Chapitre 42
Après une balade digestive de près d’une demi-heure, Julien me désigna un bâtiment particulièrement laid.
– On est arrivés.
– Eh bien, tu sais décidément choisir les endroits les plus glamours de cette merveilleuse ville, ironisai-je.
– T’as regretté les galettes ? Bon, rentre, on est un peu en retard.
À l’intérieur, je m’attendais à me retrouver face à n’importe quoi, mais pas à une longue table, recouverte d’une nappe tachée, autour de laquelle une petite dizaine de personnes nous fixait.
– Bonjour jeunes gens, intervint une femme, à l’allure de peintre excentrique, un tablier autour du cou. Bienvenue, installez-vous, je vous prie.
– Bonjour, répondis-je en même temps que Julien.
– Nous venions tout juste de faire les présentations et un petit tour de table, nous informa l’animatrice, avant de désigner l’espace inoccupé au bout des deux bancs qui encadraient la table.
Je me glissai maladroitement à-côté d’une vieille dame, tandis que Julien prenait place en face de moi, forcé de se coller contre un homme aux longs cheveux huileux afin de pouvoir s’assoir convenablement.
– Bien, reprit la femme au tablier, l’un de ses yeux louchant subrepticement dans une direction improbable. Maintenant que tout le monde est là, nous allons pouvoir commencer !
L’espace d’un instant, j’eus la crainte que Julien ne m’ait embarquée dans une aventure louche, ou se soit trompé de lieu. Qu’allions-nous faire, tous rassemblés autour de cette table protégée par une nappe, souillée de ce qui semblait être une matière marron douteuse ?
Je jetai un bref coup d’œil à mon compagnon, incertaine. La satisfaction dans son regard ne me rassura qu’à-moitié et je me tournai de nouveau vers l’animatrice, afin d’écouter la suite de sa déclaration.
Ses cheveux gris cendrés hirsutes étaient attachés dans un chignon lâche volontairement chaotique (ou peut-être simplement raté), et ses grosses boucles d’oreille ressemblaient à s’y méprendre à une paire de testicules colorées.
– Je vais apporter le matériel, je vous conseille de vous munir de tabliers semblables au mien, dit-elle.
D’un doigt, elle pointa une pile de blouses, maculées de cette même matière brunâtre suspecte, en bout de table.
Tour-à-tour, nous nous équipâmes en silence, tandis que l’animatrice revenait d’une salle voisine, les bras chargés d’une large caisse.
– Je vous préviens, reprit-elle en en faisant la distribution du contenu, la poterie n’est pas un art destiné à tous. Ne partez pas dans l’idée que votre première création sera un chef-d’œuvre, ou vous risquerez de tomber de haut…
Je ne pus réprimer un petit gloussement, réalisant que Julien avait imaginé qu’un atelier d’initiation à la poterie me ravirait à coup sûr.
Tout au long de l’activité, je ne parvins pas à conserver mon sérieux plus de quelques minutes d’affilée. J’étais tantôt exaspérée par mon manque évident de prédisposition dans cette discipline, tantôt distraite par les formes indécentes que Julien faisait prendre à sa motte d’argile.
Chaque fois que nous explosions de rire, l’animatrice nous fusillait d’un regard noir, mais nous étions incapables de discerner si elle était vraiment agacée par notre comportement, ou par le plafond, que l’un de ses yeux ne semblait pouvoir lâcher.
À la sortie de l’atelier, nous avions chacun notre petite composition, que certains exhibaient fièrement à la manière d’un trophée ou que d’autres avaient précautionneusement protégé dans une boîte.
Mais pour notre part, ni Julien ni moi n’étions en mesure de regarder nos sculptures, sous peine d’automatiquement replonger dans un nouveau fou rire.
– La tienne est sans conteste la pire de tout le groupe, lançai-je à Julien, une fois à l’extérieur du bâtiment.
– Merci, la tienne est pas mal non plus, dans le genre, me charria-t-il.
Sa face était barbouillée d’argile et malgré l’usage du tablier, il était tout de même parvenu à se tacher à plusieurs endroits.
– Ouais, n’empêche que j’ai hâte qu’elle sèche pour m’en servir comme pot de chambre. La tienne ne te sera d’aucune utilité, avec sa forme biscornue. On dirait juste un porte-manteau pour lutins, à la limite.
Pour se venger, Julien me poursuivit en tendant son ignoble création, encore humide, vers mon visage. Je pris la fuite en poussant des cris, dans le parc André Malraux.
Une fois trop essoufflés pour poursuivre notre course plus longtemps, je m’arrêtai, pantelante, au milieu de la pelouse rase, tandis que Julien décélérait l’allure, au pied d’une statue, dont la forme n’était pas sans me rappeler celle de sa sculpture.
– Pourquoi… la… poterie… au fait ? le questionnai-je, la respiration sifflante, une main sur les côtes.
– Ben… j’ai trouvé… que c’était… original… non ? Je voulais t’amener… à Disney… mais j’avais pas… le budget…
– C’était… parfait… merci.
Le souffle encore court, je m’approchai de lui et l’embrassai avidement, au pied de la statue.
Main dans la main, assis au soleil sur un banc du parc depuis plusieurs heures, nous discutions avec animation, comme si le temps n’avait pas d’emprise sur nous.
Au cœur de notre débat sur le port d’arme en Amérique, je me pris à nous imaginer, dans cinquante ans, toujours amoureux et prêts à polémiquer pour se prendre la grappe. Cette pensée me fit sourire ; je n’avais jamais envisagé de passer ma vie entière avec quelqu’un, et cette réflexion fugace m’était venue si spontanément qu’elle résonnait presque comme une évidence dans mon cœur.
– Bon, il va être temps de se diriger vers notre prochaine activité, s’exclama soudain Julien, me tirant de ma rêverie.
– Ah ?
– C’est parti, dit-il, tout fier, en me tirant par la main pour m’entrainer à sa suite.
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