Jour de récolte
Aujourd'hui, plusieurs jours après l'offrande du crocodile, les Serteks ont parlé de domtærh, ce qui je crois signifie récolte. Nous avons entamé l'ascension de la montagne, et je me rappelais avec horreur l'attaque du laboratoire-mobile et la mort de mes collègues. Nous étions une vingtaine, car il fallait tirer un chariot de poules mortes, des paniers de poissons et une chèvre ballottée tête en bas sur une branche. Agpe aidait à la porter et je me contentais d'un sac d’œufs pourris. Parfois l'éclaireur criait « iürkos ! », « gœngh », « pshöste » ou « iërgh » et nous lancions les vivres au loin dans la jungle. D'autres offrandes, ou bien une diversion.
À quatre-cent mètres du sommet, nous avons atteint un antre et le meneur a fait signe de s'arrêter. Des centaines de lianes se faufilaient pour s'engouffrer dans la grotte, et nous aussi y avons pénétré prudemment. Les gigantesques tiges de Dionaea venenosum gigotaient sur les parois envahies, mais aucune d'elles ne s'est retournée contre nous. Nous nous sommes enfoncés jusqu'à un endroit qu'ils nomment kpate, ce qui jusque-là désignait pour moi le garde-manger et parfois aussi, curieusement, l'autel. Agpe dit souvent : « i'kpate ors'mne œgpe », ce qui je crois se traduit par : « Nous sommes ce que nous mangeons », ou quelque chose dans ce genre.
L'endroit appelé kpate ressemble à une chapelle, dont la voûte caverneuse est couverte de lianes, certaines fossiles, d'autres encore vertes de sève, agitées. D'étranges cocons de plante enroulée pendent de la coupole et, en les crevant à bout de lances ou à mains nues, les Serteks en tirent un à un des corps blancs, des semblables, aux chairs décomposées.
Nous avons laissé les chèvres et emporté les corps. Dœlkürhal nous attendait avec des airs de fête : des nuées de lucioles lâchées dans les galeries, des guirlandes de thörkold pigmentés de couleurs et d'immenses plats de terre où mijotaient le lait de gœngh et les légumes. On y a plongé les corps et on les a servi pour repas.
Je ne voulais pas toucher à la viande. Je ne me pensais pas capable, ou je ne voulais pas me rendre coupable, de manger un cadavre humain, ou presque, même s'il avait été prédigéré par la jungle. Mais Agpe a insisté, et j'ai compris que mon dégoût passait à leurs yeux pour une impolitesse. Alors j'ai mangé la viande d'un homme qui un jour s'est tenu sur deux jambes, a vécu dans ces grottes, soufflé des thörkold, couru dans la jungle, chassé des crocodiles ou pêché des requins, et mangé lui aussi ses pairs rendus par Mgsmül. Agpe a dit une phrase que je ne pourrais transcrire, que je ne pouvais comprendre, et pourtant j'ai saisi ce qu'elle tâchait de me faire entendre, en idée tout du moins : « un juste retour des choses ».
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