Chapitre 4

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  « Pourquoi est-ce que vous ne m'avez pas choisi moi, pour aller à la capitale ? grogna Gopta, alors qu'il ramassait les derniers restes de bouse.

  • Parce-que le but était de le punir, je te rappelle », répondit le Grand Qalam, occupé à brosser le flanc d'un des éléphants nains.

 L'adepte s'imaginait les plats luxueux se déverser sur la table du Prince, les belles femmes qui avaient dû tenter de séduire son ami, et ce dernier les repousser avec froideur.

Tu parles d'une punition... pensa-t-il.

  • Je t'entends, lui rappela le Grand Qalam.

 De l'autre côté de l'enclos, les Rébéens observaient les petits pachydermes jouer avec une grosse boule de laine ; leur existence, d'après leurs dires, n'était qu'une légende dans l'Empire. Les découvrir ainsi, en chair et en os, avait sur eux le même effet qu'aurait une rencontre avec Eshev pour les habitants du Chram. Des ailes atrophiées dépassaient de leurs épaules, vestiges de leurs origines lointaines.

 Les étrangers, Jébril compris, avaient passé les derniers jours à se fondre dans le moule du Chram. L'interprète acceptait désormais d'assister en silence aux prières du soir, et faisait de son mieux pour s'ouvrir aux mœurs de ses hôtes.

 Après avoir brossé le dernier animal, un fumet épicé remplaça l'odeur des excréments. Gopta, affamé par sa matinée de dur labeur, dévora copieusement son bol de riz-curry au lait d'éléphant. Puis il profita de son après-midi pour continuer la conception d'une toile qu'il avait nommée « La Fondation de Samsharadh ». Dessus, il s'était permis de calquer la figure de Ghoïskan, présente sur l'illustration de fin du dernier numéro des Guerriers de l'Ouest, sur celle d'Ebarâm, premier habitant de la contrée. Seule la couleur de la peau différait.

 Le Grand Qalam ne remarqua pas la ressemblance et se contenta de louer les qualités artistiques de son protégé. En arrière-plan, on pouvait admirer les vastes collines aux alentours de la capitale ainsi que le Jangour, dont l'eau était représentée claire comme le ciel.

 Malki resta aux côtés de Gopta tout l'après-midi, commentant et questionnant ses choix. L'adepte et lui passaient le plus clair de leur temps libre ensemble, à jouer au radesh ou à discuter de questions qui les animaient. Le grand Rébéen était un puits de savoir et abreuvait continuellement l'adepte de nouvelles connaissances.

 La fin de l'après-midi fut dédiée à l'entraînement d'akrâ, aspect essentiel de la formation des habitants du Chram. Gopta n'avait jamais brillé dans la pratique de ce sport, ses mains ayant une fâcheuse tendance à se mettre en travers de ses yeux dès qu'on lui assénait des coups. Ainsi, ses opposants n'avaient jamais besoin de le plaquer au sol – comme c'était la coutume – pour le vaincre. Il leur suffisait d'alterner entre coups au visage et à l'estomac.

 Le Grand Qalam, curieux de découvrir les qualités martiales de ses hôtes, proposa d'organiser un tournoi à la fin du cours. L'absence de Pratha, meilleur d'entre tous, autorisait un certain suspense. Après discussion, certains coups issus du pugilat rébéen, parmi eux la possibilité de frapper l'adversaire avec les coudes et la tête, furent autorisés.

 Le Grand Qalam remit un casque et des mitaines rembourrées avec du coton ainsi que des protège-tibias à chaque participant.

 « Le premier combat opposera Gopta à Djéma ! »

 L'adepte rassembla son courage et entra dans l'arène au sable orange. L'air était chaud et humide ; son visage dégoulinait déjà. Djéma, en revanche, semblait parfaitement à l'aise avec ce genre de climat.

 « C'est l'heure du repas », crièrent les perroquets perchés sur des installations en bambou à proximité.

 Quelque chose poussa Gopta à croire que la phrase, bien que choisie au hasard parmi le répertoire des oiseaux, avait quelque chose de vrai. C'est l'heure du repas, c'est l'heure de briller pour moi. Eshev, viens-moi en aide, donne-moi le courage nécessaire pour l'affronter et triompher, pria l'adepte en fermant les yeux. Son adversaire tâtait nerveusement ses mitaines et semblait aussi pris dans d'intenses réflexions. Le Grand Qalam se plaça entre les deux hommes, au milieu de l'arène, et les saisit par le bras droit.

 « Messieurs... Si vous êtes prêts... commença-t-il.

  • Je le suis », déclara l'adepte sans trembler.

 Le Grand Qalam ne dissimula pas la fierté qu'il ressentit en découvrant un tel courage chez son protégé.

 « Kuwess' furzun, répondit Djéma.

  • Il te souhaite bonne chance, traduisit Jébril depuis le bord de l'arène.
  • Kuwess' furzun à toi aussi », répondit Gopta.

 Le Grand Qalam quitta alors l'arène et vint se placer à proximité des étrangers. Gopta et Djéma s'inclinèrent, et le combat put commencer.

 Le Rébéen, si timide depuis son arrivée, sembla libérer une sorte de démon intérieur et se jeta tête la première sur son opposant. L'Apournari évita de justesse un violent crochet droit et réussit à planter un coup de coude dans les côtes de son adversaire. Ce dernier laissa s'échapper un gémissement à peine perceptible. L'adepte profita de l'ouverture pour lancer un uppercut gauche, mais ne frôla qu'à grand peine sa mâchoire..

 Les deux hommes s'évaluèrent un moment, surpris par leur détermination. Les adeptes criaient des encouragements depuis l'extérieur, confondus entre eux au point de ne plus former qu'un brouhaha de fond. Les sens tout entiers de Gopta étaient focalisés sur son adversaire ; sa respiration légèrement entravée par quelques grains de sable, ses battements de cœur encore étonamment espacés, ses dents grinçant sous la pression de sa mâchoire, ses yeux de braise qui, sur les champs de bataille, étaient le propre des hommes qui ne s'apprêtaient qu'à faire une bouchée de vous. L'espace en dehors de l'arène, les cris hilares des perroquets, le ciel au-dessus de leurs têtes : tout avait disparu. L'adepte sentit l'adrénaline envahir les moindres recoins de son corps, et vit chaque seconde s'allonger de manière démentielle. Une simple inspiration semblait décuplée dans le temps.

Le loup face à sa proie, il faut se comporter comme le loup face à sa proie, pensa-t-il.

 Il lança un assaut. Son adversaire esquiva le coup au dernier moment et lui flanqua son tibia gauche sur le côté de sa cuisse. Gopta grogna et laissa s'échapper un mince filet de bave, mais ne permit pas à Djéma de compléter sa frappe par un direct droit. Il lui attrapa le bras et utilisa la force du rébéen pour le projeter au sol. Son dos émit un craquement et l'étranger sembla perdre ses esprits le temps d'une seconde. L'adepte projeta son genou vers l'épaule du Rébéen. Sans succès. Ce dernier lui fit perdre l'équilibre à son tour et l'entraîna sur le sable. Un nuage orange envahit l'air. Djéma parvint à se retourner et chevaucha son opposant, lui flanqua une nuée de coups, tantôt avec les poings, tantôt avec les coudes. Gopta para non sans mal chacun d'entre eux. Il profita d'un instant où le Rébéen dut ralentir la cadence pour reprendre le dessus et envoya sa paume en plein dans son nez. Djéma valsa en arrière et retomba sur le sable bouillant. La cloche sonna.

 « Fin de la première manche ! » s'exclama le Grand Qalam.

 Le monde autour de l'arène réapparut. Gopta remarqua que le Soleil était encore plus écrasant qu'au début du combat. Le nez du Rébéen dégoulinait de sang. L'adepte l'aida à se relever, et les deux hommes burent un peu d'eau fraîche pendant les trois minutes de pause dans un coin de l'arène.

 Le chef du Chram s'absenta un instant, avant de revenir les bras chargés de deux épées-gantelets et boucliers en bois. Gopta jubila ; ces armes, typiques de la région, devaient être inconnues du Rébéen. Djéma ne sembla pourtant pas décontenancé et enfila la lame au bout de son poignet, effectua quelques moulinets, et se mit en garde. La cloche retentit, et l'étranger se jeta de nouveau sur son adversaire. L'adepte para un, deux, puis trois coups avant d'être touché à la hanche. Une douleur aiguë embrasa son corps, mais il gémit à peine.

 Malgré l'épuisement, le mélange de sueur et de sable qui lui collait au visage, la chaleur absolument étouffante, et surtout la peur, Gopta tint bon. Eshev le regardait : il en avait l'intime conviction.

Pas le droit d'échouer, pensa-t-il avant d'asséner un coup sur l'épaule de Djéma.

 Le Rébéen perdit l'équilibre ; l'apournari en profita pour doubler la frappe avec son bouclier, et fit valser celui de son adversaire dans les airs. C'est le moment... c'est le moment... Djéma, les deux bras en l'air, avait laissé la quasi-totalité de son corps sans protection. Le temps s'arrêta. Paniqué, l'oriental tenta de ramener aussi vite que possible ses bras au niveau de son torse. Il vit l'épée de bois se rapprocher, impuissant, jusqu'à ce qu'une sensation brûlante atteigne son ventre. Sans décrocher ses yeux de ceux de Gopta, il s'écroula bruyamment au sol dans un rideau de fumée. L'adepte reprit une position défensive, de peur de voir cet adversaire si coriace se relever et lui rendre ses coups.

 Il n'en fut rien.

 Le temps reprit son cours normal, et la cloche sonna trois fois. Des applaudissements et cris de joie se frayèrent un chemin jusqu'aux oreilles de Gopta, qui avaient encore du mal à détacher son attention de Djéma. Le Chram tout entier était en liesse. Les perroquets virevoltaient au-dessus de la tête de l'adepte en chantant. À sa grande surprise, les Rébéens applaudissaient aussi. Son adversaire le fixait depuis le sol, épuisé. L'adepte s'aperçut qu'un filet de sang s'échappait de sa joue droite. Il jeta ses équipements et se rua sur lui, enroula son bras autour de ses épaules et l'aida à se relever.

 « Très bon, toi... déclara Djéma en djahmarati.

  • Toi aussi, tu as été très bon », répondit l'adepte, heureux comme rarement auparavant.

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