Chapitre 25
– Mais tu es sûre qu’il n’y a que ça ? Bruno paraissait inquiet...
– Oui, à part ça, ça va, m’assura Evie.
Nous étions sur son canapé, une boite de sushis chacune sur les genoux. Les colocataires de mon amie regardaient un match de rugby à la télé, assis sur des poufs. Leurs commentaires bruyants et leurs exclamations impromptues m’empêchaient d’être pleinement dans la discussion que j’essayais d’avoir avec ma meilleure amie.
Lorsque j’étais arrivée chez elle, elle m’avait ouvert avec son habituel sourire, mais j’avais remarqué, cette fois en décryptant attentivement ses mimiques, qu’elle n’avait pas la forme.
J’avais tenté de lui tirer les vers du nez, et elle m’avait expliqué que la pression qu’elle ressentait quotidiennement à son travail lui pesait de plus en plus. Ses supérieurs la rabaissaient continuellement et exigeaient toujours plus d’elle.
– Tu dois les poursuivre aux Prud’hommes, ils ne sont pas corrects avec toi, dis-je.
– Ce sont de longues procédures, Nat, rétorqua Evie d’un ton las, je n’ai pas la force, enfin le courage, de m’engager dans ce combat maintenant…
– Mais tu ne peux pas les laisser continuer à te ruiner la vie ! Il faut faire quelque chose, et si les démarches sont trop fastidieuses pour toi, je peux t’accompagner, te conseiller et te soutenir à chaque étape. On va faire ça ensemble, Evie. Crois-moi, tu te sentiras beaucoup mieux lorsque tu auras…
– Nat, me coupa mon amie, je n’en ai pas envie. C’est gentil de te proposer pour m’aider mais je ne veux pas m’attirer des ennuis et perdre mon temps alors que d’autres anciens employés ont subi ça sans parvenir à faire aboutir les charges…
– Justement ! Raison de plus pour te lancer dans cette procédure. Leurs témoignages ajoutés au tien apporteront un impact bien plus conséquent. En plus, tu permettrais à tous ceux dans ta situation d’obtenir gain de cause, tu ferais triompher la justice…
Evie aurait pu argumenter longtemps pour me convaincre d’abandonner mon idée sans parvenir à me faire flancher, mais son regard fit écrouler mes convictions en un instant. Je compris immédiatement, à la voir, qu’elle n’engagerait aucune poursuite, quoi que je dise.
Un silence s’installa entre nous, tandis que les interjections de ses colocataires devant le match nous laissaient comprendre que l’équipe qu’ils soutenaient était dans une mauvaise passe.
Je picorai dans ma boite de sushis, les yeux baissés.
– Nat, je comprends ce que tu me dis, tu sais, dit alors Evie en levant les siens vers moi, c’est sûr qu’avec ton expertise dans le droit, je pourrais rétablir la justice, probablement gagner contre mes patrons, permettre aux anciens salariés qui ont vécu la même chose que moi d’être reconnus… Mais je ne suis pas une sauveuse. Je veux juste passer à autre chose. Je démissionne demain.
Je levai les sourcils.
– Ben oui, je t’en ai parlé, reprit Evie, tu as dit que je devais suivre mon cœur. Alors c’est ce que je fais.
– Quand m’en as-tu parlé ? questionnai-je, stupéfaite.
– Au bar, avec Bruno, la dernière fois. Enfin, bref, j’ai pris ma décision. Et je veux aller de l’avant, donc je ne tiens pas à être retenue en arrière par de longues procédures comme ça. Comprends-moi, je veux tirer un trait sur cette boite à la con, me tourner vers autre chose !
– Oui, oui, bien sûr, je l’entends, mais que comptes-tu faire, après ? Tu as trouvé un poste ailleurs, dans une autre chaine de vêtements ?
– Pas encore, je suis en recherche. Pour le moment, les recruteurs auprès de qui j’ai passé des entretiens n’ont pas donné suite ou n’ont pas encore répondu.
– Mais…
– Je sais ce que tu vas me dire, m’interrompit Evie en fermant les yeux, mais je n’en peux plus, de l’atmosphère toxique du magasin où je bosse. C’est trop, pour moi. J’ai repoussé mon départ par peur de me retrouver le bec dans l’eau, mais au bout d’un moment, ça me demande trop d’effort. Et je ne suis plus capable d’en fournir.
– Evie, je comprends bien, mais tu prends un risque, tout de même… Enfin, si c’est vraiment ce dont tu as besoin, j’imagine que tu ne dois pas continuer à te forcer comme ça pour rien, effectivement. En tout cas, tu sais que je suis là pour toi, hein ? Tu n’hésites pas, si tu as besoin de conseils, ou juste de parler.
– Bien sûr, souffla Evie. Merci pour les sushis, au fait.
Elle hocha la tête, les prunelles brillantes de larmes. Je la pris dans mes bras et lui glissai des paroles d’encouragement à l’oreille, avant de saluer ses colocataires, qui ne me répondirent pas, trop absorbés par leur match.
Je rentrai chez moi le cœur plus léger, soulagée d’avoir pu parler à mon amie de vive voix. Le poids qui pesait dans mon cœur s’était envolé, mais je me faisais tout de même du souci pour elle. Si elle ne parvenait pas à décrocher un nouveau job, elle serait rapidement dans les problèmes… Je suis bien placée pour savoir que si elle avait des économies, elle serait retournée chez elle, en Angleterre, depuis un moment.
Mais elle s’était enfermée dans son boulot, dans ce magasin de vêtements, après avoir raté sa dernière année de licence de sociologie, il y a de ça bientôt deux ans. Je sais que son pays et sa famille lui manquent, elle ne les voit pas souvent, depuis qu’elle est venue vivre en France, à sa majorité.
Enfin, cette histoire est réglée, au moins. Je remercierai Bruno de m'avoir prévenue.
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