Prologue
Désert des Exilés, année 203 du Sultanat unifié.
Comme tant d’autres avant lui, l’impitoyable désert des Exilés l’a presque achevé.
La peau brûlée, tapissée de sable, l’individu se traîne à l’intérieur. Ses pas martèlent le sol et charrient avec eux des grains de poussière jusque dans le fond de la masure. À bout de forces, il s’écrase sur le sol.
— Ton nom, étranger ? soupire la voix éraillée de Rajwa.
— Asmar, croasse-t-il.
Chaque son qui sort de sa gorge asséchée a l’air de lui demander un effort considérable. À l’instar de tous ceux qui l’ont précédé, cela doit faire des jours qu’il rêve de tomber sur une aubaine pareille : de l’eau, des gens, une nouvelle vie.
Pauvre petit être de sang mêlé, vestige d’une puissance dont il ne subsiste désormais que des reliquats déformés.
Le liquide qui coule dans ses veines est tellement dilué que je suis à peine capable de sentir celui de mon espèce. Est-ce que je le juge digne d’être appelé Porteur d’Ombres ?
Non, mais qu’importe, il fera l’affaire. Je dois absolument m’éloigner de cette sorcière.
La vieille Rajwa me garde avec jalousie et férocité depuis qu’elle m’a volé à sa sœur, il y a de cela des lustres. Jusqu’à aujourd’hui, mon réceptacle semblait destiné à croupir sur cette malheureuse planche de bois, coincée entre un pot d’épices et un bol rempli de feuilles de menthe séchées.
Je sonde ma fragile petite providence et découvre que les tréfonds de son âme sont tapissés de miettes d’espoirs piétinés.
C’est presque trop facile de lire en lui et ce, malgré sa nature.
« Avec moi à tes côtés, tu obtiendrais le pouvoir que tu as tant convoité chez autrui, plus que tu n’en as jamais rêvé, Asmar », lui glissé-je.
La nostalgie d’une vie à flâner dans les plaines d’une contrée que je n’ai jamais vue et qui l’étreint avec passion se flétrit. Dans son esprit éclot la disgrâce dont il a été victime à la Capitale. Le poumon du Continent ne lui a rien offert tandis que moi, je lui donnerai tout.
— Jawhira…, marmonne-t-il, encore un brin délirant.
Rien à voir avec la chaleur accablante de ce village où tout le monde se méfie de lui, en somme. Mais qu’est-ce que je vais bien pouvoir faire avec un individu pareil, moi ?
Ma geôlière lui tend une tasse d’argile, ses doigts s’y accrochent avec fébrilité pour la porter à sa bouche.
Le liquide frais réanime les parois séchées de son organisme et éclaircit son esprit embrumé par le manque d’eau.
Un son de crécelle sort des lèvres fendues par la vieillesse de sa sauveuse :
— Des ignorants...
Ah, ça y est, c’est reparti. Elle s'enterre dans une communauté de bigots de la Lumière perdus en plein désert, elle ose se plaindre de la façon dont ils la traitent ?
Bien fait !
— Tu n’as rien à faire ici, ronchonne-t-elle.
Oh non non non, justement ! C’est exactement le genre de coup du destin dont j’avais besoin pour espérer sortir de cet endroit misérable.
— Moi ? s’enquiert mon nouvel apprenti qui s’ignore toujours.
Je sonde son âme, exposée comme un livre ouvert à qui voudrait la lire. Celui-là n’aurait pas tenu longtemps à l’époque où les miens étaient omniprésents parmi les humains.
Je vois… Je vois… de la rancune ? Ah, c’est parfait...puisque c’est aussi mon cas.
— Personne n’a rien à faire ici, grince Rajwa d’un ton lugubre en sortant.
« Je t'obtiendrai la vengeance à laquelle tu aspires tant... Plus personne ne te méprisera comme l'a fait ce soi-disant Grand-Vizir. »
— Qui es-tu ? Où es-tu ? s’affole-t-il.
Il recule et son dos bute contre un mur sur lequel il s’écrase, transpirant de peur. Le regard fou, il scrute la pièce tout en tâtonnant le sol de sa main pour trouver la tasse en terre cuite qu’il vient d’y déposer. Ses doigts tremblants de nervosité manquent de la renverser lorsqu’ls la percute.
« Je suis juste devant toi… Mais shhh elle va t’entendre. Cette vieille démente perd vraiment la boule, je ne suis plus en sécurité avec elle. Débarrasse-t’en et emmène-moi ! »
C’est le premier Porteur d’Ombres qui se présente en l’espace de deux siècles.
Et même s’il ne le sait pas encore, son corps renferme le pouvoir de faire agir les Ombres à sa guise, leur faire lui révéler ce qu’elles savent…
De me posséder, de me libérer.
Alors il me le faut !
Ses yeux s’attardent enfin sur l’étagère poussiéreuse que mon réceptacle, plus brillant qu’une étoile dans la nuit, occupe. Même le dernier des ignares est en mesure de comprendre que ma lampe est bien trop luxueuse pour naturellement se trouver là.
Il secoue la tête et son regard se perd dans le récipient qu’il tient :
— Il y a quelqu’un ? Eh oh ?
Un idiot qui parle à une tasse vide, voilà mon espoir…
Il rejette l’arrière de son crâne contre le mur et ferme les yeux, puis les rouvre pour inspecter le sol. À côté de lui se trouve une cruche dont il se saisit pour remplir sa tasse.
Ciel, au vu de la tremblote qui l’agite, c’est un miracle que du liquide parvienne à atterrir dans la tasse !
Après une ultime goulée, Il ose lever les yeux sur la lampe. Content de ne plus rien entendre, un sourire lui fend même le visage.
« Appelle-les. »
Ses traits se durcissent et il déglutit.
— Appeler quoi ? s’agace-t-il, visiblement ennuyé que je sois toujours là.
« Les Ombres ! »
Un pli se forme entre ses sourcils, il ne voit pas de quoi je parle.
Comment ça, on ne raconte pas ma légende à Jawhira ? Je refuse d’y croire.
— À qui parles-tu ? interroge Rajwa.
Son cœur s’emballe, tout prêt à sortir de sa poitrine. Il tourne la tête et la bouche béante, fixe la vieille. De toutes ses maigres forces, il se presse contre le mur.
— Je…Qui es-tu ?
— Une bonne âme qui vient de te sauver la vie. Ne l’écoute pas, elle te rendra fou, cingle la vieille.
On voit que ce n’est pas elle qui l’a surpris en pleine discussion avec une tasse. Impossible de le laisser repartir dans la nature sans guide, voyons. À mon grand amusement, elle plonge dans la bourse qu’elle tient en main et jette des éclats d’argent par terre. La pauvre, elle n’a toujours pas compris que cela ne servait à rien contre moi. S’il me touche et établit un contact, c’en est fini d’elle.
Rajwa a trop bon cœur. Sa sœur, elle, l’aurait laisser mourir, cet insignifiant va-nu pied.
« Tu vois, j’existe ! Bon, maintenant prends la lampe et emmène-moi ! »
Avec une rapidité que je n’escomptais pas vraiment, il se lève et se précipite vers moi. Les traits de la sorcière se déforment de rage, mais elle est dépassée par les années et ne possède ni les capacités ni le savoir de sa sœur.
D’ailleurs, cette dernière aurait fait une bien puissante alchimiste, si j’avais daigné lui enseigner comment le devenir… Aaah !
— Que fais-tu, ne la touche pas ! éructe Rajwa.
Mais il est trop tard, elle le sait.
Lorsqu’Asmar pose sa main sur mon réceptacle, il me permet de libérer les ténèbres autour de nous. Avec une allégresse que je n'ai plus éprouvée depuis des décennies, je les laisse l'engloutir, sans qu'il ne puisse lâcher la lampe. La pénombre ne s’évanouit que lorsqu'il n'y a plus de danger.
L’épais brouillard noir enfin dissipé, c’est le regard hagard que mon nouvel apprenti examine sa bienfaitrice, étendue sur le sol, les yeux révulsés, la bouche tordue dans une grimace horrifiée.
« Enfin ! Ça va faire des années que je suis coincée avec cette vieille bique. Allez, partons d’ici ! Je n’en reviens pas d’avoir trouvé un Porteur d’Ombres, ou plutôt qu’un Porteur d’Ombres m’ait trouvée. Tu es ma chance, tu sais ça ? »
Terrifié, il lâche ma prison, qui tombe par terre dans un bruit de vulgaire breloque.
« Même pas mal !
— Ne me dis pas…, articule-t-il lentement, surpris que mon réceptacle soit demeuré intact.
— Oui, je suis une lampe magique, si tu veux. »
Ses mains moites tremblent encore. Il cligne des yeux et s’accroupit pour inspecter l’objet. Au bout d’innombrables contorsions à bonne distance, il gémit :
— Comme celle des légendes que l’on raconte à Jawhira ?
— Je ne sais pas comment sont abrutis les enfants à Jawhira. Tu pourrais m’instruire, qui sait ?
Il sursaute et se retourne en se redressant, haletant. Sa bouche s’ouvre sans se refermer lorsqu’il m’aperçoit. C’est très souvent l’effet que mon apparence fait aux sangs mêlés et aux humains depuis que ce qui reste de mon peuple se terre dans les profondeurs du désert.
Ce que l’on raconte sur moi à la marmaille de Jawhira est certainement un énorme fatras d’inepties puisqu’en tant que Porteur d’Ombres, cet imbécile aurait déjà dû se jeter sur moi. Mais non, son Altesse préfère jouer les effarouchés.
Je lève mes bras. Deux bracelets étincellent à mes poignets.
— La légende dit que les…,
Il se balance d’un pied à l’autre, le regard fuyant, ne sachant pas comment me nommer. Aidons-le à y voir plus clair, après tout, je suis une lampe :
— Djinns ?
— Oui, voilà. Il paraît que vous n’aimez pas le fer, ou l’argent, ou…
J’avise les entraves qui me ceignent les poignets, avant de plonger dans ses prunelles sombres.
— Preuve de mon asservissement à ton espèce, Asmar.
— Alors c’est vrai ? Tu vas m’aider à obtenir ma vengeance sur celui qui m’a exilé ?
— Et bien plus, mais à une condition…
— Celle que tu voudras, concède-t-il en me coupant la parole.
Mon sourire s’élargit davantage : c’est ce qu’ils disent tous.
*
Palais d’Airain, année 213 du Sultanat unifié,
« Celle que tu voudras », m’avait-il promis.
Ses paroles résonnent dans mon cœur, piétinant le reste de crédulité que je m’évertue à ne pas laisser s’échapper, malgré les trahisons séculaires dont je fus pourtant l’objet.
Vil menteur.
En plus d’être un élève médiocre, Asmar s’est révélé être un dirigeant pitoyable. Il ose quémander des informations au compte-gouttes alors que mon réceptacle prend la poussière sur un socle à peine moins miteux que l’étagère perdue dans le désert sur laquelle je pourrissais.
Cet imbécile a néanmoins trouvé le moyen de me fermer la porte d’accès à son esprit pour ne plus avoir à m’écouter lorsqu’il n’en ressent pas le besoin. « Sa Majesté » ne perd cependant rien pour attendre, car je trouverai quand même un moyen de le rendre fou.
Je me tâte encore. Pourquoi ne pas laisser la magie de cet endroit s’immiscer dans son esprit, lui qui n’a aucune idée ni de son existence ni de sa puissance ?
Mais d’autres possibilités s’offrent à moi.
Il a commis l’irréparable erreur, en plus de bien d’autres, d’accueillir un drôle d’oiseau rare à sa Cour : une Porteuse de Lumière. En moi, la rancune gronde, sourde, aveugle et attendant le bon moment pour le trahir avec les moyens dont je dispose … et pourtant, je lui ai conseillé de s’en débarrasser. Elle pourrait facilement le tuer, lui qui ne sait pas se servir convenablement d’une arme, malgré celle qu’il a en permanence attachée à sa ceinture. D’ailleurs, les murmures des Ombres du palais me rapportent qu’il s’entraîne, sans grand succès, avec ce jeune bouffon blond pour lequel il s’est pris d’affection.
M’a-t-il écouté au sujet de cette petite Porteuse de Lumière ? Absolument pas. Certainement guidé par ses pulsions d’humain en rut malgré un harem constitué d’une dizaine de concubines, cet imbécile heureux s’est entiché de sa plus grande menace et en a fait sa femme.
Rendez un homme invincible, il trouvera le moyen de s’octroyer une faiblesse. Pathétique.
Seul un humain peut se montrer assez stupide pour porter aux nues, de son plein gré j’entends, un être dont l’espèce s’est rendue responsable de la disparition des siens.
Il y a peu, il est venu m’interroger au sujet d’un homme de sa tribu qu’il garde enfermé. Il ne m’a fallu qu’une fraction de seconde pour comprendre que c’était grâce à lui qu’Asmar et moi nous étions rencontrés, il y a dix ans.
Bien évidemment que c’est un Porteur d’Ombres.
Je sens une présence, un potentiel non utilisé.
Il me faut l’évaluer, savoir s’il est digne de mon enseignement et s’il sera plus… réceptif que mon maître actuel mais aussi, m’assurer qu’il ait le cœur suffisamment bon pour me libérer de ma prison.
Quoique, à ce train-là, ce pourrait tout aussi bien être Asmar et le gâchis permanent qu’il représente pour la réputation des Porteurs d’Ombres.
Étant donné qu’Asmar n’est pas capable de formuler les bonnes questions, le loisir est mien de rester vague dans mes réponses.
Ce dernier n’est qu’un parvenu sur le trône d’Airain, il ne mérite pas de l’occuper. Notre inconnu, en revanche, pourrait devenir un dirigeant exceptionnel s’il est bien guidé et surtout, il pourrait me libérer.
Après tout, au vu du châtiment que lui inflige Asmar, qui mieux que lui pour comprendre ce que j’endure depuis des siècles ?
La porte s’ouvre avec fracas. Voilà mon maître qui pénètre dans la pièce, bras dessus bras dessous avec le jeune escogriffe blond qui lui sert de fidèle animal de compagnie doté de parole.
Asmar va-t-il l’autoriser à toucher mon réceptacle ?
Oh, si seulement il le faisait…
Mes vengeances sont terribles, Asmar.
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