Chapitre 27 : Le premier plan.
En boule dans le fauteuil, un verre de jus d’orange en main, le regard vide de Kimi se perdait dans le salon.
Depuis la table à manger, Dossan et Leroy qui jouaient aux cartes gardaient un œil sur elle.
- Tu es sûr que tu ne veux pas faire une partie avec nous ? lui demanda Dossan.
- Hum… Non, ça va.
Très inquiet pour sa fille, il lui reconnaissait ce manque d’émotions qu’elle avait pu avoir étant plus jeune. Il préféra la laisser réfléchir, mais Leroy n’était pas de cet avis :
- Pourquoi tu y penses encore ? Tu as laissé ta place à Tiger, nan ? Plus de problème.
Kimi le dévisagea un instant, dépourvu de réaction. Elle finit par froncer un peu les sourcils.
- Tu es contre, c’est ça ?
- Oui. répondit-il d’un ton catégorique.
- Pourquoi ?
- Qu’il n’essaye même pas de me donner un seul ordre. La seule que j’écoute, c’est toi. Tiger peut vraiment avoir des idées de cinglé.
- Ce n’est pas son but…
- Je ne lui fais pas confiance. Je le déteste ce mec, toujours fourrer derrière sa caméra, à filmer les pires trucs comme si c’était normal.
- C’est vrai, je suis d’accord. Il a un sang-froid incroyable.
- Est-ce qu’il y a un problème ? demanda Dossan d’un ton très froid.
Quand il vit ses deux enfants baisser les yeux, il comprit qu’il n’aurait pas de réponse. Soufflant, il rangea le jeu de carte.
- Soyez prudents. Je sais que vous n’en faites qu’à votre tête, mais je ne veux plus que vous fonciez tête première dans les problèmes.
- Non, il n’y a pas de problème, au contraire...
Et sur cette réflexion, Kimi retourna à son état de légume.
***
De retour en 2010
- Pendant que Kennedy se remettait, on a continué à vivre “normalement”. À nous quatre, on était le petit groupe de paumés de l’école, mais au moins on était ensemble.
Une décision pour la scolarité de leur amie hospitalisée avait été prise. Avant l’accident, la petite Ken allait dans une école primaire à l’extérieur de la ville pour ne pas traîner avec la vermine de Gordon. Mais suite aux visites régulières de ses nouveaux amis, le père de cette dernière avait jugé bon pour son moral de la mettre au même endroit. Même Mike et Nadeije venaient la voir pour lui apporter ses premiers devoirs.
Après tout ce qu’elle avait dû surmonter ces derniers mois, elle restait étonnement souriante. Tiger savait comment la faire rire.
- Beaucoup ne se trouvent pas naturels quand ils sont filmés, mais moi je pense que face à la caméra les gens montrent une autre facette d’eux-mêmes qui est profondément enfouie. Kimi, c’était la rage et Kennedy, l’humour. C’est une meuf qui a beaucoup d’autodérision. Je l’aime bien.
Le petit tigre marqua un temps pour réfléchir à ce qu’il venait d’avouer.
- C’est drôle… Juste quand je disais que les gens se dévoilent quand ils sont filmés. Hum ouais, la suite, fit-il en se couvrant le visage d’une main. Kennedy est la première personne que Kimi a sauvé. Elle déteste que je dise ça, mais si elle n’avait pas couru appeler à l’aide… Bah, elle serait peut-être plus là aujourd’hui. Et donc, comme je disais, j’ai continué à les filmer un moment, mon passe-temps favori. Au fur et à mesure, j’ai remarqué quelque chose de bizarre sur les images…
Les professeurs avaient tenté à mainte reprise de lui confisquer sa caméra dans la cour de récréation, mais Tiger était un enfant redoutable. Il savait faire semblant d’être encore plus malheureux qu’il ne l’était déjà pour obtenir tout ce qu’il souhaitait. De ce fait, il continua ses activités. Ce qu’il trouva de plus que d’habitude, c’était une fille. Très petite, des cheveux noirs et un regard transcendant qui vagabondait ici et là.
- Je l’ai montré à Kimi lors de nos petites réunions chez son père, puis à Mike et Nadeije. La fille en question s’appelle Silka. Elle était une année en dessous de la nôtre. Je la trouvais suspecte à toujours apparaître sur mes plans, puis ses yeux… Elle avait le même regard que les nôtres. J’avais la sensation qu’elle avait besoin d’aide. Faut savoir qu’entre-temps, on est devenus les rois de la cour. Les élèves s’en prenaient toujours au plus faible, il y avait toujours un bouc émissaire, une victime… Donc, on prenait leur défense, mais c’est pas pour autant que ces gens-là se sont ajoutés au groupe, même si… Pour eux, Kimi est devenue quelqu’un d’important.
Quand il y avait une bagarre ou des enfants s’acharnant sur les autres, les plus faibles courraient généralement se réfugier auprès du petit groupe.
Les jours qui suivirent la découverte de Silka, Tiger vit bien que la petite blonde se mit à l’observer du dessous de sa capuche. Kimi souriait très peu ces derniers temps, profondément concerné par les injustices qu’il y avait dans leur école.
- Quand Silka a vue qu’on la regardait, elle a commencé à fuir. Perso, je me suis dit que ça cachait vraiment quelque chose. Maintenant qu’elle fait partie de notre groupe, elle n’a plus honte de montrer sa peau, mais à l’époque, elle portait toujours des vêtements longs et noir. Bon ça, ça n’a pas changé.
Mine de rien, Kimi la gardait à l’œil, curieuse et même peut-être un peu inquiète. Ce fut un jour où la classe de Silka avait cours de gym à l’extérieur qu’elle fut interpellée. Malgré le bon temps, elle portait des longues manches. Pourquoi est-ce que les professeurs n’avaient encore rien dit ? Depuis la fenêtre, elle grimaça pensant qu’elle ne connaissait qu’un seul bon adulte. Elle n’avait confiance qu’en Dossan.
En voyant la petite fille menue se faire bousculer par d’autres, elle décida d’aller à sa rencontre.
- Bon… Elle était intimidée par la caméra et ne voulait pas parler, ça se comprend. Mais du coup, on a rien obtenu d’elle et de toute façon, ce n’était pas le but. Quand même, Kimi lui a proposé de rester avec nous.
Plus ou moins au même moment, Kennedy sortit de l’hôpital et pu suivre les cours même si ce fut en fauteuil roulant. Cette dernière et la nouvelle arrivante dans le groupe s’entendirent à merveille. Tout le monde savait ce que Ken avait vécu. Silka se demandait comment elle arrivait à sourire après que sa mère ait tenté de la tuer. Plus proche, elle osa lui poser la question.
- Moi aussi je lui ai demandé. Elle nous a répondue la même chose à tous les deux. “Je l’ai entendu crier”, voilà ce qu’elle disait, en parlant de Kimi. Après cet enfer passer avec sa mère, même si elle a survécu, au final, Ken’ est vraiment morte. C’est comme ça qu’elle voit les choses. Maintenant, elle peut vivre. Je me rappelle bien de l’espoir dans les yeux de Silka… Enfin, c’est plutôt ce que je pense aujourd’hui. Il faut toujours un peu de temps pour se rendre compte de ce qu’on a vu exactement. Mais je veux me concentrer sur Kimi, c’est d’elle dont je parle. Je crois que si elle a pris autant de temps à se rendre compte de la situation de Silka, c’est parce qu’elle était encore innocente. On avait que dix ans en même temps, ça me semble… encore un peu irréel. Je sais que ce qu’on a vécu n’est pas normal.
Tout avait basculé lors d’une simple après-midi. Mike s’amusait à conduire Kennedy dans la cour pendant que le restant du groupe jouait au ballon. Silka avait toujours eut le teint pâle, mais elle était particulièrement blanche ce jour-là. Kimi la suivit quand celle-ci se rendit aux toilettes, sans idée derrière la tête. Elles allaient simplement faire pipi, comme des petites filles normales de leur âge. Il n’y avait personne d’autre avec elles. Silka ne sortait pas, alors Kimi l’attendit et quand elle crut être seule, la première sortit. À la vision du sang sur ses mains, la blonde recula au plus qu’elle put. Elle ne supportait pas cette vue qui lui rappelait trop de mauvais souvenirs. En sueur, elle dévisagea son amie de haut en bas. Cette dernière ne savait plus ou se mettre, des larmes montant dans ses yeux, elle semblait pouvoir flancher à tout moment. Ce qui marqua Kimi, c’est qu’il n’y avait du sang nulle part d’autre. Il séchait déjà. Elle réussit à s’approcher avant que Silka ne se jette sur l’évier en panique.
- D’où ça vient ? fit Kimi en lui attrapant les bras.
Elle sursauta à son cri de douleur et aperçu un de ses poignets lacérés lorsqu’elle le tint en main. Les blessures avaient l’air fraîches, d’autres plus vieilles. Kimi se mit à genou face à son amie. Le sang ne venait pas de là, alors d’où ? Lorsqu’elle lui demanda, Silka qui dont la fièvre montait, glissa une main doucement dans son entre-jambe.
- Je n’étais pas là, mais quand Kimi m’a expliqué, j’ai tout de suite compris. Je regardais beaucoup la télé déjà à ce moment-là, donc je savais ce qu'était un viol. Quand je lui ai expliqué, j’ai cru qu’elle allait vomir. Tout de suite, elle a voulu faire quelque chose… mais Silka lui a fait promettre de ne rien dire. Seulement, elle était très malade et mal en point.
En rentrant chez elle ce soir-là, Kimi ne put s’empêcher d’en parler à Dossan. Ce dernier l’écouta et lui fit répéter plusieurs fois la situation. Lui-même n’en revenait pas qu’une petite fille puisse subir de telles horreurs, mais également que sa propre fille en ait connaissance. Il appela la police, mais ces derniers ne pouvaient rien faire, car “pas de preuves réelles”. C’était surtout qu’il n’existait que de mauvais officier dans ce quartier pourri. Ils ne se serraient pas bouger le cul pour autre chose que leur pilon de poulet.
Dossan rassura Kimi et prit le temps d’essayer de parler à Silka le lendemain à la sortie de l’école.
- Ça j’ai pu le filmer. Dossan avait l’habitude que j’ai tous le temps ma caméra et je crois qu’au fond il espérait obtenir un aveu et que je l’enregistre. Évidemment, Silka a pris peur, mais surtout parce que son père les a surpris en train de discuter. Dossan ne pouvait rien dire, mais il a fait très clairement comprendre qu’il savait et qu’il n’hésiterait pas à agir. Je crois que c’est la seule fois ou son père la prit gentiment par la main pour fait semblant d’être quelqu’un de bien.
Le lendemain, dès que Silka arriva à l’école, Kimi la prit à part. Elle voulait s’excuser, mais surtout comprendre pourquoi elle n’avait rien dit. La jeune fille avait l’air mieux que la veille, sans doute que son vieux ne lui avait rien fait par peur des représailles. Elle ne voulait rien dire face à Kimi, car elle lui faisait peur. Ce fut seulement quand Kennedy prit la peine de discuter avec Silka qu’elles réussirent à obtenir quelque chose.
- Elle à avouer qu’il l’enfermait dans leur cave… Malin le gars, comme ça personne ne pouvait l’entendre crier. En plus, elle était dissimulée sous le tapis du salon. Je sais que Dossan n’a pas lâché le morceau et qu’il s’est rendu sur place avec un agent. C’était pendant un week-end, mais comme par hasard, il n’y avait personne chez eux. En fait, il se cachait juste dans sa cave ce trou du cul. Pardon, enfin non.
Après les tentatives vaines de son père, Kimi pensa qu’il fallait que Silka avoue d’elle-même à un professeur ou même un autre adulte. Elle lui parlerait le lundi matin, mais il n’eut jamais cette occasion et Silka fut absente aussi le mardi. Le groupe s’inquiétait de sa disparition.
- Quand j’ai demandé à notre maitresse si elle avait des nouvelles, elle a répondu que son père avait appelé. Soi-disant elle était malade. Kimi angoissait vraiment fort, donc j’ai proposé qu’on aille faire un tour en vélo pour aller voir devant chez Silka. Il n’y avait rien d’anormal vu de l’extérieur, donc j’ai proposé qu’on se rapproche. Je me souviens que je tournais ça à la rigolade, genre mission sauvetage, mais je flippais. On a fait le tour de la maison et on s’est caché sous un appui de fenêtre. Alors qu’on avait déjà fait tout ça, on osait pas regarder à l’intérieur. Du coup, j’ai juste passé la caméra pour regarder et il n’y avait personne.
Ils firent le tour de chaque fenêtre pour constater que la maison était vide. Pourtant, il y avait la voiture garée devant. Avant de partir, Kimi eut comme une illumination et retourna sur ses pas. Elle pointa à l’intérieur ce qui faisait office de salon :
- On ne voyait pas bien à cause des rideaux transparents, mais Silka avait dit sous le tapis… Donc, si elle était enfermée, c’était logique qu’on ne trouve rien et il y avait des signes de vie dans la maison. Nous nous sommes éloignés et Kimi a commencé à paniquer. Elle ne voulait plus entendre raison, la croyant déjà morte.
“Il faut la faire sortir”.
- Vous savez, j’ai appris que la force d’être un enfant, c’est qu’on se croit capable de tout. Les adultes… Ils sont trop dans les papiers, dans les règles… Nous, on voulait agir. Alors quand elle m’a dit qu’elle ferait n’importe quoi pour l’aider, je me suis rappelé d’un film et c’est là qu’on a mis notre premier vrai plan en place.
Le soir-même, Tiger dormi chez Kimi après avoir fait les yeux doux à Dossan. Il avait dissimulé quelque chose dans son sac.
- Mon père avait beaucoup voyagé avant sa mort et j’ai trouvé des espèces de masques en plâtre blanc dans ses vieilles affaires. Ça faisait un peu chinois et je les trouvais cool. Quitte à agir autant qu’on ne voit pas nos figures, parce qu’après, c'est sur nos parents ou mes tuteurs, pour ma part, que ça retomberait. Elle s’en fichait que mes idées soient complétement folles, tout ce qu’elle voulait, c'était sortir Silka de cette cave. Le mercredi dans la cour, on a échafaudé notre plan. Mike et Nadeije se sont tout de suite joint à nous. Ils se sont chargés de voler les battes de baseball et de les cacher. En sortant de l’école, je suis allé aux conteneurs à vêtements pour trouver des pulls.
Dans la benne, il trouva son bonheur, enfourna tout dans un sac et vers dix sept-heures, ils montèrent en vélo au point de rendez-vous. Lorsqu’il tendit son pull à Kimi, cette dernière le dévisagea. Il y avait des petites cornes sur la capuche.
- Comme ça on te reconnaitra même avec les masques, chef.
Elle ne supportait pas qu’on l’appelle de cette manière, mais elle enfila le gros sweat noir, accrocha le masque et encapuchonna sa tête. Ils étaient prêts.
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