucun effort pour m’aider à lui poser cette question si difficile à poser.

- Il faudra aussi que tu ailles chez…

- Maman ! Elle a sursauté.

- Pas la peine de hurler, je t’entends.

- Oui, mais tu m’écoutes pas.

Elle s’est arrêtée de faire ce qu’elle faisait et m’a regardée. Elle attendait. Il fallait que je termine ce semblant de conversation, que j’obtienne des réponses à mes questions. Tant pis si ça nous mettait mal à l’aise.

- Je t’écoute… a t’elle marmonné en reprenant ses vagues occupations.

Je me sentais extrêmement gênée et désespérée. J’ai pris plusieurs fois ma respiration sans réussir à me lancer, je décidais donc d’y aller plus directement, cette fois-ci :

- Est-ce que j’ai eu un jumeau ?

Ma mère était tournée, de dos à moi. Elle a eu un micro-temps d’arrêt dans ses gestes. Malgré ça, elle faisait mine de ranger des papiers, de lire des documents, d’être très occupée.

- Maman ?

- Oui, attends, là, je dois aller…

Sa voix tremblait. J’ai mis ma main sur son avant-bras pour lui suggérer de se retourner et de me regarder. Elle me devait des réponses.

- Réponds-moi, s’il te plaît.

Elle ressentait une émotion très forte, je le sentais parce-que tout son corps tressautait. Ses yeux commençaient à se remplir de larmes. Elle a rougi au moment où je l’ai regardée. Puis elle a dégluti plusieurs fois avec difficulté.

- Oui, a-t’elle fini par admettre.

- Quoi ? Pourquoi tu me l’as jamais dit ?

Pour seule réponse, elle a tourné les talons et est partie se réfugier chez elle.

                  ***

- Comment tu l’as su ?

Mon père était livide. Il était choqué, et il avait peur, ça se voyait., malgré son calme légendaire.

- J’ai fait des séances d’hypnose, et la thérapeute y a pensé à un moment donné, vu mes réactions…

- Quoi ? C’est possible, ça ?

- Autant que de cacher l’existence de son jumeau décédé à sa sœur durant toute sa vie, apparemment.

- T’es vache, là !

- Quoi ? C’est traumatisant ! Vous deviez me le dire, ça me concerne, c’est MA vie !

- Non, c’était la vie de ton frère. Et ta mère en a énormément souffert.

- Mais, putain ! ai-je commencé à m’énerver.

- Écoute, a-t’il continué en plaçant ses deux mains paumes face à moi, comme pour se protéger, on voulait te le dire quand tu étais petite, puis on a trouvé que tu étais trop jeune à ce moment-là, m’a expliqué mon père. Et ensuite… c’était jamais le bon moment. Y’avait toujours une bonne excuse. C’était choquant pour nous aussi.

- Vous vous êtes jamais dit que ça pourrait me perturber ? Le jour où j’allais le savoir, comment j’allais réagir, selon vous ?

- À un moment donné, on a décidé de plus en parler, et on pensait que tu ne le saurais jamais.

- C’est fou de penser comme ça ! Les autres, ils savent?

- Qui ?

- À ton avis ? Gery, Caro et Nancy…

- Non, ils savent pas. Ils étaient à l’école quand c’est arrivé, on n’a jamais pensé leur dire…

Sa voix est restée en suspens, comme s’il avait autre chose à me dire. Il bougeait les lèvres sans qu’aucun son n’en sorte. Puis, il a fini par m’admettre :

- On a perdu un autre bébé quelques semaines plus tôt. Juste avant que ta mère retombe enceinte de toi. Une petite fille…

- …

Je restais là, sans rien dire, pétrifiée par cette nouvelle.

- Ta mère ne l’a presque jamais sentie bouger. Pourtant, ça faisait presque 6 mois quand on l’a perdue. Une fois, on s’est disputés, elle et moi. Ta mère a commencé à dire n’importe quoi.

Il a un eu un petit rire nerveux en me disant ça, puis il a repris :

- Ça devait être les hormones… Et là, elle s’est arrêtée tout d’un coup en me disant que le bébé avait bougé. Une autre fois, on a du aller à Rennes, et dans l’auto, elle s’est agacée contre un autre automobiliste qui nous a fait une queue de poisson. Là, elle l’a tellement sentie bouger qu’elle a cru qu’elle s’était retournée.

Il rigolait à nouveau.

- Je sais pas pourquoi je te raconte tout ça, a-t’il fini par dire en faisant une moue caractéristique.

Je souriais affectueusement.

- Parce-que c’est très important. Comment elle s’appelait ?

- Ida.

Il souriait.

Puis il a conclu:

- Ça faisait beaucoup de morts d’un coup, tu comprends. Et quand on a su que tu étais encore là, dans le ventre de ta mère, après la mort de ton frère, on n’en revenait pas. C’était très bizarre ! Comme si on devait plus jamais parler de la mort pour que tu puisses rester avec nous. On s’y attendait vraiment pas ! Surtout que toi non plus, tu bougeais pas... Il avait les larmes aux yeux.

Mes parents étaient pas des gens spécialement sentimentaux, mais beaucoup plus doux que d’autres personnes du village. Certains étaient même très rustres. Bien des fois je me suis dit avoir de la chance de les avoir. Les fausses couches, c’était pas rare à cette époque. Mais je crois que personne ne s’en offusquait. Que je croyais.

- Je comprends mieux. Mais je trouve ça dingue de me l’avoir caché, quand même.

- Pardon.

J’ai repris fortement ma respiration, puis, plutôt soulagée, lui ai répondu :

- Merci.

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