Diriger, quel ennui !
Asmar
*
Mon regard mauvais couvre tour à tour tous les coins de mon palais. Sous peu, une lanterne posée dans chacun d’entre eux s’allumera afin de relayer le soleil et ce, jusqu’à ce qu’il se lève demain matin. S’ils pouvaient s’imaginer à quel point leurs imposants braseros, qui me gâchent la vue de mes cours intérieures et de mes jardins, m’exaspèrent...
La fête des Lumières, quelle ineptie ! C’est d’ailleurs pour cette raison que je la planifie une ou deux semaines à l’avance. Mon peuple doit comprendre que ça n’a pas d’influence qu’elle soit organisée durant la pleine lune ou non. J’en ai fait ma priorité ces dernières années : leurs superstitions doivent cesser et un jour, je leur montrerai mes pouvoirs.
Si ce n’est pas déjà chose faite, c’est parce que j’ignore comment ce peuple crédule réagira en découvrant que son dirigeant n’est pas tout à fait humain. Au mieux de la stupéfaction, au pire un soulèvement.
Mais après tout, je les comprends, ils sortent tout juste de siècles d’abêtissement et d’acculturation. La cité d’Argent fut implacable, s’employant, bien avant la conquête de Jawhira, à faire comprendre que la cité d’Airain ne serait plus jamais considérée comme le berceau de Ombres. Elle annihila tout espoir de grandeur chez ses habitants, s’assurant l'inéluctable déclin de leurs croyances.
Leurs dirigeants ont été exterminés, la caste des artisans et des forgerons s’est vue contrainte de fournir les fruits de leur travail pour des bouchées de pain.
Layla a pour habitude de dire que dans chaque habitant de l’Emirat d’Airain coule du sang de Porteur d’Ombres, malheureusement trop dilué pour parvenir à faire quoique ce soit.
Le ciselage d’une des lanternes attire mon attention, je ralentis. Trop d’honneurs sont encore faits aux Porteurs de Lumière. Le moment n’est pas encore venu de leur montrer, mais je sais me montrer patient. En définitive, ce n'est qu’une question de temps pour que les artisans et les forgerons achèvent de s’affranchir du joug infernal que leur imposait l’Émirat d’Argent.
Tout ça grâce à moi et à ma politique d’austérité.
Des conseillers de mon entourage sont toutefois quelque peu inquiets de l’image que je continue de renvoyer au peuple et ce, malgré mes efforts depuis une dizaine d’années maintenant. Il paraît qu’on me juge peu raisonnable, assez frivole et plutôt jeune.
Je devrais remettre les pendules à l’heure. Pour tout le monde. Leur montrer qui je suis vraiment.
Un soldat se met au garde à vous sur mon passage. Au bout du couloir se trouve ma distraction préférée, qui du reste était particulièrement peu réceptive aujourd’hui. Trop intelligent pour retomber dans le piège que représente la porte de sa cage laissée ouverte, il commence à être drôlement bien rodé. Dans quelle ruse sauterait-il à pieds joints ?
Mon esprit vagabonde alors que je déambule dans mon palais, indifférent aux échines se courbent sur mon passage. L’agitation de tous ces domestiques ignorants est palpable. Tout le monde se presse autour des préparatifs de cette maudite fête. J’adore m’amuser, en général, et depuis que je suis au pouvoir, j’aime plus que tout voir ce petit monde en pleine effervescence. Mais lorsqu’il s’agit de cette insupportable croyance dont la signification n’a ni queue ni tête à mes yeux, je suis particulièrement irrité.
Outre la liberté, que pourrait bien désirer mon prisonnier ? Jamais je ne lui accorderai son autre vœu le plus cher : la mort. Après les efforts considérables réalisés pour l’attraper et l’énergie déployée à envisager toutes les façons dont je pourrais me venger de son affront, je ne peux pas lui concéder aussi facilement cette délivrance.
Moi, un membre de son clan venu demander de l’aide pour subvenir à mes besoins, jeté comme un malpropre dans l’impitoyable Désert des Exilés…
Cela dit, rien ne m’empêche de lui faire entrevoir la mort qu’il désire tant, en lui montrant mes Ombres, par exemple.
Non, ce serait une bien mauvaise idée. Surtout maintenant.
Je m’arrête à l’entrée du jardin de la concubine, spécialement renommé et aménagé sur mes ordres pour ma favorite, afin qu’elle s’y sente le plus à l’aise possible. Je l’aime bien aussi, cet endroit.
Il me rappelle les plaines de ma verdoyante contrée natale au climat si doux. Ici, tout n’est qu’humidité. Bras croisé contre ma poitrine et adossé à l’une des colonnes de l’auvent qui marque l’entrée, j’en profite pour frotter mes mains moites sur le tissu de mon caftan de soie.
Sans surprise, Nouriya est en train de lire sur la méridienne disposée au bord du bassin, lequel est entouré de ses plantes préférées. Conformément à ses habitudes, ses cheveux sont lâchés, mais beaux yeux en amande n’ont pas l’air d’être souligné de noir, ce qui est, je trouve aussi surprenant que dommage de sa part. Son caftan vert, brodé de fils dorés est ample et relativement échancré sur le devant, significatif d’un mépris évident et assumé des règles de bienséances, malgré les tuteurs que je lui fournis.
Tout chez cette femme est une invitation permanente à céder à la tentation.
Je voudrais tant l’approcher, mais je ne peux pas, je ne peux plus. Malgré l’ardent désir de la posséder qui brûle mes entrailles dès qu’elle est à mes côtés, j’ai parfaitement conscience qu’elle m’affaiblit.
Pourtant, le besoin de sa présence est plus fort que l’urgence de m’en séparer.
De ce que j’en sais actuellement, ce petit bout de femme appliqué à s’instruire est l’une des seules personnes au monde à pouvoir contrer mes capacités. Pourtant, en attendant de départager mes sentiments contradictoires à son égard, j’épie de loin cette agréable menace faire face à l’océan de solitude que je lui impose.
L’histoire étant écrite par les vainqueurs, les Porteurs d’Ombres sont honnis. Les Porteurs de Lumière, quant à eux, sont vénérés. D’ailleurs, et même si elles me crèvent le cœur, les réjouissances s'apprêtant à enflammer la ville et le palais en témoignent.
Je regrette presqu’autant cela que la mise à l’écart du joli petit oiseau que j’ai épousé. Sa réclusion est un mal nécessaire qui me fait énormément de peine. J’aimerais honorer cette magnifique créature qui embellit mon palais. Je voudrais tant que ce soit elle qui m’offre l’héritier de la dynastie que je m’apprête à fonder.
Le seul homme autorisé à pénétrer cette aile, qui abrite l’unique joyau que mon cœur ne semble pas être en mesure de s’approprier, est mon bouffon.
Ce gamin est terriblement idiot, mais sait se battre et m’adule avec sincérité. Il a dès lors toute ma confiance.
— Sultan ?
Le silence est rompu et ma favorite lève le nez de son ouvrage. Quand ses prunelles s’apprêtent à rencontrer les miennes, je tourne la tête pour indiquer à la domestique que je l’écoute.
— L’un de vos conseillers est à l’entrée, il demande une audience.
Sans aucun doute cet homme à la respiration sifflante qui me répète sans cesse que j’ai mauvaise réputation dans les rues.
Les gens pensent, à tort bien sûr, que vous pourriez être un Porteur d’Ombres, m’a-t-il suggéré un jour, sa face bouffie rougissante de honte.
Je ris en me retournant pour aller à sa rencontre.
Des effluves de fleurs d’orangers enveloppe mes sens bien avant que je ne remarque une domestique à affairer dans ma direction avec un plateau de thé.
Nouriya aime plus que tout ce parfum, et le mot d’ordre des domestiques et de satisfaire le moindre de ses caprices. Alors qu’importe que la perle de mon harem se balade en caftan échancré dans le jardin qui lui est réservé, réclamant des saveurs raffinées à longueur de journées… puisque ses désirs son des ordres, même pour moi.
En chemin, je croise mon protégé, un épi blond s’échappant de sa tignasse soignée et un sourire béat placardé sur le visage. Il s’en va retrouver ma Nouriya pour la distraire un peu.
*
— D’après mes informations, les réserves de cuivre et bronze dont disposait l’Émirat d’Argent avant que nous en cessions l’export se tarissent à vue d’œil. Ils seront bientôt à court des deux métaux.
Je souris, Chahab m’imite comme s’il était mon miroir.
Reflet peu flatteur, cela dit.
— Parfait. C’est vraiment stupide de la part de cet émirat d’autant affectionner un alliage composé de deux matériaux que le pouvoir voisin possède en abondance.
— Certes, certes, acquiesce Chahab, mais qui aurait cru que leur mainmise sur nos coffres et nos ressources prendrait fin ?
Un rire ponctué d’une respiration aiguë s’échappe de sa gorge pourvue d’un goitre impressionnant. Je me prépare à me lever quand il ose reprendre la parole.
— Une dernière chose, si je puis me permettre.
Déçu, je me cale au fond de mon fauteuil, j’espérais vraiment m’en aller. Il est apparemment de bon ton de tenir compte des avis dispensés par les conseillers qui ont plus d’expérience que moi.
— Je t’écoute.
— Ce n’est pas sans conséquence. Des rumeurs se répandent, Sultan.
Mes doigts s’agrippent aux accoudoirs.
— Mmh ?
Je suis tout à coup moins intéressé par les nouvelles de ce porteur de malheur tellement potelé que sa chaise en bois craquelle sous son poids.
— Le sultanat de Jawhira…, commence-t-il.
— Est en pleine guerre civile, le coupé-je. Ensuite, qu’as-tu d’autre ?
Vient-il vraiment de me déranger alors que j’étais dans une aile privée et interdite à la circulation sauf en cas d’urgence, juste pour me parler d’un sujet comme celui-ci ?
— Reste le sultanat de Jawhira, achève-t-il, téméraire.
Ses yeux porcins soutiennent les miens et ce, malgré le regard désapprobateur que je lui lance.
— Il ne reconnaît pas votre position d’émir et…
— Je suis un sultan, précisé-je lentement, en insistant bien sur chaque syllabe.
Diriger est d’un ennui… L’Émirat d’Argent sera bientôt à ma merci, que leur faut-il de plus, la paix ? C’est pour les faibles.
— Et encore moins votre titre de sultan.
— En quoi cela a quelque chose à voir avec ma réputation dans les rues de mon sultanat, dis-moi ?
Mon interlocuteur se tasse et gigote du postérieur, faisant davantage craquer la chaise qui, je crois bien, va finir par céder.
— Eh bien, votre arrivée soudaine au pouvoir, votre… assurance et vos désaccords avec l’autorité centrale du sultanat amènent les gens à penser que le trône d’Airain est actuellement occupé par un…
Des volutes noires jaillissent sans hésitation des profondeurs les plus sombres de la pièce et s’enroulent autour de son corps grassouillet comme le feraient deux cobras royaux, dont elles prennent la forme alors qu’elles fondent une ultime fois sur lui. La chaise se renverse et se brise en morceaux. Les quatre fers en l’air, mon conseiller des renseignements se débat quelques secondes avant de cesser tout mouvement.
— Un Porteur d’Ombres, oui, terminé-je en jaugeant par-dessus la table son corps inerte.
Après avoir pris la décision que le prochain mobilier ne serait pas en bois, je me lève et quitte la pièce.
Finalement, il est grand temps que je leur fasse une petite démonstration. À tous. Je leur prouverai par la même occasion que rien ne viendra me contrer, puisque les deux seuls êtres qui semblent détenir le pouvoir de m’arrêter sont à ma merci.
Annotations
Versions