Chapitre 6 - En terre hostile

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« Qu’est-ce que tu as ? Tu t’es fait mordre ? dis-je d’un ton crescendo. J’EXIGE UNE REPONSE !

- Non, arrête, je suis pas infecté…

- Où est ta blessure ? Je dois la voir !

- C’est ma jambe… »

Je découpai instantanément sa jambière au couteau et la déchirai des mains sans lui demander son reste. Effectivement, la plaie n’était pas belle. Je voyais la trace de crochets de serpent, et son mollet avait effectivement gonflé à cet endroit-là. J’expirai nerveusement par les narines, soulagée qu’il ne s’agisse là que d’une morsure de vipère, et allai chercher mon matériel dans mon sac.

« Qu’est-ce que tu fais ? dit-il méfiant.

- Ta plaie commence à s’infecter, je vais regarder ça.

- Je te dis que ça va aller.

- Et moi je te dis que je vais soigner ça avant que ça n’empire.

Je le déchaussai pour soulager le gonflement qui s’était formé. Christian étouffa un gémissement lorsque je nettoyai la plaie avec un peu d’eau bouillante qui restait. Je finis par appliquer un bandage sur la plaie et lui faire avaler une pincée de pénicilline.

- Merci, me dit-il gentiment.

Je tournai les talons lorsqu’il me dit :

- Je n’avais vu personne qui ne soit encore humain depuis l’attaque. »

Je ne sus quoi répondre.

J’allais grimper dans notre dortoir de fortune lorsqu’il me vint une pensée. Il était possible que Christian se soit senti un tant soit peu redevable de mon intervention. Si je devais gagner ne serait-ce qu’une faveur de sa part, j’avais peut-être là ma chance.

- Dis-moi Christian, tu sais tirer ? lui demandai-je.

- Mon père m’emmenait avec lui certains dimanches autrefois. Je te montrerai. »

Au petit matin, notre conversation de la veille avait dû désamorcer quelque chose. Christian entreprit le dialogue.

« Alors, comment tu es arrivée à la grange l’autre jour ? Les humains, ça court pas les rues en ce moment.

Malgré le visage dévasté à la couleur délavée, les yeux perçants de Christian laissaient voir une once d’attention…bienveillante. C’en était troublant.

Je pris une inspiration et lui expliquai.

- Je n’ai plus de famille depuis longtemps. Après l’attaque, je me suis réfugiée chez moi. Je me suis rationnée. Ensuite, j’ai compris que je ne pourrais pas rester indéfiniment, alors j’ai pris mes affaires et je suis partie. Et toi ?

- Lorsque j’ai pu enfin rentrer chez moi après toute cette pagaille…ma femme avait disparu et j’étais sans nouvelles de mes fils…ils doivent avoir à peu près ton âge. J’ai marché sept jours en espérant les retrouver, en vain.

Ses mots et le silence qui avait suivi tombaient avec la lourdeur du deuil.

Plusieurs heures s’étaient écoulées depuis son récit et nous avions à peine échangé quelques formalités après cela. Nous nous protégions du vent comme nous pouvions, parfois, une averse se déversait sur nous. Les lourds clapotis sur notre bâche nous laissaient espérer que le temps deviendrait rapidement plus sec, en attendant que Christian se repose.

Comme sortis de nulle part, il tint ces mots.

« C’est bien de savoir tirer, mais le moindre coup de feu peut les attirer à des kilomètres, m’avait-il dit, l’idée, c’est d’éviter les manœuvres inutiles, que tu économises tes coups et qu’ils soient efficaces. »

Plus tard, Christian m’interpella alors que j’aplatissais plus loin de la terre ramollie par la pluie.

« Qu’est-ce que tu fais ?

- Un piège à lapin.

- Alors comme ça, tu as été scoot ?

- Donne-moi deux heures ou trois, et tu verras qu’on n’aura pas que de l’eau à manger pour ce soir.

Mes estimations s’étaient malheureusement avérées hasardeuses. J’étais déçue. J’avais pris le temps de monter moi-même ce piège, ça m’avait remonté un peu le moral et maintenu occupée. J’avais aussi sincèrement espéré manger autre chose que du bouillon…et me montrer indispensable auprès de Christian. Pour garder ma place, pour survivre.

« MERDE ! L’enfoiré, il a tout pris ! »

Christian hurla. Je m’étais endormie comme une masse. Nos sacs avaient disparu avec toutes nos provisions et je n’avais pas entendu un seul bruit suspect. Christian titubait en direction du voleur. Je me levai, passai ma tête sous son bras et l’aidai tant bien que mal à le rattraper.

Le profiteur se précipitait, il avait de l'avance sur nous, mais il était lourdement chargé et il commença bientôt à tousser et avait dû ralentir. Nous parvenions à sa hauteur au prix de gros efforts. Le voleur se retourna et nous brandit un couteau de boucher. A le regarder, on devinait qu'il était la brebis galeuse d'un groupe qui l'avait exclu et qu'il en avait gardé des cicatrices. Christian menaça de lui fendre la tête de sa machette et le voleur déposa fébrilement nos deux sacs et son couteau et recula.

D'instinct, je dis à Christian de ne pas le tuer. Mais il ordonna au voleur de se mettre au sol, les mais derrière la tête. Tout en se faisant vider les poches de force, l'homme à terre protestait qu'il mourrait de faim. Tout comme nous. Je plaidai sa cause auprès de Christian, mais il me mit mon sac dans les mains et décida de quitter le voleur, sans autre forme de procès, son sac au dos et son nouveau butin dans les poches. Le voleur tremblait et je le regardai, horrifiée, avant que Christian ne me rappelât à l'ordre.

Après avoir fait du chemin pendant lequel je cogitais comme un lion en cage, je pris enfin mon courage à deux mains et suppliai Christian de rendre au voleur ce qui lui appartenait. Il nous avait tout de même rendu nos sacs. Christian me cria qu'il avait eu peur lui aussi, mais qu'il avait fallu se montrer plus fort que l'autre pour ne pas lui céder et que c'est comme ça qu'on apprenait à survivre, jeune fille. Au risque de passer pour le méchant de l'histoire ?

Au retour à notre abri, un bruissement se faisait frénétique dans les herbes.

Un lièvre se débattait comme une furie, la tête en bas, une patte coincée dans la corde à linge de mon piège. Christian s’en donnait à cœur joie. Après lui avoir rompu le cou, il dépeça le lapin au couteau et lui arracha la peau en la retournant. Il retira facilement les boyaux visibles et découpa la chair, dont il mit les morceaux à cuire sur le feu. Il s’en délectait tout du long. Maintenant, j’avais la certitude que nous avions définitivement condamné le malheureux qui avait eu l’affront de nous faire les poches.

Je me tins à l’écart et réfléchissais.

Il était évident que nous n’étions pas assez forts pour vaincre une horde entière de zombies s’il devait s’en approcher une et fuir pour fuir avait certaines limites. Il nous fallait des alliés, des armes et des forces supplémentaires pour affronter l’adversité de ce monde gris de sang.

Les jours passés avec Christian n’étaient que les conséquences d’un chaos invraisemblable, d’un mouvement de panique générale et de violence exceptionnelle. Mouvement qui avait rendu tout déplacement risqué, dont il fallait calculer chaque danger potentiel. Il nous fallait désormais trouver un point de ralliement, un bastion suffisamment gardé et équipé pour nous intégrer. Mais nous étions loin de parvenir à notre objectif. Notre monde n’était plus le nôtre, c’était indéniable. Des choses sans âme tuaient tous ceux qui se trouvaient sur leur passage. La situation était grave et notre monde s’éteignait. Nous devions trouver refuge dans une base armée ou une autre place forte du genre où d’autres humains non infectés étaient rassemblés, dans l’espoir d’y trouver ne serait-ce qu’un peu de répit.

L’aurore était apparue avec son camaïeu d’ombres nocturnes et de lumières presque divines. Il y avait longtemps que je n’avais pas pris le temps d’admirer un tel spectacle. Nous nous étions donnés une quête impossible, celle d’un paradis perdu au cœur d’une humanité qui se dérobait sous nos pieds. Nous allions reprendre la route sans rien savoir de notre avenir et nous décidâmes de tenter notre chance en rejoignant la côte à l’ouest.

L’objectif était d’abord de sortir de cette forêt et de rejoindre la route. Le sentier s’élargissait mais le terrain était abrupt. Le bruissement des feuilles mortes au sol accompagnait chacun de nos pas et nous marchions sans un mot, toujours aux aguets. Un craquement inhabituel se fit entendre sous mon pied. Je dégageai de la pointe de ma chaussure quelques branches pour voir qu’il s’agissait d’un tibia, un tibia humain. Je portai un regard vigilant sur Christian. Quelqu’un avait rôdé dans ces parages, il ne valait mieux pas traîner ici. Au bout de quelques kilomètres, un arbre, plus large et plus sombre que les autres autour, laissait pendre par des cordes attachées à ses branches des crânes d’un blanc sinistre. Nous n’étions décidément pas les bienvenus ici et étions entrés dans un territoire sûrement bien gardé.

« Des rôdeurs, me dit Christian, ils ne doivent pas être loin. Ils marchandent tout ce qu’ils peuvent. Ce n’est pas sûr, ici. Il faut qu’on se bouge…allez, on y va. »

Christian disait de ces gens qu’ils vivaient en autarcie, qu’ils étaient plus ou moins sédentaires, qu’ils faisaient leur loi et violaient, tuaient et mettaient la main sur tout ce qu’ils trouvaient. Les pires rebuts sur qui on pouvait tomber et dont il fallait éviter de croiser la route à tout prix.

Nous tentions de faire le maximum de silence en quittant la zone. A la sortie de la forêt s’offrait à nous un paysage de désolation. Une route comme revenue à son état brut, incapable de nous renvoyer le moindre signe de vie.

A part ce qui ressemblait de loin à une station essence. D’un regard, nous accélérâmes le pas.

La devanture de l’établissement était en partie détruite, une coulée de moisissure s’était formée le long de la gouttière extérieure. Arrivés devant l’entrée, il était déjà trop tard. Les étales étaient vides ou presque, plus loin le tiroir-caisse béant, forcé et dévalisé. De plus, le soir avançait et il n’était pas prudent de repartir. D’un regard, Christian m’indiqua de rester dans la boutique à essayer de trouver de la nourriture et qu’il allait dans l’arrière-boutique vérifier que nous étions bien seuls. Lorsqu’il revint ce qui me sembla être une éternité plus tard, il y avait des sacs et des vivres par terre, mais aucune personne physique présente. Nous décidâmes de profiter du bâtiment et de camper sur place en attendant patiemment le lever du soleil.

Aux premières lueurs du jour, nous poursuivîmes notre route, une route secondaire dépeuplée, au goudron lourdement fissuré par endroits. On pouvait voir au loin quelques maisons de campagne qu’on savait vides et, avant d’arriver au hameau, un panneau tagué du mot « HELP » qui faisait froid dans le dos. Combien avait succombé ? Combien avait survécu ? Quelle était l’ampleur de cette épidémie ? Même les meilleures estimations qu’on pouvait obtenir restaient imprécises.

Au fur et à mesure que nous avancions, nous voyions de plus en plus de gravas, de voitures ou de motos abandonnées. Christian détacha lentement sa machette pour l’avoir à bout de bras. Lorsque nous perçûmes au loin une sorte de grande bâtisse, nous crûmes d’abord que notre vision nous avait joué des tours. Et puis cette forme était devenue de plus en plus distincte à mesure qu’on s’en approchait.

Des grillages dont le cadre était renforcé par des poutres en acier, bardées de barbelés. En haut de cette enceinte se trouvait un poste de garde, bien protégé derrière cinq ou six couches de sacs de sable.

Je ne savais dire combien nous étions au total dans ce camp improvisé. Nous étions des civils, des militaires, et des agents gouvernementaux. Tout ce microcosme grouillait à la façon des fourmis. Des enfants étaient prostrés dans les bras de leurs parents, des hommes et des femmes avançaient l'air absent, emmitouflés dans des couvertures jusqu'à leurs lits de camps.

- C'est comme ça partout ? demandai-je à voix haute.

Pas de réponse. Il était évident que tous les moyens possibles étaient mis en œuvre pour tenter de contrer la maladie et ses conséquences désastreuses, mais la situation était inédite et nous avancions tous à tâtons dans un ultime espoir de convalescence.

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