Chapitre 70 - 24 janvier 2015

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- Bonjour !

- Bonjour, ai-je répondu sans conviction à Laure qui m’invitait à aller m’asseoir.

- Comment allez-vous depuis notre dernière rencontre?

- Moyen.

- Que s’est-il passé ? - J’ai essayé de parler à mon père mais ça a été un fiasco. J’ai pas du tout réussi à aborder la conversation et à la faire aller dans le sens que je voulais. Dès qu’il me répondait je réessayais mais je me suis ridiculisé. C’était pathétique.

- Je comprends que vous ressentiez ça. C’est difficile d’amener une conversation au sujet souhaité. Vous avez fait le plus dur. Vous allez pouvoir recommencer et ce sera plus facile. Jusqu’à ce que vous trouviez le bon moment et la bonne énergie. Je pense qu’il est très important que vous disiez à votre père de ne rien faire d’autre que vous écouter pendant que vous lui parlez. Il ne doit pas travailler sur ses maquettes, par exemple.

- Là, il le faisait.

- Je m’en doute…

- En plus je me suis tapé la route jusqu’à chez eux pour rien. Bref.

- Il faut que vous ayez toute son attention. C’est votre père, si vous lui dites que vous avez quelque chose d’important à lui demander et qu’il doit vous écouter, je suis sûre qu’il le fera.

- J’ai pas du tout envie de réessayer.

- Je comprends. Laissez passer du temps, un mois s’il le faut.

- Surtout que j’ai essayé de parler à ma mère aussi. Bizarrement, ça s’est mieux passé, avec elle.

- Pourquoi bizarrement ?

- Je pensais qu’elle ferait que parler, qu’elle m’interromprait sans cesse, que j’arriverais pas à en placer une, mais pas du tout. Je lui ai dit que je devais lui parler de quelque chose. C’était au téléphone, elle était pas là le jour où je suis passé voir mon père.

- D’accord.

- Elle était inquiète au début. Je lui ai dit que nous allions tous bien mais que je n’étais pas content. Je lui ai demandé pourquoi elle détestait autant Norah. Je n’aurais peut-être pas du être aussi cash mais je trouvais plus mes mots, alors c’est sorti comme ça.

- C’est pas grave.

- Elle a répondu qu’elle était un poison. Je lui ai demandé pourquoi. Elle a dit que c’était évident : elle menait son monde à la baguette, elle paraissait chaleureuse alors qu’elle était froide. Elle avait des idées tordues en plus, selon elle. Bon, rien de nouveau, je savais déjà tout ça. Mais ça m’a permis d’aller vers la suite de la conversation. Je lui ai dit que Norah se sentait très mal juste avant qu’on ait Anouk car Papa ne se comportait pas de manière appropriée avec elle. Elle a demandé des précisions sur ce dont je parlais. Je lui ai dit qu’il la regardait de manière salace, et qu’il avait mis ses mains sur ses hanches, une fois. Et que ça l’avait choquée. Ma mère a rien dit pendant quelques secondes. Et après elle a dit que c’était Norah qui l’avait cherché. Qu’elle avait un comportement pas normal. Qu’elle faisait des choses vulgaires et qu’après il fallait pas s’étonner que ça ait des conséquences. Là je me suis un peu énervé. J’ai dit à ma mère qu’elle dépassait les bornes et que Papa n’avait pas à faire ça. Et qu’elle le savait très bien. Sur ce, elle a dit que Norah était une salope, que je savais pas me faire respecter et que c’était pas étonnant qu’elle m’ait trompé et qu’elle soit partie. Elle a terminé en disant que ce qu’elle comprenait pas c’était pourquoi je continuais à la défendre après tout ce qui s’était passé. Même là, Norah avait de l’influence sur moi. D’où le terme de poison. Là je lui ai dit d’aller se faire voir et j’ai raccroché.

- D’accord. Vous pouvez déjà vous féliciter d’avoir eu le courage de lui parler, et d’écouter tout ça. Ça n’a pas du être facile.

- Non, pas du tout. Mais on ne se parle plus, et je vois pas comment récupérer ça, maintenant, donc je ne vais pas me féliciter, non plus. En même temps, garder son calme en entendant des conneries pareilles, j’ai pas su faire.

- Pourquoi votre mère pense que vous ne savez pas vous faire respecter ? Et qu’il n’est pas étonnant que Norah soit partie et vous ai trompé ?

- Parce qu’elle est vieille France. Une famille, pour elle – pour eux deux, d’ailleurs – c’est un père, le chef, qui prend les décisions et assume les responsabilités financières du groupe. Et c’est une mère qui gère les tâches quotidiennes tout en s’occupant des enfants. Elle doit bien évidemment satisfaire son mari aussi. Ils me le disent pas comme ça, bien-sûr, mais c’est évident que c’est ce qu’ils pensent. Plus moyenâgeux, tu meurs.

- Je vois.

- Je suis mollasson, pour eux. Elle me disait toujours que j’étais lent, quand j’étais petit. Que je devais aller dehors, jouer avec mes copains. Moi, je lisais. Et quand on a eu notre premier ordinateur, je ne l’ai plus lâché, comme si ce qui m’avait toujours manqué avait enfin été découvert et enfin mis entre mes mains. Je m’intéressais pas trop aux filles. Et c’était réciproque d’ailleurs. Quand j’ai rencontré Norah, on s’est pas mis ensemble tout-de-suite, on a d’abord été amis. Je vous l’ai déjà dit, non ?

- Non, je ne le savais pas.

- J’avais jamais eu de copine, avant elle. En fait, je l’aime, mais je crois que c’était seulement amical, notre relation. Enfin, je sais pas. On n’est pas censé avoir de désir sexuel pour ses amis, non ?

- Non, en effet.

- En fait, je sais pas parce que j’ai pas de recul vu que j’ai connu qu’elle. Mais ça ressemble pas du tout à ce qu’on voit dans les films et dans les séries, ce qui m’arrive.

- Ça arrive souvent de ne pas se reconnaître à travers l’art. Nous faisons beaucoup de découvertes au niveau psychologique. Nous ne savons pas tout, encore.

- Ce serait triste.

- Certes…

- J’ai pas souvent envie de faire l’amour avec elle, vous voyez ?

- Oui, je vois.

- Est-ce que ça veut dire que je suis homo ?

- Je ne sais pas. Vous avez du désir pour d’autres hommes?

- Non, vraiment pas. J’ai pas du tout envie de les voir nus, de les toucher, et encore moins qu’ils me touchent.

- Donc, non, vous n’êtes certainement pas homo.

- D’accord, ai-je soupiré de soulagement. Pourquoi certainement? Vous émettez un doute?

- Je ne peux pas vous donner une affirmation en vous connaissant aussi peu sur quelque chose d’aussi personnel. C’est vous qui le savez. Et, je pense qu’on peut croire quelque chose longtemps et un jour rencontrer une personne qui peut nous faire voir les choses autrement.

- Je vois. Je ne pense pas du tout aimer les hommes.

- D’accord.

- Qu’est-ce que j’ai, alors ?

- Certainement pas une maladie. La bisexualité n’en est pas une. Vous dites ne pas avoir souvent de désir pour Norah. Avez-vous eu du désir pour d’autres femmes ? Même pendant que vous étiez ensemble, je veux dire?

- Non. Enfin je crois pas. Je les regarde jamais, en fait. Y’en a une qui me plaît bien, en ce moment, mais j’ai pas vraiment de désir sexuel pour elle.

- Certaines personnes sont peu intéressées par le sexe. Ce n’est pas la majorité, mais ça existe.

- D’accord. Je dois avoir un problème physique, non ?

- Peut-être. Mais certaines personnes sont comme vous sans que rien n’ait été détecté. Quelque chose vous gêne dans votre corps ? Avez-vous mal aux parties intimes ? Aimez-vous votre corps ?

- J’ai pas de douleurs particulières. Après c’est sûr que j’aimerai bien être un peu plus baraqué, mais bon, ça va, je déteste pas mon corps.

- D’accord.

Je marquais une pause en reprenant mon inspiration.

- Des fois, je me demande si Norah était vraiment faite pour moi parce que quand elle était enceinte j’avais encore moins envie d’elle. Pourtant, elle est canon, c’est pas le problème.

- Certains hommes peuvent se sentir gênés d’avoir des rapports sexuels avec leur femme qui porte leur bébé. Et cela peut bloquer leur libido. Ils ont l’impression que le bébé les regarde, et participe à leurs ébats.

- Je crois pas que c’était ça…enfin peut-être.

- Peut-être que vous ne l’aimiez plus, tout simplement?

J’ai réfléchi quelques secondes.

- Je sais même pas. Pour moi, rien n’a changé.

J’ai réfléchi à nouveau avant de reprendre.

- Enfin, à part quand on a perdu le bébé jumeau. Là, j’étais au fond du seau et je pouvais même plus la regarder.

- Comme vous l’en avez tenu pour responsable, peut-être que c’est à ce moment-là que vos sentiments pour elle ont changé?

- Oui, là y’a eu un changement, c’est sûr. Je sais pas pourquoi, je la supportais plus. Et j’avoue que j’ai voulu la quitter mais bon…

J’ai laissé traîner ma phrase, comme si la suite était évidente.

- Oui?

- Ben, non, c’était pas possible.

- Pourquoi?

- Elle était enceinte, et on venait d’apprendre qu’on avait perdu un des deux bébés. Donc pas le moment.

- Et donc, qu’avez-vous fait?

- Vous le savez.

- Je pense qu’il est important que vous le disiez pour en prendre conscience et comprendre ce qui s’est passé.

- J’ai été horrible.

- Et ensuite?

- Norah a accouché. Et elle m’a quitté.

- Et qu’est-ce que ça vous fait que ce soit elle qui ai pris les devants?

- En vrai? Rien. Je me sens soulagé, en fait.

- Parce que c’est ce que vous vouliez.

- Vu que j’ai été affreux, elle a eu envie de se consoler dans les bras de quelqu’un d’autre, vous croyez?

- Je ne sais pas.

- Elle dit qu’elle est tombée amoureuse. Je croyais qu’elle m’aimait plus depuis la fausse couche, elle non plus. Mais je pense que comme elle a rencontré Shannah bien avant, peut-être que c’est parce qu’elle est tombée amoureuse d’elle qu’elle m’aimait plus.

- Cela vous ennuie qu’elle ne vous aime plus?

- Non. C’est vexant de se faire quitter pour quelqu’un d’autre mais en vrai, je dirai presque que ça m’arrange.

Devant son sourire compatissant, je me suis interrogé :

- Quoi?

- Et bien, un événement traumatisant vous coupe des sentiments que vous avez pour elle mais vous trouvez que ce n’est pas le bon moment pour la quitter…

- Inconsciemment, j’aurai pu faire exprès d’être aussi horrible pour que ce soit elle qui me quitte et ne rien avoir à faire moi-même?

- Je le crois tout-à-fait. Je ne pensais pas que vous feriez la lumière sur cet événement aussi rapidement.

- J’ai rien fait, c’est vous qui l’avez dit.

- Non, je vous ai accompagné jusqu’à ce que vous compreniez vous-même.

- Je suis pas foutu de prendre une seule décision et de m’y tenir. J’agis pas, sauf au boulot. Je crois que ma mère m’a toujours tout fait, et que maintenant, même à mon âge, on dirait encore un enfant qui sait rien faire tout seul. Quitter quelqu’un, c’est trop difficile. Je m’imaginais la quitter, et je ne savais pas ce qu’il y aurait ensuite, comment elle allait réagir, ce que j’allais faire, où j’allais vivre… J’avais peur. Au moins, quand elle m’a dit qu’elle me quittait, ça me fait mal de l’avouer mais j’ai pu en plus me faire plaindre par les autres…

J’ai marqué une pause.

- Je crois que parfois, même si elle me soûle, me faire plaindre par ma mère, c’est un peu comme si j’en avais besoin. J’ai plus envie de le faire parce que c’est malsain, mais en même temps…

- Oui, je comprends.

- Surtout que là, c’était facile, j’avais qu’à lui dire ça pour qu’elle voit qu’elle s’était pas trompée. Même si elle m’engueule presque parfois, alors que j’ai rien fait.

Je marquais une nouvelle pause. Laure a fait le même sourire que tout à l’heure, celui qui dit qu’elle a compris que j’ai compris.

- Que pourriez-vous faire pour que ça ne se passe plus comme ça?

- Je ne sais pas.

J’ai réfléchi plusieurs dizaines de secondes.

- Je dois réessayer de parler à mes parents?

- Ce serait une bonne chose.

- Ma mère, je peux pas lui parler sans qu’on s’engueule. Elle m’écoute pas sinon. C’est comme si ce que j’avais à dire n’étais jamais intéressant. Ce que je fais n’est jamais assez bien.

- Vous m’avez dit qu’elle le faisait avec tout le monde, non?

- Oui, en effet. Mais bon, elle devrait m’écouter à moi, quand même. Y’a que mon père qui a du crédit à ses yeux. C’est hyper énervant. C’est désespérant, même. À part lui crier dessus et arrêter de lui parler, je ne sais pas comment faire pour qu’elle m’écoute. Il faudrait que mon père assume ce qu’il fait, déjà. Et lui dise que c’est sa faute toute cette histoire avec Norah. Il fait du mal à tout le monde. Mais bon, il le fera jamais.

J’ai soupiré très fort. Laure a eu un regard compatissant, et a hoché de la tête avant de se lever. C’était la fin de la séance.

- La prochaine fois, j’aurais vraiment besoin qu’on parle de mon vrai problème. Le fait que je me sente trahi par mon ex et par ma meilleure amie qui couchent ensemble.

- D’accord.

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