Chapitre 60

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Je sentais Norah de plus en plus hésitante à mesure qu’on approchait des ruches. Elle ralentissait même.. Je me suis retournée vers elle et m’apprêtais à lui demander si tout allait bien :

- Je ne suis pas très à l’aise avec les insectes volants, surtout ceux qui piquent.

- D’accord, ai-je répondu en secouant la tête de haut en bas en clignant longuement des yeux, soulagée de comprendre ce qui se passait. Ne t’inquiète pas, les abeilles ne vont pas beaucoup sortir. Il commence à faire froid, elles ont besoin de rester dans la ruche. Comme elles sentent qu’il va pleuvoir, c’est trop dangereux pour elles, en plus. Et avec la combi, tu ne risques pas de te faire piquer, de toute façon. Le truc, avec elles, c’est que si elles ne se sentent pas en danger, elles ne feront pas attention à toi. Elles ont beaucoup plus urgent à faire, pour leur survie. D’ailleurs, si elles te piquent, elles meurent, donc elles ne le feront qu’en cas de grave danger, si tu essaies de prendre leur miel, ou de les agresser. C’est pourquoi il ne faut pas faire de geste brusque, surtout si tu as peur. Reste de marbre et elles se désintéresseront de toi. Ce ne sont pas des insectes agressifs comme les guêpes ou les frelons, loin de là. Ma vraie passion, ce qui m’animait, c’étaient les abeilles. Les voir vivre, butiner, se rendre à la ruche, et faire ce travail si précieux… mais aussi les protéger et récolter leur production pour en faire commerce. Mon père, lui, voulait garder les vaches, comme il l’a fait toute sa vie. De toute façon il ne sait faire que ça ! Et le miel, il trouve ça tellement bobo… Mais l’heure de la retraite a sonné pour lui, il est trop vieux pour s’en occuper seul. Moi, je voulais être apicultrice, j’ai donc investi dans ce projet avec l’argent récolté de la vente des vaches et du matériel qui servait pour la traite etc...

Montrer tout ça à Norah m’envahissait de beaucoup d’amour. Je tournais brièvement la tête pour voir si elle suivait toujours. On a échangé un petit sourire. Elle avait l’air plus confiante. Une fois devant les ruches, je sentais que son appréhension s’était envolée, paradoxalement.

- Combien il y a de ruches? Et combien d’abeilles ? J’ai eu un petit rire.

- Alors… j’ai trois-cent ruches mais impossible de déterminer le nombre d’abeilles. Un essaim compte environ cinq mille abeilles, en ce moment. Il fait froid, c’est pour ça. Mais, en été, il y en beaucoup plus, ça peut aller jusqu’à soixante mille abeilles par essaim.

Je la voyais réfléchir silencieusement, et lever les yeux vers sa tempe droite.

- Ça fait donc un million cinq cent mille abeilles, en ce moment ? C’est énorme !

- Oui, c’est impressionnant ! En été, c’est pas loin de dix-huit millions, tu sais...

- Hein ? Non, c’est impossible !

- Et pourtant, si !

- Et comment est-ce que tu récoltes le miel ?

- Il faut d’abord bien s’équiper, en mettant des gants et une combinaison, comme nous. Éviter de le faire quand c’est orageux, comme aujourd’hui. Je te montrerai ça plus tard, si tu veux bien. De toute façon y’a pas de miel en ce moment. Ça te permettra de te familiariser un peu avec elles et de te sentir plus à l’aise la prochaine fois. Ensuite, il faut préparer l’enfumoir…

Je levais l’appareil d’enfumage pour illustrer mes propos. Je l’ouvrais et mettais le feu tout doucement à la paille qui se trouvait à l’intérieur.

- Ça ressemble à un soufflet. Il va permettre d’envoyer tout doucement de la fumée sur les abeilles afin de les apaiser, et de pouvoir sortir les cadres pour récolter le miel. C’est une fumée froide et il faut toujours vérifier qu’elle l’est avant d’enfumer les abeilles avec, sinon cela pourrait leur brûler les ailes, ou pire, les tuer. J’ai vu Norah faire une tête horrifiée. On aurait dit qu’elle allait pleurer, et ça m’a énormément touchée.

- Elles sont tellement fragiles, a-t’elle fini par dire.

- Oui, fragiles, mais fortes à la fois. Ce sont elles qui permettent la production de fruits et de légumes. Sans elles, il n’y aurait pas ou très peu de pollinisation. Le vent seul ne suffirait pas. Et elles produisent le miel, et plein d’autres produits naturels qui permettent de rester en bonne santé, voire de se soigner. Elles sont très puissantes. Mais malheureusement, beaucoup d’espèces sont en voie de disparition. Notre rôle, à nous, apiculteurs, est de les protéger et de leur offrir de grands espaces remplis de plantes mellifères, pour qu’elles puissent se nourrir, se reproduire et continuer ce travail précieux qui nous est vital.

- Tu veux dire que s’il n’y avait pas les abeilles, nous ne pourrions pas faire pousser de fruits et de légumes ?

Norah avait l’air de découvrir quelque chose d’incroyable, quelque chose qu’elle ignorait totalement.

- Eh non.

- Je ne le savais pas du tout. Je pensais qu’un légume naissait d’une plante, qui naissait d’une graine qu’on aurait plantée dans la terre, qu’on aurait arrosée et laissée grandir grâce au soleil.

- Ben, il se passe tout ça, bien-sûr, mais les abeilles en butinant récupèrent le pollen des fleurs sur leurs pattes et leur cou et en allant vers d’autres plantes, elles en font tomber. Il atterrit sur d’autres fleurs, qui sont pollinisées de la sorte. La plupart des fleurs sont hermaphrodites mais ont besoin des insectes pollinisateurs, comme les abeilles, ou du vent, pour se reproduire.

- Je me sens bien ignorante, tout-à-coup. C’est dingue d’imaginer qu’elles font tout ça et qu’elles nous sont si utiles.

- Elles sont même précieuses ! C’est normal que tu ne saches pas tout ça, en réalité, beaucoup de personnes habitant à la ville l’ignorent.

- Je tombe des nues, en fait. Je n’imaginais pas qu’il se passait tout ça à cette échelle. Je ne pensais pas qu’on dépendait autant d’elles, que beaucoup de choses ne seraient pas possibles sans leur travail, et que c’était si important.

- Oui, je comprends ton étonnement, ai-je répondu en souriant et en secouant brièvement la tête.

- Je suis stupéfaite et admirative, en fait.

- Oooh, ai-je soupiré, touchée par sa réaction.

Elle a rosi légèrement, et avait les yeux humides, ce qui m’a encore plus émue.

- Et donc pour en revenir à la récolte du miel, ai-je repris d’un air maladroit et gêné, il faut ouvrir la ruche, comme ça, enfumer bien partout auparavant comme j’ai fait tout à l’heure, et une fois que les abeilles sont parties du cadre, tu le prends et tu enlèves la couche de cire qui est présente au-dessus des alvéoles avec un couteau spécial, ai-je montré de l’index de ma main libre. Et ensuite tu mets les cadres dans une centrifugeuse qui les fera tourner très rapidement afin d’en extraire le miel.

- C’est tous les combien qu’il faut récupérer le miel ?

- Deux fois par an. Parfois une seule. En juin, et en août, je dirai. Là, tu vois, il n’y en a pas.

- C’est tout ? Je veux dire, du coup ça fait combien de pots de miel ?

- Dix-mille, environ. Parfois moins…

- Ah ouais, quand même !

- Ça part vite, tu sais. Et quand y’en a plus, il faut attendre la prochaine récolte.

- Ah oui, ça se commande pas.. ?

- Eh non, c’est ce qui garantit la qualité du produit.

- Top !

- Je peux rien faire pour que les abeilles produisent plus rapidement à part ce que je fais déjà.

- Oui, bien-sûr. Je suis pas habituée.

- Oui, je comprends.

- Tu les vends au marché ?

- Oui, mais aussi dans un magasin de produits du terroir. Et directement ici, ai-je ajouté avec un petit sourire.

- Tu fais souvent visiter les ruches aux clients ?

- Non, jamais, j’ai pas le temps, et je ne sais pas si je pourrais accompagner les gens, tout leur expliquer, les rassurer quand ils ont peur, supporter les gosses qui crient et qui touchent tout… J’y ai pensé mais je dois être réaliste, et me concentrer sur le travail que j’ai déjà à produire. Heureusement, mon père m’aide beaucoup. Et j’ai souvent des jeunes en apprentissage. Déjà comme ça, il y a beaucoup de travail...

- Oui, je vois parfaitement. Je vais te laisser tranquille alors… Elle tournait les talons et se rendait vers l’atelier.

- Non, je parlais pas de toi, tentais-je de me rattraper en courant vers elle et en plaçant mon bras sur son coude . J’ai envie de te montrer tout ça, je te l’aurais pas proposé, sinon ! Je suis super contente que tu sois là…

- C’est vrai ? A-t-elle demandé en se retournant vers moi.

- T’es pas comme les clients qui viennent m’acheter des pots de miel. D’ailleurs, je t’en vendrais jamais.

- Ah bon ? Pourquoi ? A-t’elle dit d’un air vexé.

- Rattrape-toi et vite, on va la perdre…

- Je sais, je sais !

- Si tu en veux, je te les offrirai, ai-je repris, rapidement. Je sais que tu aimes ça, et ce sera avec plaisir.

- …

Elle a rougi. Ouf ! J’avais sauvé les meubles, en fin de compte.

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