Je retrouvais Eva écrire ses transmissions dans la salle de soins. Les murs ici étaient sculptés dans une pierre blanche taillée par les mains d’un être divin. Sur les étagères de pierres, des instruments et des objets, créés par les mains d'Héphaïstos; étaient soigneusement disposés, témoignant le savoir-faire du dieu de la forge. D’ailleurs, à Phaidra, tout ce qui ressemblait à plus ou moins à une machine avait été créé par ses soins. Il permettait, selon Zeus, de nous aider à mener à bien notre mission. Malgré ses créations, rien ne nous appartenait. Tout était certes impeccable et sobre mais impersonnel et froid. Seuls les rayons de lumière de cet après-midi apportaient un peu de chaleur dans la pièce, créant des reflets dorés sur l’écran d’Eva. Le dos bien droit sur son siège, elle semblait si concentrée, penchée sur son écran. Je ne savais pas où me mettre après l'absorption qu’elle avait dû gérer seule. Si quelqu’un pénétrait dans la pièce à cet instant, il sentirait une certaine tension dans l’atmosphère. Je commençais alors, à préparer le chariot de soin pour l’équipe de nuit, laissant Eva terminer son compte rendu. Au bout d’un moment, elle prit une pause dans ses transmissions, et me demanda d’une voix neutre:

• Tu as pu te ressourcer?
• Désolé, je n’ai pas pu t’accompagner pour le soin. Je sais que selon le protocole, ça doit être fait à deux. L’un pour l’absorption et l’autre pour sécuriser le périmètre. J’ai merdé à ce niveau et je m’excuse. Lui répondis-je, gênée par ma réaction.

Eva se leva et se dirigea vers moi. Elle commença à ranger les soins dans le chariot en rangeant les compresses par ordre de péremption. Son côté perfectionniste m'impressionnera toujours.

• J’ai compris que tu avais besoin de prendre du recul. Sous pression tu deviens un bigorneau.
• Eva!
• Qu’est-ce qu’il y a? Rigolait-elle. C’est vrai, tu t’ouvres très lentement, et dès qu’il y a une pression, tu te refermes tel un mignon petit bigorneau. Je ne t'en veux pas pour le soin, t'inquiète, elle était jeune et facile à maîtriser.

Un silence s’installa.

• J’ai réfléchi concernant les décisions de Zeus.

Eva s'arrêta et se concentra sur mes paroles.

• J’ai toujours des doutes en ses décisions. Pour moi, les humains, comme nous les demi-dieux, ne sont ni blanc ni noir mais des nuances de gris. Ses décisions peuvent me sembler radicales, mais qui suis-je face à lui. Rien qu'une simple demi-déesse… Mais je peux le voir autrement à travers cette mission, on peut chacun avoir son propre objectif. Je n’ai pas encore trouvé le mien, c’est vrai, mais j’y réfléchirai.
• Liv, Quel changement! Souriait-elle.

Le téléphone sonna, l’équipe de nuit devrait plus tarder mais il était encore tôt. Eva se leva et se dirigea vers le téléphone:

• Salle de soin du centre d'absorption, Eva au téléphone!

En regardant son visage, je compris qu’un nouvel humain avait été capturé: “ Oui, emmenez-le de suite en cellule de soin on s’en charge.” Elle raccrocha et se tourna vers moi avec un visage fermé. “ Le patient est presque de catégorie 5, il s’agit d’un homme d’une cinquantaine d’années qui a été recherché par la police humaine pour, si j’ai bien compris: des kidnappings en série de jeunes filles. Ces filles n’ont jamais été retrouvées.” Après un moment de réflexion, elle reprit :

• Je n’ai pas envie que l’équipe de nuit commence par ce genre de patient, ce soir.
• Je le prends! Déclarai-je d’une voix déterminée malgré mes propres craintes.
• Liv, il est presque de catégorie 5! Avec ce qui s’est passé tout à l'heure, je ne pense pas qu’il serait judicieux de t’envoyer sur un patient de cette catégorie! Protesta-t-elle.
• Justement, si! Peut-être qu’en me confrontant aux ténèbres de l’humanité avec ce genre de patient je pourrais mieux comprendre les choix de Zeus et trouver ma propre voie.
• Ça marche! Je suis avec toi, au moindre souci tu me dis! Me promettait Eva.

Nous retrouvâmes le fameux patient de catégorie 5 dans la cellule de soin ligoté, les yeux rivés sur nous, avec un regard sombre et froid. Ses ombres l’avaient presque enseveli.

• Bonsoir, je suis Eva et voici Liv, savez-vous où vous êtes?
• Non, mais que font deux jolies jeunes filles comme vous seules ici? Répondit-il avec un large sourire qui semblait être figé dans le temps.

Il mettait mal à l’aise. Je devais me concentrer pour ne pas flancher. Déterminée à affronter ses ténèbres sans fléchir, je pris alors la parole:

• Je prends le relais Eva. Bonsoir, comme vous a dit ma collègue, je suis Liv, une mangeuse d’ombres.

Je savais que cette absorption serait difficile, mais je ne pouvais pas abandonner. Pas maintenant. Je m’approchai de lui le plus rapidement possible et avant qu’il n’ait le temps de réagir, posai mon front sur le sien poisseux, et absorbai son ombre. Au début, il ne comprenait pas ce qui lui arrivait et prit un plaisir malsain lors du soin. J’avais cru que l’absorption ne s'arrêtait pas, son ombre était dense, et tellement sucrée à en vomir. Je continuai, ne pouvant pas m’arrêter, j’avais besoin de tout absorber jusqu’à la dernière goutte. Lorsque j’arrivai au point de non-retour, une nausée m’envahit. Malgré mon épuisement, je vis que Zeus avait enfin entre les mains ce qu’il désirait, un jouet parfait.. Je reculai et Eva me prit par l’épaule.

• Ça va?
• Je crois. Dis-je en me redressant.

Eva accompagna le patient enfin absorbé jusqu’au centre de rangement, où l’équipe de placement demain matin lui montrera ses nouvelles fonctions. Pendant ce temps, j'écrivais la dernière transmission dans la salle de soin. À peine avais-je eu le temps de le terminer, qu’Eva rentra dans la pièce avec l’équipe de nuit, souriante. Ils semblaient échanger sur une anecdote des plus amusantes, vus l’intensité de son rire. Ce soir-là, je n’arrivais pas à suivre les transmissions orales. L'absorption de ce patient de catégorie 5 m’avait épuisée et marquée. Mon corps avait été imprégné de son énergie négative, et je ressentais une certaine lourdeur. Le poids de cette énergie négative s’accumulait en moi. J’avais l’impression que si je ne me débarrassais pas rapidement de cette sensation, elle allait bientôt m’ensevelir comme un amas de boue visqueuse qui me tirerait vers le fond. Tout ce que je voulais, c’était rentrer chez moi. Lorsque nous quittâmes finalement le centre, Eva s'arrêta pour me demander à nouveau comment j’allais. J'esquissai un léger sourire, mais je sentais que j’étais sur mes réserves.

• C’était une grosse journée aujourd’hui, j’ai besoin de me reposer! La rassurai-je.

La nuit était déjà bien avancée, pas le temps de savourer l’air frais de la soirée. Je pressai donc le pas jusqu‘à enfin atteindre un environnement qui m’était familier et chaleureux, le mien. Cependant, l'absorption de ce catégorie 5, avait mis mes émotions sans dessus dessous. Je me sentais sale et j'avais besoin de retrouver les idées claires. J’avais besoin d’enlever toute cette énergie en moi. Je me dirigeai vers la salle de bain, quand soudain l’enceinte en forme de chouette, que ma mère m’avait offerte, sonna. C’était une des créations d’Héphaïstos, comme elle travaillait toujours à l’Olympe, et ne pouvait pas venir souvent sur Terre. Elle m’avait expliquée, que je pouvais la contacter via cette enceinte et depuis la décision de Zeus, c’était devenu notre seul moyen de communication.

• Maman?
• Coucou ma chérie! Alors cette journée? Répondit-elle, le son de sa voix chaleureuse mais un peu distant.

Je lui racontais ce qui s’était passé avec la jeune fille et avec le patient de catégorie 5. Ma mère, Athéna, déesse de la raison, était peu émotionnelle, et était même un peu cartésienne.

• Je comprends ce qui t’arrive, ma puce! Écoute, parfois il est difficile de remplir sa mission en se préservant. Je pense que tu devrais prendre un bon bain, enlever toute trace de saleté sur toi afin que tu te sentes mieux. Tu es ma fille, ne te laisse pas guider par tes émotions. Cela pourrait flouter ton jugement.

Selon elle, la raison l’emportera toujours sur les sentiments, ça faisait parti de ses convictions. Après ça, malgré le fait que je n’étais pas en état pour avoir une conversation, elle essayait de me distraire en me parlant un peu des potins à l’Olympe. Je mis rapidement fin à ce supplice, pour enfin me retrouver seule.

Une fois l’appel terminé, mon corps était toujours tendu par les ombres que j’avais absorbées ce soir. Il fallait que je m’en libère au plus vite. je commençais à préparer un bain relaxant en ajoutant des bougies parfumées pour une ambiance apaisante, et lançais une mélodie douce et relaxante. Enfin seule.

En m'immergeant dans l’eau chaude, je me laissais enfin aller, fermant les yeux et en écoutant la musique qui s’élevait autour de moi comme une vague.
La mélodie de “Weightless” commença à m’envelopper comme une caresse. Chaque note semblait glisser sur ma peau, créant une douceur qui se répandait dans tout mon corps et donnait un rythme à mes pulsations. Je retrouvais au fur et à mesure un calme.

En rouvrant les yeux, mon regard se posa sur les flammes des bougies. Elles dansaient délicatement, projetant des ombres dansantes sur les murs et créant une atmosphère intime et chaleureuse. Plus je les contemplais, plus je m'enfonçais dans l’eau. Alors que je m’y fondais, une nappe de buée s'installa dans la pièce progressivement, m'enveloppant dans un cocon de douceur.

Je sentais enfin toute cette énergie sombre s’échapper de mon corps et mon esprit s'éclaircir peu à peu. C’était à ce moment-là, que j’avais réalisé que je devais mettre de côté mes doutes et mes émotions pour finir les missions qu'on m’avait confiées. Plus vite je les terminerais, plus vite je serais libre de faire ce qui me plaisait réellement, sans aucune contrainte.