Chapitre 2
Une tête passa à travers le rideau.
«Maître ? demanda Pratha.
- Oui... qu’y a-t-il ?
- C’est l’heure du repas, nous vous attendons autour de la statue.
- Bien, donne-nous cinq minutes.»
Sayyêt regarda à l'extérieur, l’air déboussolé. La nuit était quasiment tombée. Les perroquets dormaient déjà, éclairés par les bougies de la tente.
«Depuis combien de temps est-ce que...? finit par demander le rébéen.
- Environ deux heures, répondit le Grand Qalam en jetant un œil sur sa montre de poche.
- De quelle statue est-ce que Pratha parlait ?
- Ça, mon garçon, vous le découvrirez sous peu, sourit le religieux. Finalement, il semblerait que vous ayez réussi à prier !
- Hé... Je n’aurais pas pensé».
Le dignitaire remarqua, pour la première fois, que l'étranger souriait. Son visage sembla rajeuni d’une dizaines d’années. À la surprise de son hôte, le chef Rébéen dévoila une dentition en parfait état.
«Puis-je vous demander quel était le contenu de votre prière ? Je dois dire que cela m’intrigue.
- J’ai repensé à toute la route, jusqu’ici. J’ai remercié votre dieu du fond du cœur pour m’avoir offert un refuge parmi vous. Je vous rassure, nous n’avons pas l’intention d’abuser de votre hospitalité, Grand Qalam ; nous partirons dès que possible.
- Bien sûr, une fois que vous aurez repris des forces, vous serez à nouveau libres comme l’air. N’avez-vous aucun moyen de contacter votre famille, avant le trajet du retour ?
- J’aimerais, mais les lignes de communication sont soit coupées, soit mises sur écoute par des bandits, expliqua Sayyêt.
- Je peux envoyer une missive au Prince à Samsharadh, si vous le souhaitez, insista le chef du Chram, curieux de voir jusqu’où irait l’alibi de l’étranger.
- Ne vous donnez pas cette peine... Nous trouverons un autre moyen, répondit ce dernier dans le plus grand des calmes. Nous aurions juste besoin d’un forgeron ou d’un armurier, pour lui acheter les pièces détachées qui manquent à notre équipement. Une fois celui-ci en état, nous partirons sans délai. Il faudra également que je recrute quelques mercenaires dans la capitale, pour le chemin du retour.»
Le Grand Qalam ne posa pas d’autre question, et se contenta de guider son invité à travers la Cour Centrale. Sayyêt observa longuement chaque tente, plante exotique et objet inconnu, puis son regard se posa sur la constellation du Sphinx, parfaitement visible dans le ciel.
«Nous disposons de nombreux outils astronomiques, si cela vous intéresse», l’informa son hôte, qui avait aussi pour habitude de se perdre dans les étoiles.
À leur arrivée au repas, les deux hommes aperçurent la troupe rébéenne, installée autour de l’une des nombreuses tables circulaires. Au milieu de la joyeuse assemblée, une statue de quatre ou cinq mètres trônait sur un piédestal de pierre moussue. La sculpture représentait un homme barbu à quatre bras. Chacune de ses mains tenait un objet différent.
« Je vous présente Eshev. La balance, l’encrier, la torche et la boussole sont les symboles de son équilibre, expliqua le Grand Qalam.
- Eh bien... Pour ce qui est de la balance, je l’ai vite imaginé, mais pourquoi les trois autres ?
- Très bonne question ! répondit le dignitaire. Tous les adeptes se la sont posée au début de leur initiation. L’encrier est le symbole de l’écriture. L’écriture nous permet d'organiser et de tempérer nos propos, contrairement au langage parlé, largement soumis aux affects du moment. Par son essence même, cet art nous permet d’équilibrer nos pensées avant de les transmettre aux autres. La torche, c’est ce qui éclaire. Et l’on ne peut prendre de décision équilibrée, rationnelle, sans au préalable avoir les connaissances nécessaires sur un sujet; sans avoir retiré l’ombre qui le recouvre. La boussole, enfin, vous permet de toujours savoir dans quelle direction vous allez, vous ramène sur le droit chemin lorsque vient l'égarement
- Fascinant...» nota Sayyêt, admiratif devant les techniques employées pour sculpter les plis de la toge.
Un délicieux fumet d’épices parvint jusqu’aux narines de l’étranger.
«Vous voilà enfin ! J'ai installé pour vous une chaise à notre table, Sayyêt, déclara Pratha, une marmite dans les bras. Si vous pouviez juste m’aider à l’amener...»
Les bras veineux de l’étranger la soulevèrent sans problème, à tel point que l’adepte eut bientôt l’impression de ne plus rien porter.
«Sayyêt ?, demanda le Grand Qalam. Vous sentez vous capable de l’amener seul jusqu’à la table ?
- Eh bien, oui, j’imagine...?
- Non pas que je vous prenne pour mon larbin, le rassura le dignitaire, j’aimerais simplement m’entretenir un instant avec mon adepte.»
Sans ajouter un mot, le chef rébéen rejoignit ses hommes. Malki, entre deux bouchées bruyantes, n’hésitait pas à bombarder les adeptes d’anecdotes amusantes. Jébril le toisait depuis l’autre bout de la table. Le Grand Maître comprit que le colosse, heureux d'avoir trouvé des oreilles attentives, avait déjà été adopté.
«Comment s'est passée la fin de l'après-midi ? demanda le Grand Qalam sans détourner le regard des rébéens.
- Dans l’ensemble, ç'a été. Jébril n’a pas décroché un mot, hormis pour faire de la traduction. Kéber a longuement écouté les perroquets. Malki a discuté avec plusieurs adeptes. Enfin, Djéma et Yahoun ont souhaité que je leur apprenne à jouer au radesh.
- Il me semble pourtant qu’ils ont un équivalent, dans l’Empire, non ? demanda le maître, étonné.
- J’aurais aussi pensé ! Mais le jeu leur était à peine familier. Et vu que Jébril m’a clairement fait comprendre qu’il souhaitait rester silencieux, j’ai dû le leur expliquer seul.
- Et tu as réussi ?
- Je... Je ne crois pas, non. Ils parlent à peine skritt, maître. J’aurais pensé que tout le monde le maîtrisait un minimum. Pas eux. Comment des négociants issus de grandes familles peuvent-ils être à ce point ignorants en ce qui concerne les langues étrangères ? C’est tout juste s’ils arrivent à ne pas écorcher les formules de base.
- Ne sois pas médisant, Pratha. Argent et culture sont, hélas, loin d'être liés l'un à l'autre. Tout le monde n’a pas accès à une éducation aussi riche que la tienne.
- Oui, c’est vrai. Excusez-moi, reconnut l’adepte.
- Et puis, réféchissons un instant. Peux-tu affirmer que tu maîtrises leur langue ? Au-delà de quelques formules de politesse ?
- C’est-à-dire que c’est différent... Le rébéen...
- Est désormais la langue de l’un des États les plus puissants du continent, et il se trouve que cet État s’arrête tout juste au pied des Pralamaghs. Et pourtant, tu ne sais presque rien à son sujet.
- Oui... Mais je me rappelle que lorsque j'étais enfant, ils étaient loin...
- Pas tellement, si tu regardes les tendances de fond. Leurs conquêtes ont certes été fulgurantes dernièrement, mais l'esprit guerrier est répandu chez les Rébéens depuis déjà un bon siècle. Et, tôt ou tard, il fallait bien qu’ils nous tombent dessus. Sans la protection des montagnes et le désordre qui gangrène leur société, je pense que le Djahmarat aurait déjà été ajouté à la longue liste de leurs conquêtes. Ne sous-estime pas leur culture, car je ne peux pas t’affirmer que la Principauté restera encore longtemps indépendante. C’est pourquoi maîtriser un peu de rébéen ne te fera pas de mal.
- Je... Certainement, bredouilla l’adepte, horrifié à l’idée que des hordes étrangères foulent un jour le sol sacré de son pays.
- Bon... Que penses-tu d’eux, de manière plus générale ?
- Je pense effectivement que vous avez eu raison de les héberger. Bien sûr, c’est encore trop tôt pour l'affirmer pleinement. J’ai simplement l’intuition qu’ils ne sont pas mal intentionnés.
- Content de voir que nous partageons la même intuition. Bien... nous allons les garder quelques temps. Mais il ne faut jamais les lâcher des yeux, c’est compris ? Je vais également affecter Chree et Pravak à leur surveillance. Vous alternerez toutes les huit heures entre vous. Mais ne les lâchez jamais des yeux, j’insiste sur ce point ! Et surtout, informez-moi si vous les trouvez en train d’expédier du courrier, ou d'entrer en communication avec qui que ce soit. Ils pourraient être des éclaireurs déguisés. Veille également à ce que les adeptes ne leur donnent pas trop d'informations stratégiques. Ils ont déjà bien trop abaissé leur vigilance.
- C’est entendu. Maître... ?
- Qu’y a-t-il ?
- Je vous demande également, si cela est possible, qu’ils reçoivent des cours de djahmarati. J’aimerais - nous aimerions tous - pouvoir nous adresser à eux directement, sans passer par leur interprète.
- Excellente idée, je leur en parlerai demain. Je viendrai vous chercher Chree et toi dans la nuit ; je tiens également à ce que nous inspections leurs bijoux, voir ce que nous pourrions en tirer. Maintenant, allons manger.»
***
Malki, s’il n’avait pas été arrêté par Sayyêt à temps, aurait pu déballer des histoires jusqu’à l’aube. Djéma et Yahoun tinrent à continuer leur apprentissage des règles du radesh. Pratha, à travers les rires et les bruits de vaisselle, tenta en vain de leur réexpliquer les stratégies les plus basiques.
À minuit pile, la voix du Grand Qalam se fraya un chemin jusqu’aux oreilles de tous les convives, sans être obstruée par le bruit alentour. «Messieurs, c’est l’heure».
«L’heure de... ? demanda Jébril, enfin sorti de son mutisme.
- Vous verrez, suivez-nous», déclara Pratha, enjoué.
Les adeptes se réunirent en cercle autour de la statue, puis ils entonnèrent un chant religieux en skritt. Les rébéens conservèrent le silence. Ensuite, imitant leur maître, les adeptes s’agenouillèrent en direction de leur dieu. Jébril protesta un instant mais finit également par mettre les genoux à terre après que Sayyêt lui en eut donné l’ordre. Le chef du Chram se releva et alluma un bâtonnet d’encens. Il marcha autour des rassemblés, emplissant leurs poumons d’une fumée fleurie. Jébril ne dit rien mais son visage indiquait clairement qu’il était contrarié.
«Que Témpérance et Sagesse guident nos pas et nos actions», déclarèrent en coeur les habitants du Chram avant de se relever et de retourner à leurs tentes.
«Jébril ! appela Pratha, tandis que ce dernier, furieux, fonçait à travers la Cour Centrale.
- Oui ?
- Vous n’êtes pas obligé de procéder à nos prières, vous savez ?
- Pourquoi est-ce que vous venez me parler de ça ? répondit sèchement l'interprète.
- Allons, ça vous crève le coeur de rendre hommage à une divinité autre que le Septième Prophète.
- Le Sixième ! Et ce n'est pas un dieu ! s’écria le rébéen.
- Du calme ! s’exclama Sayyêt qui les avait rejoints. Rappelle-toi de ce que nous avions accepté ! Vous vous fondrez dans le groupe des adeptes, de sorte qu’un étranger ne saurait vous distinguer de l’un des nôtres ; ça te rappelle quelque chose ?
- Si se fondre dans le groupe signifie renier ma Foi, alors ce sera sans moi !
- Un engagement est un engagement, Jébril, rouspéta Sayyêt. Estime-toi heureux que le Grand Qalam ne nous en ait pas tenu rigueur !
- Pah ! pouffa l’interprète.
- Un engagement est...
- J’ai compris, j’ai compris, coupa Jébril, résigné.
- Je peux demander au Maître que vous puissiez éviter les cérémonies religieuses, si cela vous pose tant problème.
- Oh mais non, il va y participer comme tout le monde. Pourquoi aurait-il le droit à un traitement différent ? »
L’interprète s’éloigna en direction de sa tente d’un pas rapide.
«Excusez-le... Il... Sa famille était profondément pieuse alors il est très tatillon sur ces sujets-là.
- Personne ne lui en tiendra rigueur, ne vous inquiétez pas», assura Pratha.
Sa famille... était ? répéta-t-il intérieurement.
L’adepte préféra ne pas demander au chef rébéen ce qui avait pu arriver aux proches de Jébril et imagina tout un tas de scénarios expliquant sa disparition. Sayyêt lui serra la main avec amitié et se rendit à son tour dans sa tente.
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