Chapitre 26 : Naissance.
Un soir comme les autres en 2010
La lunette de la caméra s’ouvrit sur un tout jeune garçon de treize ans, blond et frêle, l’air malade. L’image tanguait le temps qu’il installe l’appareil correctement. Il s’assit alors dans le fauteuil abîmé juste en face de l’objectif et toussota dans son poing d’un air trop sérieux pour son âge :
- Il paraît que pour gagner la confiance d’une personne en face de nous, il faut à la fois se présenter et se révéler en premier… Je m’appelle Tiger. Il y a pas grand monde qui m'appelle par mon vrai prénom. C’est pas un truc dont je veux causer, mais ça ne me dérange pas de raconter deux-trois autres trucs…
Très à l’aise, il s’installa en tailleur et prit le temps de déballer des petits bonbons au chocolat. Il déblaya les mèches de cheveux trop longues sur son visage pour mieux voir. Il n’y avait pas beaucoup d’âme dans la paire d’yeux qui fixait le retour caméra.
- Donc, hum… Ah ouais, me révéler. Ma mère buvait comme une dingue, enfin, elle boit sûrement encore. Elle m’a fait des crasses dans tous les sens, donc maintenant je vis en foyer. Le pire truc ? Un jour je me suis un peu rebellé et elle m’a éclaté une bouteille de vin en plein sur le crâne. J’ai une cicatrice là.
Il s’appuya contre la table sans quitter son siège et montra la grande ligne au-dessus de son sourcil. L’admirant, il finit par reprendre:
- Je me souviens pas de la douleur, mais apparemment j’ai failli crever. Entre nous, c’était pas la première fois. Avec ma daronne, j’aurais eu le temps de mourir de faim au moins dix fois. Et mon père, le seul truc qu’il m’a laissé c’est cette caméra. C’est aussi à cause de ça que ma mère s’est énervée. Elle ne voulait pas que je touche à ses affaires, du coup : ”boum”, coup sur la tête, pouffa-t-il amèrement. Sinon ce sont les enfants du voisin qui ont été alertés par des bruits bizarres. Je crois que ça faisait déjà un moment qu’ils se doutaient de ce qu’il se passait ici. Mike et Nadeije sont mes amis maintenant. J’ai dit “les enfants”, mais c’est aussi deux gosses abandonnés par leurs parents. Ils ont été placés dans cette famille sûrement parce qu’ils étaient trop difficiles. Du coup, ça c’est plus ou moins le début de mon histoire… Après j’ai été accueilli en foyer, j’ai été mis à l’école primaire Gordon. On est que des malfamés dans les bas-fonds du quartier.
Maintenant confortablement installé, le jeune Tiger se répandait de plus en plus dans son fauteuil, continuant de grignoter.
- Bon après le but de la vidéo c’est pas de raconter ma vie. Je voulais surtout parler de Kimi. Un peu comme un documentaire, ouais un doc, c’est bien ça, réfléchit-il. J’ai déjà tout ce qu’il me faut en termes de moments de vie, mais j’ai jamais pris la peine d’expliquer pourquoi je la filme depuis tout ce temps. La raison c’est… D’abord, c’est vrai que j’avais besoin de tuer le temps, mais c’est surtout parce qu’elle en vaut la peine. Tout ça… tout ce qu’il y a dans cette petite boîte, faut pas l’oublier. C’est tout.
Et il commença son récit…
Il avait rencontré Kimi en primaire lorsqu'ils n'avaient que dix ans.
- Normalement à cet âge les enfants c’est des gamins, ça court dans tous les sens. D’ailleurs, normalement à treize ans, on s'inquiète plutôt des premiers poils qui apparaissent là en bas. Mais nan, moi je fais un documentaire ! rit-il aux éclats.
Un petit peu en folie, ce qu’il voulait insinuer c’est qu'ils n’avaient rien d’enfants normaux.
Quand elle avait été présentée à la classe, Tiger s’était retrouvé en la petite nouvelle. Pas timide, juste renfermée sur elle-même. Pas frêle, juste profondément blessée. En plus, le professeur la cajolait, car “elle avait vécu des événements difficiles”. Quel meilleur moyen d’en faire sa chouchoute pour qu’elle passe dans le camp des harcelés ?
- Dès les premiers jours, les autres de notre classe ont été super méchants... de vrais monstres. Moi aussi j’avais vécu ça, mais je me suis pas laissé faire. Kimi, elle osait rien faire et c’est devenu de pire en pire. La seule solution qu’elle a trouvée c’est de se cacher à chaque récréation. Je l’ai un peu observé. Elle recevait même des coups, mais vu qu’elle ne ripostait pas, ils continuaient. Un midi, je suis allé la voir. Je me rappelle d’elle, toute recroquevillée dans son coin. Elle pleurait. Je ne l'avais encore jamais vu pleurer, en fait.
Ce petit jeu continua quelques jours. Les enfants la martyrisaient et elle se renfermait de plus en plus. Il allait la voir à chaque fois, mais elle ne répondait pas.
Puis, il eu pitié :
- Tu ne mérites pas ça.
En boule, elle reniflait et pleurait en même temps. Il ne s’attendait pas à une réponse.
- … Personne…
- Pourquoi tu ne les chasses pas ? Tu dois te défendre.
- Je ne…
- Je t’entends pas ?
- Je ne frapperais personne !! lui cria-t-elle, les yeux exorbités et les dents apparentes.
Il la trouva intéressante. Qu’est-ce qu’elle avait bien pu vivre déjà à son âge pour répondre quelque chose de la sorte ? Donc, il l’observa un peu plus. Rien, mais absolument rien ne l’avait plus mis en colère que lorsqu’il lui avait dit de se défendre.
- Je dirais que ça a duré les deux premiers mois comme ça, puis les rumeurs ont commencé. Les parents parlaient entre eux et les enfants répétaient. Ils disaient des choses sur son père adoptif. J’ai bien vu la rage dans ses yeux et pourtant, elle résistait encore. J’aurais tellement aimé filmer les instants d’après !
Une après-midi, ils jouaient au baseball dans le parc et des filles prenaient plaisir à jeter des balles sur Kimi dès que le professeur avait le dos tourné. Comme d’habitude, quand il y eut une pause, elle se mit de côté, mais il n’y avait pas de cachette pour la sauver.
- Je ne comprenais vraiment pas son comportement, donc… je l’ai un peu poussé à bout. Je voulais la tester. C'est pas cool, hein ?
Tiger s’était installé à côté d’elle et avait lâché une des battes à ses pieds, l’air de dire "sert toi-en".
- Si tu ne veux pas les taper… Pourquoi tu n’essayes pas juste de leur faire peur ?
Dans ses yeux, il vit à la fois qu’elle le prenait pour un dingue, mais aussi qu'elle avait l’envie d’essayer. Puisqu’elle ne pouvait pas fuir, deux filles n’hésitèrent pas à venir l’embêter. Leurs mots blessaient plus que n’importe quel coup, mais Kimi ne bronchait pas, jusqu’à :
- Et même que ton père, bah c’est pas ton papa ! T’es adopté ! Et il est trop nul !
Il pensa que ce n’était pas comme si elle ne le savait pas, mais étonnement, elle réagit pour la première fois. Jamais il n’avait vu un regard pareil, profondément noir, et des pupilles trembler autant, pas même celles de sa mère, bourrée et droguée. Il s’impressionna de la vision de ses crocs prêts à déchiqueter tout sur leur passage quand elle hurla, puis qu’elle attrapa la batte. Ils claquèrent violemment lorsque ses mâchoires se serrèrent. Et comme possédée, elle jeta des coups dans le vide pendant que les deux gamines se mirent à crier et pleurer. Alors que deux professeurs s’empressèrent de la retenir, Tiger avait vu une chose :
- Un démon. Elle n’était plus elle-même. Pourtant, elle ne les a pas touchés une seule fois. Je sais aujourd’hui qu’elle a simplement appliqué mon conseil. Elle a combattu le harcèlement par la folie. J’avoue que je ne m’attendais pas à ça. Ce jour-là, j’ai ressenti un truc énorme. Son visage, je peux pas l’oublier et ses cris…
Il frissonna, puis raconta la suite. Évidemment, Dossan avait dû venir s’excuser pour son comportement. Quand elle dut lui avouer pourquoi elle s’était énervée, il la pardonna. Malgré tout, les autres élèves furent surveillés plus attentivement à sa demande, mais de toute façon, aucun d’entre eux n’osaient plus l’approcher.
- Et c’est comme ça que je suis devenu ami avec Kimi ! Elle a aussi rencontré Mike et Nadeije. Puis, j’avais cette caméra, je m’ennuyais et j’aimais bien l’emmerder, donc j’ai commencé à la filmer. Ça passait le temps et c’est comme ça que… j’ai pu filmer le truc le plus terrible que j’ai jamais vu de toute ma vie.
De la pauvreté et des enfants malmenés, il y en avait partout dans le quartier. Les seules personnes qui vivaient plus ou moins normalement c’était dans le “haut du village”. C’est de ce coin-là que venait leur amie Kennedy à l’époque où ils ne la connaissaient pas encore. Les week-ends, Tiger venait toujours chercher Kimi pour aller se balader. Ils passaient des heures à faire du vélo ou tout simplement se promener. Il avait toujours sa caméra sur lui.
- Elle n’aimait pas trop que je la filme, pourtant elle était quand même à l’aise. Et je me souviens très bien que je la taquinais un peu et qu’elle se cachait toujours sous sa capuche. Ce jour là, on se bagarrait dans un point mort du quartier et…
C'était un endroit sans maison aux alentours, il fallait marcher vingt bonnes minutes pour revenir dans les ruelles. Avec Kimi, ils s'étaient assis dans les débris d'un ancien passage ferroviaire. Tandis qu’elle poussait l’objectif de ses deux mains, le ronronnement d’une voiture attira leur attention. Ils virent le bolide débouler à toute vitesse, les pneus criants sur le vieux tarmac. En voyant le regard de Kimi s'agrandir dans le retour, il tourna la caméra par pur réflexe. Alors qu’elle se levait, lui ne bougeait pas, paralysé. Le temps se ralentit lorsque la voiture freina un grand coup et qu’ils virent un corps traversé le pare-brise.
- C’était… inimaginable… J’ai juste arrêté de respirer et pourtant j’en ai subi des trucs avec ma mère, mais j’étais incapable de réagir. Je pensais même pas au fait que j’avais tout en boîte. Kimi, elle… a juste couru vers le corps, vers Kennedy.
Le visage de la femme à l’intérieur du véhicule se déforma quand elle vit les deux enfants et fit demi-tour à toute vitesse.
- Je pensais qu’elle était morte et je ne savais pas quoi faire quand j’ai vu que sa mère partait. J’ai cru que tout était fini. Mais je tenais toujours la caméra, les images sont… horrible. Kimi m’a hurlé dessus quand elle a vu que je filmais encore et pendant que je flippais… J’ai vu à nouveau cette haine dans ses yeux… Elle s’est mise à courir, à tracer la bagnole, mais c’était déjà trop tard. Elle s’est laissée tomber sur la route et a crié si fort… J’aurais pas cru qu’elle se relèverait, mais je l’ai vu se barrer à toute vitesse. Elle allait chercher de l’aide et je suis restée au chevet de Ken. A l’hôpital, on a compris qu’elle n’a survécu que pour deux raisons. Un, parce qu’elle a protégé son crâne au moment de l’accident et deux, parce qu’elle avait son oreiller dans ses bras. Elle a quand même eu une sacrée commotion et toutes ses côtes brisées. Ce n’est rien comparer à la mort. Tout le monde disait que c’était un miracle qu’elle soit en vie.
Kimi avait sonné à la première maison en panique. Personne. Elle eut de la chance de tomber sur un gentil voisin qui réussit à comprendre la situation malgré ses pleurs et ses tremblements. Aussi incroyable que ça puisse paraître, une enfant autant en panique ne pouvait pas mentir.
Tout avait été pris en charge. Kennedy s’était fait opérer à plusieurs reprises, plâtrée de tous les côtés et dans le coma. Il valait mieux pour elle ne pas se réveiller tout de suite. La police avait retrouvée sa mère en fuite. Elle n’eut aucun scrupule à avouer qu’elle voulait s’en débarrasser. Dossan prit l’initiative d’ouvrir une cagnotte pour la petite fille et amenait régulièrement Kimi la voir.
- Elle est restée presque deux mois dans le coma. Quand elle s’est réveillée… nous n’étions pas là, mais apparemment Ken est devenue hystérique. Elle ne pouvait pas bouger. Sa mère avait essayé de la tuer, et pas qu'un peu. C’est jamais très drôle, pour l’avoir vécu, dit-il avec ironie. Du coup, là Kimi n’osait plus lui rendre visite, mais son père lui a donné le courage de le faire.
Lorsque les deux fillettes se sont vues pour la première fois dans un état “normal”, elles n’ont fait que pleurer longuement en ne se quittant pas des yeux. Dossan lui tenait la main tout le long de leur rencontre. Cette vision brisa le cœur du médecin et des infirmières présentes.
- Après ça, Kimi n’a pas arrêté de s’excuser. Elle est restée longtemps au chevet de Kennedy, en lui demandant pardon.
Ce fut déchirant de devoir les séparer la première fois.
- Sur le chemin du retour, son père m’a invité chez eux. Nous avons passé la nuit ensemble. Kimi ne parlait pas du tout et ça m’inquiétait. Je voulais trouver une solution. Donc je me suis dit, pourquoi pas allumer ma caméra. Quand elle m’a vu faire, encore une fois son regard a changé. Elle avait le démon en elle, des yeux à tuer sur place et tout ce qu’elle a dit, c’est :
"Ça ne doit plus arriver.”
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