Chapitre 9
« Bois encore un peu d'eau chaude, tes mains sont frigorifiées, suggéra Pratha.
- Merci.
- Tu sais, il est encore temps de rentrer, on peut échafauder un plan pour te ramener… »
Il comprit au regard de l’enfant qu’il était inutile de chercher à le dissuader, et se résolut à le blottir contre lui pour combattre au mieux le froid mordant tout autour. D’une main, il empoigna la dague-laser de sa main droite et réussit à dormir une ou deux heures complètes.
Au petit matin, le ventre de Tindashek se mit à grogner sans que l’adepte ne puisse rien y faire. Il chercha en vain des baies épargnées par l’hiver mais dut se résoudre à ne boire qu’une eau au goût désagréable.
« Nous devons retrouver un ami dans la Capitale. Je te propose de nous mettre en route dès que possible. Plus vite nous y serons, plus vite nous pourrons nous rassasier.
- Quand est-ce qu’on arrive ?
- Si Bardéo est en forme, on a trois heures de trajet devant nous. Sinon, quatre ou cinq heures. »
Le petit ne broncha pas et se laissa hisser sur la selle. Le cheval, qui, lui, avait bien dormi, dévala sans peine la butte sur laquelle ils avaient campé et s’engagea sur un chemin de terre battue.
« De quoi est-ce que tu as rêvé, cette nuit ? Tu as dit des choses dans ton sommeil, mais je n’ai pas pu les comprendre.
- Je… je sais pas vraiment, Maître Pratha. Je me rappelle juste une montagne très noire.
- Et qu’est-ce qu’il y avait, dans cette montagne ?
- Comme des hommes et des loups, sauf qu’ils nous touchaient pas même quand ils nous voyaient. »
Est-ce que c’est un présage ? Vu ses capacités, ça ne me surprendrait même pas…
Bardéo galopa jusqu’à ne plus avoir de souffle, et, après pile trois heures de trajet, alors qu'un filet de mousse s'était formé sur le bord de ses babines, Pratha et Tindashek aperçurent les fortifications de Samsharadh se déployer à travers une brume légère. Les grandes tours pourpres, dépassant comme le nez d'un navire fantômatique, lui conféraient une allure sinistre. Des rangs de commerçants allaient et venaient par le Bureau Douanier, organisés comme les ouvriers d'une gigantesque fourmilière.
« Votre laisser-passer ? demanda un garde nerveux à l’entrée de la porte Ouest.
- Je suis un adepte du Chram d’Apourna, et je demande à rencontrer Sa Majesté le Prince Bhagttat.
- Bah ! Il est drôle, lui ! Qu’est-ce que tu crois, on rencontre pas Sa Majesté comme ça !
- Il me connaît personnellement, dites-lui que Pratha le demande.
- Il va rien lui demander du tout, mon coco, broncha un deuxième garde. Ici, c’est pas un moulin. On a l’ordre de ne laisser rentrer que ceux qui ont un laisser-passer.
- Mais puisque je vous dis que nous nous connaissons !
- C’est ça… Ben, tu peux toujours attendre.
- Par Eshev… (Pratha inspira profondément et réprima un flot d'insultes) Est-ce qu’il est au moins possible de voir Modshi ? »
C’est qui ? demanda Tindashek en pensée.
- Un ami, très sympathique, tu verras, répondit l'adepte.
« Modshi ?
- Oui, un de vos collègues. De taille moyenne, yeux rouges, à peine barbu…
- On n’a aucun collègue qui s’appelle Modshi. Vous commencez à être lourd !
- Je crois qu’il parle du dehik de la section d’à côté, nota un troisième garde entre deux lancers de dés.
- Ou, à tous les coups, il a juste sorti un nom au hasard !
- Bon, attendez-moi, je vais aller demander, ça ne coûte rien. S’il connaît effectivement le dehik, alors on va vite le savoir. »
Quelques instants plus tard, suivi par une averse de vulgarités, le garde revint aux côtés de Modshi, vêtu d’un uniforme entièrement neuf. Une médaille discrète en forme d'œil trônait sous son épaule droite.
« Bande d’imbéciles ! Vous avez osé refuser l’accueil à un protégé du Grand Qalam ! Je vous conseille de prier ce soir pour qu'il n’aille pas rapporter votre attitude à Sa Majesté ! (Il soupira) Ravi de te voir, vieux frère ! Comment vas-tu depuis la dernière fois ?
- J’imagine que ça pourrait aller mieux…
- Eh ben, faudra que tu me dises ce qui te rend si... spectral. T’es pâle comme un linge ! Que quelqu’un amène à manger dans mon bureau ! Et qu’on s’occupe de son cheval ! »
Les gardes autour furent comme piqués par une mouche et s’agitèrent dans tous les sens, à l’exception de celui qui avait amené le dehik, qui reçut une poignée de bhessê en récompense.
« Et c’est qui, ce petit ? Me dis pas que t’as…
- Un orphelin qu’on a recueilli, coupa Pratha.
- Ouf, le jour où tu te mettras à engrosser des gazelles, le pays sera véritablement fichu !
- Toujours aussi drôle, à ce que je vois, sourit mollement l’adepte.
- Et ton cul, toujours aussi encombré du même balai ! Haha ! N’empêche, ça me fait vraiment plaisir de te revoir. Comment va ton ami ?
- Mon ami ?
- Oui… songea Modshi. Dravi, ça me revient ! On parle encore de sa descente digne d'un démon, avec mes collègues ! Jamais vu un truc pareil.
- Ha, lui ! Il va bien, je… il est rentré chez lui.
- Chez lui ? Il habite où ?
- Euh… au sud, sud-ouest, à côté de Bacahore il me semble.
- Dommage, j’aurais aimé le revoir aussi. Bon et toi, mon p’tit, comment tu t’appelles ?
- Tindashek.
- En voilà un joli nom, ça a le mérite d’être un peu exotique. »
Modshi tendit son poing fermé vers le petit apshewarais, lequel se cacha dans l’instant derrière les jambes de son Maître. Le soldat le regarda d’un air incrédule avant de ranger sa main.
Il a vécu des choses difficiles, déclara Pratha.
« Je comprends. Ça sert à rien de me parler dans ma tête, je suis à peine capable de bafouiller deux ou trois mots en pensée », songea Modshi.
Il guida ses invités à travers un long couloir aux murs de bois, décoré çà et là d'artéfacts d'importance mineure, de vieilles tapisseries de mauvais goût pendues aux murs, encombré par endroits de corbeilles de linge sale ou d'équipements à réparer. L'absence d'aération laissait régner un relent de sueur et d'humidité.
« Bien, installez-vous. Le bureau est un peu rustique, mais ça fera l’affaire. »
À l'intérieur, des spirales de fumée d'encens prirent le relais de l'odeur désagréable. Le premier garde apporta une corbeille remplie de naans et un plateau de gros bols de dhal, une grande cruche d’eau et une bouteille de saké.
« Monsieur, je vous prie de m’excuser pour tout à l’heure…
- C’est déjà oublié. Vous ne faisiez que votre travail, sourit Pratha.
- Vous avez de la chance d’être tombé sur une bonne âme, c’est moi qui vous le dis ! beugla Modshi.
- Oui, mon dehik.
- Sois pas trop dur avec lui, reprit Pratha, mieux vaut faire attention, ces derniers temps.
- T’as raison. Allez, file ! »
Tindashek dévora à pleines dents son pain à l'ail et finit la moitié de son bol alors que Pratha et Modshi atteignaient à peine le fond de leur premier verre de saké. Ils dévisagèrent ce petit ogre au au visage d’ange puis se contentèrent de lui lancer un sourire.
« Faut que tu me dises comment tu t’es fait grader !
- Ha ! Sacrée histoire ! J’en suis pas peu fier, comme t’as pu le remarquer, sourit le soldat. Ça doit faire deux mois que j’ai obtenu mon galon. En fait, j’ai monté une cellule avec des camarades pour débusquer un nid d’espions. Tu devineras jamais où il était !
- Sur la rive sud ?
- Tu prends pas de risque, toi ! Je voulais dire que tu devineras jamais où exactement… En fait, le gérant de l’auberge où on s’est mis une mine collaborait avec la police secrète impériale. La Madâaf, elle s'appelle. Un soir - on avait déjà de gros doutes sur les magouilles du gérant -, un homme de ma cellule a déclenché une bagarre générale. J’en ai profité pour me faufiler dans les cuisines, et j’ai utilisé un petit machin révolutionnaire… Je vais te montrer. »
Modshi se leva et attrapa une sorte de boîtier métallique posé entre des revues jarapouries, sur une étagère quasiment vide. Il serra la manivelle sur le côté, la fit tourner frénétiquement, et une lumière sur le dessus s’alluma. L'objet faisait un bruit sembable au grognement d'un petit chien. Il pointa la machine vers Pratha et Tindashek, lequel se mit à hurler et se cacha sous la table.
« N’aie pas peur, petit ! C’est sans danger ! »
Rien n’y fit. Il cessa de tourner la manivelle et pressa un interrupteur sur le dessus. De petits clignotements s’en échappèrent, suivis d'un flash, puis le moteur mécanique retourna au calme. Pratha réussit à convaincre l’orphelin de se montrer et d'observer l’appareil.
« Et là, vous allez voir… À côté, la psyché, c’est complètement dépassé ! Avec ça, plus besoin de faire des lectures d’esprit. »
L'objet siffla et sortit une feuille un peu plus grande qu'une paume. Dessus, le visage de Pratha, les bols sur la table et, en vérité, l’entièreté de la pièce se matérialisèrent après quelques secondes, exception faite des couleurs. Modshi, comme un enfant surexcité par un jouet, tendit la feuille à son ami.
« C’est incroyable, tu trouves pas ? Sa Majesté veut moderniser les Étoiles de l’Ombre, et en a fait dérober chez les orientaux. Dis-toi que ces foutus blancs sont tellement en avance qu’il y a des rumeurs selon lesquelles ils ont un appareil qui permet d’également capturer le mouvement, comme si tu voyais une action se dérouler devant toi !
- C’est… prodigieux.
- Tu m'enlèves les mots de la bouche ! Autant te dire que j’ai mitraillé le livre des comptes et qu’à peine une semaine plus tard, on effectuait une descente dans l’auberge. À la suite de ça, Sa Majesté a voulu me rencontrer, et m’a remis ce galon, puisque c'est moi qui ai tout organisé. Il m’a aussi donné cette machine et m’a assuré qu’il me ferait une place dans les Étoiles de l’Ombre si j’arrivais à faire tomber un autre nid d’espions.
- Qu’est-ce que tu en penses, Tindashek ? » demanda Pratha.
L’enfant jeta un œil à la photo, observa chaque détail, ouvrit la bouche un instant, mais ne sortit aucun mot.
« Pas bien bavard, ton petit, soupira Modshi, avant de récupérer l’appareil et de le reposer sur son étagère.
- Je vais pas dire le contraire. Dis-moi, t’as entendu parler d’un groupe de Rébéens ?
- Celui d'hier soir, tu veux dire ? Ils sont arrivés en pleine nuit. Au début, les gars voulaient pas les laisser entrer - suffit d'avoir la peau un peu trop claire et ils deviennent fous - mais ils avaient une sacrée lettre de recommandation. J'imagine que tu les connais ?
- Oui, on les a hébergés quelques temps. Je dois les rejoindre dès que possible.
- Tu me fais penser… Pourquoi est-ce que t’as pas de lettre, toi ? Tes amis sont au Palais, et je peux pas y entrer comme ça, tu sais.
- C’est toute une histoire…
- Bon, laisse-moi nous resservir un verre et je t’écoute. »
Pratha revint longuement sur les événements depuis son retour de Samsharadh, sa déchéance progressive, le retour des orientaux puis sa décision de fuir. Modshi, pour la première fois depuis qu’il le connaissait, eut l'air attristé.
« Ça a vraiment pas dû être facile. Mais du coup, pourquoi le petit est venu avec toi ? (Il réfléchit un instant) Tu l'as enlevé, officiellement, non ?
- Exactement. Il a quelque chose, je saurais pas l’expliquer mais il me semble que nos âmes sont en harmonie.
- Possible… songea le dehik. J'y connais rien, à tout ça. En tout cas, t’as mon plus grand respect. C’est beau de voir un religieux enfin se bouger les fesses. Je me rappelle que le ramab de mon quartier n'en foutait pas une quand les habitants lui demandaient de régler tel ou tel problème. Depuis, j'avoue que je les ai un peu en grippe. Ce sont des champions pour blablater, mais lorsqu'on a besoin d'eux, ils perdent tous leurs... (Il se tourna vers Tindashek) Enfin, tu m'as compris. Tu sais que tu vas voir des choses pas belles, petit ?
- Maître Pratha me l’a dit.
- Maître Pratha a beau te l’avoir dit, ce sera autre chose quand tu le vivras toi-même.
- Crois-moi, je lui ai répété plus d'une fois, soupira Pratha.
- J’ai déjà vu des choses pas belles, Monsieur, ajouta l'intéressé.
- Ça, j'ai pas besoin de preuve pour le croire ! J'ai jamais vu un gamin aussi farouche que toi. En tout cas, tu m'as l'air sûr de ta décision. Alors, si tu veux jouer au grand, il faut rester fier et ne jamais baisser les bras. Je compte sur toi pour veiller sur ce bonhomme, d’accord ? Je vais te dire un secret. (Il murmura assez fort pour être sûr que Pratha l'entende) Les religieux savent pas se battre.
- D’accord, rit Tindashek.
- Tu es sûr de toi, Modshi ? Tu ne vois alors aucune objection à me retrouver dans une arène pour faire un peu d'akrâ avec moi ?
- Oh, eh bien, j'aurais accepté avec plaisir, mais tu comprends, il faut garder nos forces face aux orientaux !
- Peut-être que les religieux ne savent pas se battre, mais les soldats, eux, semblent faire dans leur culotte dès qu'on leur propose d'assumer leurs propos », rit Pratha.
Le visage de Tindashek reprit l'expression d'un enfant le temps d'un sourire. Modshi se sentit fondre devant tant d'innocence. Il se leva d'un pas embourbé par le saké, ouvrit un bocal rempli de confiseries et en déposa une poignée généreuse dans la main de l'orphelin.
« Ce sont des bêtises de Qanar-Öq : c’est l’ambassadeur d’Apshewar qui en a fait livrer à toutes les garnisons.
- Merci, Monsieur.
- Kurat İrchi ? demanda Pratha. Je l'ai rencontré, quand je suis venu, la dernière fois.
- İrsi, reprit Modshi. Un homme très gentil, c'est lui-même qui m'a donné ce bocal. Depuis le début de la guerre, les occidentaux font pleuvoir les cadeaux sur notre ville. Bon... laissez-moi décuver et je rédige une lettre à l’attention du Prince. Mais je garantis pas que ça vous ouvrira les portes.
- Je te remercie, frère. J’espère chevaucher à tes côtés durant nos futures batailles, déclara Pratha, les vertus du saké ayant éteint sa pudeur.
- Je serais toi, je me réjouirai pas trop. Les nouvelles de Jarapour font froid dans le dos. Je le jure sur le Panthéon tout entier, les blancs sont de véritables bêtes ! »
La fin du repas fut partagée entre anecdotes, échanges de rires, présentation d’une panoplie d’appareils importés, discussions - vite écourtées par Pratha - sur les femmes, puis Modshi accompagna ses hôtes jusqu’à l’intérieur de la ville.
L’adepte remarqua des volutes de fumée noire plus épaisses que lors de sa venue précédente. Également, le nombre de soldats patrouillant au milieu de la ville semblait avoir été décuplé. Les façades de commerces Rébéens étaient recouvertes de graffitis tantôt à la gloire du Prince et du Djahmarat, tantôt de prières pour que l’Empire retourne à l'état de poussière.
Pratha jucha l’enfant sur ses épaules, lequel se mit à observer en détails les mécanismes des bêtes de fer postées à chaque coin de rue. Les vieilles avenues de Samsharadh suffoquaient sous le poids de cette foule grouillante, vouée toute entière à une seule tâche : vaincre l’ennemi. Les éléphants sur les drapeaux suspendus aux balcons, dessinés à même les murs ou, dans des cas plus rares, sur les pavés, donnaient l’impression d’être pris au milieu d’un troupeau immense.
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