Chapitre 55 - 15 novembre 2027
- Salut…
Je levais les yeux vers le miroir, et l’ai regardée d’un air sceptique.
- C’est à moi qu’elle parle ?
Apparemment oui, car j’étais sûre qu’on était seules toutes les deux. Elle me fixait, en plus. Je ne bougeais presque pas et baissais à nouveau le regard vers mes mains que j’étais en train de laver. Elle s’est éclipsée dans le premier cabinet de toilettes à sa gauche. J’étais en train de me les sécher quand elle est sortie des toilettes. Je la soupçonnais de n’avoir rien fait d’autre qu’attendre un peu, cachée, pour me faire croire qu’on s’était croisées par hasard. Elle a allumé l’eau pour se laver les mains à son tour. Je suis vite sortie des toilettes, ça sentait les ennuis…
- Attends !
- Sérieusement ? Elle me suit… C’est quoi cette embrouille, encore ?
C’était la folie dans ma tête.
- Anouk !
Je l’entendais essayer de me rattraper mais je me suis cachée dans le recoin de la cage d’escalier du fond ; elle ne m’avait pas vue et avait tracée sa route plus loin, me croyant hors de portée. C’était quoi son prénom à cette dinde, déjà ? Ah oui, Lola. Je la croyais moins bête que ses trois autres connes de copines, mais j’ai du me tromper. Elle pensait vraiment que j’allais l’attendre pour taper la causette tranquillement avec elle alors qu’elle a laissé sa pote me frapper sans rien faire ? Je connais pas leur plan à ces trois-là mais franchement va falloir qu’elle le bosse un peu mieux, j’allais pas me laisser faire comme ça !
***
- Coucou !
- Salut… ai-je répondu à ma belle-mère, en train de ranger les courses dans le réfrigérateur.
- Ça s’est bien passé, l’école, aujourd’hui ?
- Vite fait.
- Tu m’aides, s’il te plaît ?
Je m’approchais à contre cœur pour l’aider à ranger le contenu des poches dans les placards.
- Ta copine m’a appelée, hier. Elle veut être apicultrice, et que je la prenne en apprentissage, ici.
- Quelle copine ?
- Euh, Laura ?
- Lola ?
- Ah oui ! Lola… pardon !
- C’est pas ma copine… pas du tout, même, ai-je ajouté en tordant la bouche et en faisant les gros yeux.
- Ah, pardon…
Quelque chose sonnait faux dans son attitude, dans ses paroles. Elle savait très bien qu’on n’était pas amies, Lola et moi. Elle nous avait vues au forum des métiers, dans les toilettes. Je suis sûre qu’elle avait compris ce qui s’était passé. Pourtant, elle n’avait rien dit, ni le jour-même, ni plus tard. Je montais dans ma chambre, commençant à sentir l’exaspération monter.
- Tu crois qu’elle s’en fout ? Ai-je interrogé mon double, affalée sur mon lit.
- Non, je pense pas. Elle devait pas savoir comment réagir.
- Oui, mais elle est adulte, quand même !
- Et puis ? Qu’est-ce qu’elle aurait du faire ?
- Je sais pas, moi, entrer et leur foutre une paire de claques à chacune !
- Bien-sûr…
- Ouais, je vois, t’as raison. Ça aurait fait désordre…
- Plutôt, oui, a-t’il répondu en ricanant.
- Pourquoi elle m’aide pas ?
- Elle essaye, je t’assure. Mais t’es pas facile, toi non plus. Tu lui laisses aucune chance !
- Moi ? Mais je suis une gamine. Elle a séparé mes parents. C’est à elle de faire les efforts.
- Ah, c’est ça le problème ? Maman n’aimait plus Papa. Et Papa était perdu. Il a pas supporté mon décès…
- Je sais…
- Elle a sauvé Maman.
- Tout-de-suite… ai-je dit en claquant la langue.
- Si, j’en suis sûre. Je l’ai sentie ressentir de l’amour, de la joie, de la sérénité, et du bien-être… Elle est heureuse à ses côtés.
- Pourquoi t’es parti, alors ?
- Je suis là, tu vois bien.
- Justement, non. T’es pas là. Je parle toute seule, je te signale! Et je me sens tellement seule, sans toi. Tu me manques.
Je le sentais s’éclipser. Je me sentais revenir à la réalité, pendant qu’il m’annonçait sans détour :
- Je n’étais pas en assez bonne santé. C’était toi ou moi, de toute façon…
Quelqu’un a frappé deux petites fois à la porte, me sortant définitivement de ma conversation imaginaire.
- Quoi ? Ai-je bougonné, assez sèchement.
- C’est Shannah. Je peux entrer ?
- Oui… ai-je dit en soupirant longuement.
Elle attendait sur le pas de la porte, la main tendue sur la poignée de la porte, grande ouverte.
- Bon, ben, entre !ai-je ordonné doucement.
- Oui, merci !
Elle a fermé la porte, et s’est assise sur le lit.
- Je suis désolée pour Lola…
- Tu sais très bien que c’est pas ma pote.
- Oui, je le sais. Je voulais dire que j’étais désolée qu’elle vienne ici en apprentissage. Elle avait l’air motivée, contente d’apprendre ce métier. Ça a l’air d’être une fille intelligente…
J’ai levé les sourcils d’un air dubitatif.
- T’as pas à te justifier !
- Je veux pas que ça te mette mal à l’aise, ou que ça t’inquiète.
- Que ça m’inquiète ? Ai-je répété lentement, sur un ton sarcastique.
- Oui…
- Genre, t’en as quelque chose à faire ?
- Évidemment, je te connais depuis que tu es née. J’aime Maman.
- Je sais…
- Et je t’aime.
J’ai dégluti difficilement. Je sentais mes joues rosir et mon cœur battre plus fort.
- Pourquoi tu m’en veux ?
- Laisse tomber !
- Non, parlons-en, au contraire. Je crois que c’est le bon moment. Quelque chose ne va pas, en ce moment. Je le sens… a-t’elle terminé, hésitante.
Elle a repris, du bout des lèvres :
- Tu es assez grande pour comprendre que parfois les gens cessent de s’aimer. Même si je n’avais pas été là, tes parents auraient divorcé. Ou alors tu m’en veux parce que je suis une femme ?
- Non, mais je t’arrête tout-de-suite, tu te plantes complètement, là !
- D’accord, tant mieux. Dis-moi ce que j’ai fait de mal, alors !
- Mais, je t’en veux pas, en fait. Je t’en ai jamais voulu. J’ai presque pas connu mes parents quand ils étaient ensemble, alors ça m’a rien changé.
- Ah bon ? Tu m’en veux pas du tout ?
- Non, pas du tout. Et je m’en fiche que Norah et toi vous soyez ensemble. On n’est plus au Moyen-âge, je sais que l’homosexualité, ça existe.
- D’accord, a-t’elle répondu en souriant, d’un air soulagé. Alors c’est quoi le problème ? C’est ce qui s’est passé dans les toilettes, au forum des métiers.. ?
La fin de sa phrase s’est cassée d’un coup, comme si elle regrettait d’avoir parlé aussi vite, sans réfléchir à ce que ça allait me faire. Et moi, j’ai levé la tête d’un coup sec, et je me suis sentie rougir très fort, cette fois-ci. Je la regardais d’un air implorant, et malgré moi, les larmes commençaient à me monter aux yeux. Je ne voulais pas qu’elle me voie pleurer. Je cherchais quoi dire, mais rien ne me venait. Elle savait tout, elle avait tout vu, tout entendu.
- Oh ma chérie… a-t’elle chuchoté en me prenant dans ses bras.
Toujours malgré moi, j’ai posé mon front contre son épaule, et j’ai fondu en larmes. Elle a posé une main derrière ma tête et l’autre contre mon dos, qu’elle a frotté tout doucement. Ça me faisait du bien.
- Ça va aller, on va trouver une solution, a-t’elle repris. Je vais t’aider, ça va pas se passer comme ça, je te jure.
- Ah bon ? Et tu vas faire quoi ? Ai-je répondu, un peu plus fort que ce que j’aurais voulu, en levant ma tête de son épaule. Pardon… ai-je repris, quelques secondes plus tard, devant son silence.
- Je comprends ta colère. C’est une situation délicate…
- Pourquoi tu leur as pas donné une bonne leçon, à ces connasses ?
- Pas de gros mots, s’il te plaît…
- Sérieux, tu me reprends sur ma façon de parler ? Tu crois que c’est le bon moment ?
- Bon, a-t’elle dit, en se levant pour sortir de ma chambre.
- Bravo, Cookie, s’est moqué mon double en frappant des mains.
- Bon, toi, ça va, ai-je pensé.
Je soupirais, sentant le désespoir m’envahir.
- Shan ? Essayais-je de me rattraper.
- Quoi ? A-t’elle répondu en soupirant doucement, elle aussi.
- Pardonne-moi.
- D’accord.
Elle était là, sur le pas de la porte, à interroger l’air en face d’elle. Elle ne savait plus quoi faire. Et moi non plus. On était comme deux idiotes, handicapées par nos sentiments contraires.
- J’étais en train de réfléchir, justement… a-t’elle repris, timidement.
- À quoi ?
- À ces filles, celles de l’école qui s’en prennent à toi. Quand on s’est retrouvées ensemble dans les toilettes. Mais je ne pouvais pas agir en te mettant encore plus en danger. Je ne pouvais pas m’en prendre physiquement à elles, non plus !
- Oui, je sais, t’as raison… ai-je dit lentement. Même si ça les aurait bien calmées, ai-je repris plus fortement.
Elle a esquissé un sourire, et a soupiré très fort avant de reprendre.
- La meneuse, là.. ? A-t’elle réfléchi tout haut en fronçant les sourcils et en faisant des moulinets avec sa main gauche.
- Sandra…
- Oui, voilà, Sandra, a-t’elle confirmé en tendant le bras vers moi, paume vers le ciel. Elle est plus âgée que toi, non ?
- Oui, de deux ans. Vu qu’elle a redoublé, et que j’ai sauté une classe…
- Hmm mm. Je vois…
Elle n’a rien dit pendant plusieurs longues secondes. Elle secouait très brièvement la tête, par moments. Puis elle m’a demandé :
- Est-ce que tu veux qu’on en parle à ta mère ?
- Je suppose que je vais pas avoir le choix…
- Si, c’est toi qui décide ! C’est ta vie, et je n’ai pas à lui en parler si tu ne me donnes pas ton accord pour ça.
- Elle va péter un câble ! Elle est pas calme, comme toi. Elle va faire n’importe quoi, ça va me retomber dessus. Elles vont me détester encore plus. Je prends déjà assez cher comme ça…
Les larmes coulaient toutes seules sans que je puisse les en empêcher.
- Elle se doute que quelque chose de grave se passe, tu sais ? A-t’elle repris en revenant s’asseoir près de moi pour m’étreindre à nouveau.
- Ah oui ?
- Évidemment, c’est ta maman. Mais, pourquoi elles t’en veulent ?
- Parce que je suis pas comme elles. Parce qu’elles ont décidé qu’elles étaient mieux que moi. J’ai pas d’amis, donc déjà, c’est bizarre.
- Personne ne te convient ?
- Bonne pioche.
- Tu ne te sens pas seule ?
- Si. Et en même temps, non.
- Des fois, tu voudrais parler à quelqu’un, mais personne ne te comprend, alors tu préfères ne plus parler à personne.. ? Ça te fait du mal d’être seule, mais en même temps tu ne supportes personne ?
J’étais sans voix. Shannah lisait en moi comme dans un livre ouvert.
- C’est comme si tu savais que quelqu’un était là pour toi, mais tu ne le trouves jamais ? A-t’elle repris.
J’avais la bouche entrouverte, maintenant...
- Comment tu sais tout ça?
- Je crois que je te comprends parfaitement, en fait.
J’attendais qu’elle continue, et je pressentais que ce qu’elle allait me dire était une des choses les plus importantes de ma vie.
- Quand ma mère était enceinte de moi, a-t’elle continué, face à mon silence, elle portait mon frère jumeau, aussi. Il est né bien avant moi, et est décédé quelques secondes après sa naissance. Je lui parle, des fois.
- Oh, putain…
- Oui… j’espère que tu dis pas ça parce que tu trouves que c’est barré !
J’ai rigolé nerveusement.
- Mais je sais que non, a-t’elle repris en me regardant droit dans les yeux.
J’étais estomaquée par ce que je venais d’entendre. J’avais mille et une questions qui déboulaient dans mon esprit en s’empilant les unes sur les autres. Des dizaines d’émotions connues et inconnues, semblables ou contradictoires qui m’envahissaient tout-à-coup. Mais une, surtout, dominait : l’impression d’avoir enfin rencontré quelqu’un qui pouvait me comprendre et peut-être m’aider à mieux me comprendre moi-même. Je croyais être la seule à ressentir ça, à vivre ça. C’était complètement dingue ! Je portais les doigts de ma main repliés contre mes lèvres que je mordillais. Les larmes coulaient sur mes joues sans que je ne puisse plus les retenir.
- Quand est-ce que tu l’as su ?
- Un jour, alors que ma mère désespérait de me voir toujours jouer toute seule, elle est venue me parler.
- Pourquoi elle désespérait ?
- À l’époque, c’était mal vu, ce genre de choses. C’était l’époque des films d’horreur avec des enfants bizarres dotés de pouvoirs surnaturels qui se mettaient tout-à-coup à tuer des gens… Et personne n’allait chez le psy à moins d’être fou, donc elle voulait que j’arrête de le faire ! Un gosse, surtout quand il a trois frères et sœurs, il devrait jamais être seul, selon elle. Elle m’avait demandé :
- Shannah, qu’est-ce que tu fais ?
- Je prends le thé avec André.
- Tu appelais ton père par son prénom, toi aussi ? L’ai-je coupée dans son histoire, en sentant bien que ce que je disais ne tenait pas la route.
- Non…
Elle a repris son histoire, avec un geste m’annonçant que j’allais comprendre ce qui s’était passé :
-
? M’avait demandé ma mère, en entrant en hâte dans ma chambre.
J’étais seule, comme toujours devant ma petite table, avec ma dînette. Elle m’a demandé qui était cet André. Je lui ai dit que c’était mon ami, qu’il était assis là, qu’il me ressemblait beaucoup, que je l’aimais très fort et qu’il lui disait qu’il était content d’avoir eu une maman comme elle. Là, elle est partie en courant dans la cuisine.
Je l’ai suivie, car j’ai compris, malgré mon jeune âge, qu’il se passait quelque chose. Elle pleurait, et a mis la main devant sa bouche en faisant un petit cri quand elle m’a vue. Cette scène m’a hantée pendant plusieurs années, ensuite. Je n’avais jamais vu ma mère dans cet état. Je lui ai demandé ce qui n’allait pas, et je lui ai fait un câlin. Je lui ai dit qu’André était gentil et que j’avais besoin de lui.
- Ben dis donc… ai-je seulement réussi à dire après plusieurs secondes.
Shannah a soupiré avant de continuer :
- Avant de rencontrer Norah, j’ai consulté car j’avais du mal à accepter ma rupture avec mon ex. On a fait plusieurs séances de respiration holothropique…
- C’est quoi ça ?
- Un peu comme de l’hypnose…
- Ah, d’accord! Je connais pas.
- Et c’est là que grâce à l’aide de la psy, j’ai compris que… j’ai appris que j’avais eu un jumeau.
- Tes parents te l’avaient jamais dit ?
- Non…
- Dur !
- C’était une autre époque, tu sais. Et en parlant avec eux, ils m’ont appris pourquoi ils ne m’en avaient jamais parlé. Ma sœur aînée me parle, aussi. Ou alors c’est moi qui lui parle.
- Caroline ?
- Non, elle s’appelait Ida. Tu ne la connais pas, elle est décédée avant ma naissance. Ma mère a perdu un autre bébé avant de tomber enceinte d’André et moi. Je sentais quelqu’un d’autre qui m’apaisait et me montrait la voie, parfois. Je pense que c’est elle. C’est la personne la plus sage que je connaisse.
- Moi, ça m’apaise aussi de penser à Raphaël. Mais je me sens en colère, et triste qu’il ne soit plus là. C’est souvent le vide, que je ressens.
- Je comprends parfaitement. Je pense que c’est important de comprendre d’où on vient, qui on est, pourquoi on est là, et surtout, ce qui nous motive, et parfois nous pousse à agir comme on agit.
- Tu sais bien qu’ils sont pas là, en vrai ? On se parle juste à nous-mêmes.
- Peut-être.
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