Chapitre 8
L’air autour des Rébéens s’était considérablement réchauffé. L’épaisse couche de neige qui recouvrait la forêt divine n’était déjà plus qu’un souvenir, remplacée par un verglas timide et de petites pointes blanches éparpillées sur l’herbe. L'image d’une volute de fumée se frayait péniblement un chemin à travers les alliages d’arbres dégarnis.
Eshev n’avait pas exagéré : le Chram se trouvait à moins de cinq minutes. Yahoun se demanda si Jébril et Mâstar avaient aperçu le même genre de traces s’échapper dans le ciel litanois. Le froid devait y être bien plus mordant. Il pria pour que son ami rencontre le succès là-bas.
Sayyêt ouvrit la marche et dessina un chemin à travers la forêt silencieuse. De rares boules de poils, écureuils ou lapins, s’échappèrent sur leur passage. Bientôt, on discerna des bruits d’activité humaine.
Au moment où les étrangers débouchèrent sur une hutte qui surplombait le Chram, ils entendirent un ensemble de râles et de cris extatiques qui formaient un chœur. De la neige s’était amassée sur les tentes et les bords des murs. La statue d’Eshev s’était parée de stalactites sous ses bras.
Les Rébéens purent arriver au niveau des palissades sans qu’aucune alarme ne soit déclenchée. Un sentiment de sécurité jusqu’ici méconnu se répandit en eux. L’espace d’un instant, ils eurent l’impression d’être de ces nobles amassés autour de la cheminée quand l’hiver et la guerre faisaient rage au dehors. Rien ne pouvait plus leur arriver. Eshev leur avait accordé sa bénédiction.
Ils longèrent les palissades et atteignirent l’entrée principale du Chram. Les deux adeptes qui se tenaient là, toujours en sawari malgré le froid autour d’eux, se pétrifièrent. L’un d’entre eux - Djéma se rappela qu’il s’agissait de Shahavi, l’un des plus assidus aux cours de boxe skritt - lança mentalement l’alerte, et pointa le canon de son fusil vers les étrangers.
« Restons calmes, je te prie. Nous n’avons aucune intention guerrière. », souffla Sayyêt.
L’adepte resta figé, la main crispée sur la queue de détente. Son acolyte lui susurra un mot à l’oreille et se rua dans le Chram. La poussée d’angoisse qui envahissait ce corps adolescent amollit ses barrières mentales jusqu’à les faire quasiment disparaître. Alors le chef Rébéen s’y infiltra comme dans une maison laissée ouverte et découvrit toutes les images et pensées accumulées depuis leur départ. Il aperçut le visage du Grand Qalam, amaigri par les épreuves, entendit des débats houleux entre lui et Pratha, notamment des bribes de conversation au sujet de la guerre avec l’Empire, et ses yeux intérieurs se posèrent enfin sur ceux du Prince Bhagttat. Le ressentiment avait infiltré jusqu’aux derniers recoins de la conscience de l’adepte, et l’on sentait qu’il pourrait tirer au moindre prétexte.
« Tss… êya… Nelzuhart, ordonna-t-il.
- Pas... pas de messes basses dans votre langue !
- Je leur ordonnais simplement de ne pas bouger », soupira Sayyêt.
L’adepte répondit en rechargeant son fusil, bien que l’indicateur sur le côté soit déjà sur le jaune. La troupe et Shahavi se toisèrent durant deux minutes qui parurent en durer vingt. Le religieux ne décrocha à aucun moment son doigt de l’arme, bien que les Rébéens soient restés totalement immobiles.
Enfin, le Grand Qalam et Gopta se présentèrent à la porte. Ils toisèrent un instant les orientaux. Le visage de l’adepte se décomposa dans une expression de totale incompréhension, tandis que le Grand Qalam se grattait la barbe en faisant des aller-retours du regard.
Il brisa alors ce silence de mort et déclara, comme si de rien :
« C’était donc vrai. Il faut croire que pas même quinze siècles parviendraient à vider ce monde de tous ses mystères. Messieurs, je pense que nous avons des choses à nous dire. »
Il intima à Shahavi l’ordre d’abaisser son arme et de réenclencher le cran de sûreté, pointa la direction de sa tente du doigt, et invita les étrangers à le suivre. Après un instant d'hésitation, le canon fut abaissé.
Une voix reconnaissable entre mille s’éleva dans leur dos alors qu’ils allaient franchir le rideau de la tente.
« Maître, puis-je m'entretenir un instant avec vous ?
- Ne vois-tu pas que je suis occupé, Pratha ? Viens me parler après. »
Ce dernier se figea lorsqu’il reconnut les Rébéens. Il exécuta une révérence et lança un sourire. Puis il prit un air interrogateur en constatant que Jébril était absent. Gopta lui fit un signe discret de la main, puis il ouvrit le rideau pour les invités.
« Prépare donc un thé de feu, s’il te plaît. Avec ce froid qui règne…
- Ne vous donnez pas cette peine, Grand Qalam. Vous pouvez nous croire, nos corps se sont bien habitués à la neige.
- Vous m’en voyez ravi. Néanmoins je vous garantis que cela nous fera le plus grand bien. J’attends d’écouter vos aventures car vous semblez en bonne forme, peut-être encore plus que le jour de votre départ. »
Gopta amena une théière fumante de laquelle s’échappait une odeur de brûlé. Il versa un liquide rougeoyant dans les tasses des Rébéens. Le Grand Qalam prit une première gorgée, se racla la gorge et déclara :
« Sachez, messieurs, que je tiens à vous présenter mes excuses les plus sincères. La décision que nous avions prise était des plus immorales…
- Nous avons rencontré quelqu’un dans la forêt, il nous a fait changer d’esprit, répondit Djéma.
- Ça alors ! Tu as été prendre des cours chez un professeur ? s’exclama Gopta.
- Haha, d’une certaine manière, on peut dire qu’on est tous retournés à l’école pendant quelque temps, rit Malki.
- Je suis impatient d’écouter l’histoire que vous avez à nous raconter. Ensuite, je vous mettrai au courant de tout ce qu’il s’est passé dernièrement, car vous avez raté bien des événements. Vous serez enfin libres de poursuivre votre route comme bon vous semble. »
Malki proposa de raconter l’histoire à partir du soir de leur fuite. Il mentionna l’effroyable traque menée par Mâstar - on rassura au passage la troupe quant au sort du maître-chien, largement remis de ses blessures et loin d’être malheureux d’avoir été séparé du chien maudit -, le franchissement du ruisseau, l’héroïsme de Jébril face à la bête effondrée au sol, la vie dans la forêt, s’attarda longuement sur les innombrables espèces exotiques qu’ils avaient rencontré, décrivit en détails le combat qui les avaient opposés au léopard invisible et exhiba un morceau de peau en guise de preuve. Il arriva enfin à leur découverte de la grotte divine, puis à leur rencontre avec Umur et Eshev, expliqua comment la haine viscérale que la troupe avait portée à l’encontre du Grand Qalam et des Djahmaratis s’était peu à peu érodée pour devenir compréhension puis compassion. La matinée était déjà quasiment terminée quand le récit en arriva aux derniers moments avec le Grand.
« Et Jébril ? demanda enfin Gopta, qui trépignait d’impatience.
- C’est que, nos routes se sont séparées… bredouilla Malki, la gorge nouée.
- Jébril a souhaité tenter sa chance à l’Ouest, compléta Sayyêt. Lui et Mâstar se sont rendus en Litania, et, à l’heure d’aujourd’hui, il doit être à Trecorrinti.
- C’est une grande peine, soupira le Grand Qalam. Mais il me semble que c’est la malédiction dont souffrent les grands esprits : ils sont incapables de concessions.
- Vous m'ôtez les mots de la bouche, soupira le chef de la troupe.
- Néanmoins, j’espère que vous réalisez la chance immense que vous avez eue de rencontrer Eshev en personne. Comme je vous envie… ! Il me semble que mon prédécesseur a eu l’honneur de passer un après-midi ou deux avec lui, mais pas plus. Deux mois, c’est tout bonnement exceptionnel.
- Cette rencontre nous a beaucoup apporté, et a su faire naître, pour la première fois en ce qui me concerne, un véritable sentiment de paix intérieure. En y repensant, je crois qu’il nous a gardés près de lui pendant tout ce temps car il sentait que nos blessures n’étaient pas pansées.
- Si tout ce que vous m’avez dit est vrai, et qu’il n’a plus la force d’imposer sa volonté à un petit, alors je vous remercie infiniment d’être revenu en ce lieu, malgré le souvenir que vous en avez, déclara le Grand Qalam.
- C’est nous qui vous remercions. Aujourd’hui se présente la plus grande opportunité de sauver les nôtres. C’est pourquoi nous devons impérativement rencontrer le Prince, dès que possible.
- Argh… Vous êtes sûrs de votre décision ? À l’heure qu’il est, le Prince doit encore être en train de préparer ses troupes. Il ne dort plus, depuis la déclaration de guerre. Faites bien attention à vous si vous comptez le rencontrer.
- Nous lui ferons une offre qu’il ne pourra pas refuser”, sourit Sayyêt.
La deuxième théière était désormais vide, et le breuvage avait réchauffé les entrailles des invités. Malki s’était même mis à suer légèrement. Gopta rangea le service à thé et déclara :
« Il est l’heure d’aller prendre le repas, vous voulez bien y participer ? »
Les Rébéens acceptèrent l’offre non sans quelque hésitation, apeurés par rapport à l’accueil que les adeptes leur réserveraient.
Les réactions allèrent de la surprise la plus totale, ponctuée de mille et une questions que les esprits avaient grand peine à endiguer, aux petits commérages en passant par le refus de consommer le repas du soir pour les adeptes les plus farouchement opposés à la présence des Rébéens. Le Grand Qalam avait tenu un propos court et oubliable au moment de les réintroduire dans le Chram, propos qui n’avait su convaincre son assemblée.
Sayyêt fit remarquer à ses hommes la place qui avait été attribuée à Pratha, au milieu de la classe des « nouveaux-venus », cernée d’adolescents aux mentons bientôt en âge de connaître le fléau de l'acné. Le chef Rébéen finit par capturer son regard et lui fit une mimique qui demandait à quoi rimait cette nouvelle organisation. L’adepte tant de fois vanté par le Grand Qalam répondit par un haussement d’épaules et un lever d’yeux vers le ciel.
« Grand Qalam ? finit par demander Kéber, ce à quoi l’ancien répondit par un hochement de tête. Pourquoi Pratha n’est pas avec nous ?
- Ha… croyez-moi, vous le saurez bientôt. »
Le repas se conclut dans un silence pesant, à peine camouflé par l’entrechoquement de la vaisselle. On procéda à la prière de conjuration des forces du froid, semblable en tout point, si ce n’est dans le discours du Grand Qalam, à celle que les Rébéens avaient autrefois partagée avec les religieux.
Malki demanda, avant de sortir de table, l’autorisation à Sayyêt d’aller s’entretenir avec Pratha.
« Je refuse, déclara ce dernier.
- Pourquoi ?
- Nous irons tous ensemble lui demander ce qu’il s’est passé, sois donc patient », sourit le chef.
Pratha, qui avait certainement percé à jour leurs intentions, fit un signe discret en direction du quartier sud. Il les invita à entrer dans une petite tente de qualité modeste, à peine protégée du froid par un vieux rideau de toile blanche, à l’entrée. Sans mot dire, il récupéra un amas de coussins stockés dans un placard et les déposa à même le sol.
« Je suis désolé, mais mon accueil sera des plus rustiques ».
Les Rébéens s’installèrent sans rien dire. La mine de Pratha s’éclaircit après quelques secondes :
« Vous ne pouvez pas savoir comme je suis content de savoir que vous allez bien ! »
Et il s’étendit en accolades et en remerciements du pardon accordé par les Rébéens à la trahison perpétrée par le Chram.
« Attendez, j’ai tout un tas de questions à vous poser, mais d’abord, je vais vous servir un peu de thé. Oh, ce n’est pas la qualité à laquelle vous vous êtes habitués depuis votre arrivée, mais ça fera l’affaire !
- Ne te préoccupe pas de la qualité de ton thé et sers-nous simplement, sourit Sayyêt. Pour ce qui est de tes questions, je crois que nous pouvons bien prendre la soirée à discuter de tous les événements récents. J’ai cru comprendre qu’il n’y a pas que de notre côté que nous avons tant vécu, dernièrement. »
Après les avoir servis, l’adepte se releva, frotta ses mains et fit naître une boule de chaleur psychique. Les étrangers écarquillèrent les yeux.
« Tu es sûr que tu ne risques rien ? demanda Malki.
- Bah ! Tu parles du Grand Qalam ?
- Il me semble que c’est interdit, non ?
- Que ce vieux maudit tombe en ruines ! » s’exclama Pratha d’une voix noire.
Son visage fut soudain envahi d’une colère immense, qui plongea tout l’espace mental de la tente dans un tourbillon de ressentiment et une odeur de feu. L’adepte inspira profondément et reprit son calme.
« Je… crois que nous avons manqué un chapitre de l’histoire, souffla Malki.
- Je compte bien tout vous expliquer, sourit Pratha. Mais d’abord, je veux tout savoir !
- Tout ? Nous en aurions pour trois ou quatre mois ! rit Sayyêt. Je te propose un résumé, ce qui devrait tenir en une petite heure.
- Pratha ? demanda la voix de Gopta, depuis l’extérieur de la tente.
- Qu’est-ce qu’il y a ? Entre. »
Son ami s’exécuta et effectua une révérence face aux étrangers.
« Le Grand Qalam veut les voir.
- Dis-lui que nous discutons, et qu’il n’a qu’à attendre son tour !
- T’énerve pas, je fais que transmettre ses ordres.
- T’as raison. Excuse-moi. C’est pas sur toi que je m’énerve, tu le sais bien.
- Je pense que tu ferais mieux de lui obéir si tu veux… enfin, tu sais, quoi.
- Je n’attends plus rien de lui. Il ne l’a pas encore compris ?
- Parle pas comme ça, Pratha. Tu es aveuglé par ta colère, et la colère n’a jamais été digne conseillère.
- Tu commences à parler comme lui, dis donc.
- Haha… c’est possible. Tu ne veux vraiment pas céder pour cette fois ?
- Non, j’en assume les conséquences. Dis-lui de se présenter en personne, s’il veut s’entretenir avec eux. En attendant, on reste ici. Tu n’as qu’à te joindre à nous !
- C’est que j’ai à faire, mais plus tard, quand j’aurai le temps, sans problème. »
L’adepte sortit de la tente et se dirigea vers celle du chef du Chram. L’incompréhension la plus totale s’était emparée de Sayyêt et de ses hommes. Le sort de chaleur commençait à faire effet, les Rébéens retirèrent leur épais manteau de coton. Pratha soupira. Malki, après avoir avalé sa tasse de thé, se proposa de narrer par le début les événements survenus depuis leur départ, et s’attarda en longueur sur les détails, au grand plaisir de Pratha.
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