1.1 Ou bien que la mort vous sépare

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Gabriel

« Embarquez à bord du DQ-Nautius aux côtés des Deux-Cents Premiers, vivez à votre tour les heures glorieuses de la conquête d'Asile ! Une expérience inoubliable grâce au tout nouveau procédé d'immersion VR30... »

Couleurs chatoyantes, graphisme tape à l'œil, les bannières publicitaires étalent sur les murs de la ville leur message racoleur. Des larges avenues du centre, bordées de tours de verre, aux façades grises et austères des arrondissements périphériques, elles sont partout. Impossible d'y échapper.

Elles parviendraient presque à éclipser le rougeoiement des horloges numériques qui, à chaque carrefour, rythment la vie des citoyens du Bastion-État d'Eklonn et rappellent qu'en ce 9 Messidore 820 apr. LC* - datation antique laGaïenne : juin 23, 4392 - le couvre-feu entrera en vigueur dans moins d'une heure.

Je grimace à cette énième agression visuelle de néon flashy. Mon regard glisse, désabusé, sur la longue file humaine qui encombre le trottoir devant le portail d'accès à l'holo-arène.

L'un derrière l'autre, les gens patientent dans une attente docile. Pas de bousculade ni d'éclat de voix, aucun signe d'agitation. Juste des yeux brillant d'une excitation contenue qui anticipent déjà le plaisir de la récompense. Un plaisir virtuel, le seul toléré dans l'enceinte d'Eklonn.

Je grogne d'agacement. Ces jeux de rôle en réalité augmentée, truffés d'habile propagande, constituent l'unique occupation récréative admise par le pouvoir. Les citoyens du Bastion-État en deviennent chaque jour plus friands et le gouvernement veille à les satisfaire. La dernière production en VR30, vantée aux quatre coins de la ville, remporte déjà un franc succès.

Quoi de plus excitant en effet qu'endosser les avatars des pères fondateurs ? Se prendre, l'espace d'un instant, pour l'un de ces aventuriers légendaires, connaitre par procuration - et sans le moindre risque d'y laisser sa peau - l'exaltation d'une vie intrépide sur la Nouvelle Frontière.

Un sourire amer étire mes lèvres. Depuis leur au-delà, les Deux-Cents Premiers doivent bien rigoler ! Les colons, débarqués du dystorseur quantique Nautius huit siècles plus tôt pour affronter les dangers d'un monde hostile et inconnu, étaient d'une autre trempe. L'Élite revendique leur héritage et prétend préserver ad æternam leur patrimoine génétique, mais elle a depuis longtemps enterré leur courage et leurs idéaux de liberté.

Je dépasse l'attroupement, toisant avec mépris tous ces honnêtes citoyens prêts à payer le confort et la sécurité au prix de leur libre arbitre. Écœuré, je me retourne et crache sur le sol un long jet de salive provocateur. Aussitôt, un frisson d'indignation, des mines outrées, des coups d'œil incendiaires... Certains activent leur com-implant pour signaler l'infraction.

Je lève avec nonchalance une main désinvolte, écartant de mon front une mèche de cheveux blonds rebelles. La tête d'Yrkan, tatouée au dos de mon poignet, fige toute velléité de représailles. Les corps se crispent, les visages se détournent, gênés. Les plus jeunes écarquillent des yeux avides de curiosité. Leurs aînés se hâtent de les rappeler à l'ordre. Dans leurs regards, la peur remplace la réprobation.

La marque du fauve asilide, arborée par les exo-traqueurs, suscite toujours la même réaction. Les gens ne l'aiment pas, ils la respectent à peine, ils la craignent. Plus encore, ils redoutent ceux qui la portent, des individus trop indépendants dont il vaut mieux se tenir à distance. Je ricane. Les moutons, de tout temps, évitent les loups. Je m'incline dans une révérence ironique et poursuis mon chemin. Objectivement, je ne conteste pas le choix de ces gens de se plier aux règles, tant que je garde la liberté de m'en affranchir.

Je marche un moment, délaissant les passerelles auto-glissantes de la trame. Mon pas souple et assuré de chasseur me mène vers les quartiers nord. Par habitude, mes yeux gris clair à l'affût sondent l'environnement urbain. Je songe, une fois de plus, combien Eklonn est déprimante.

Sécuritaire et déprimante. Tout y est trop propre, trop lisse, trop ordonné. Dans le carcan du Mur, l'architecture audacieuse du cœur comme les résidences élégantes des hautes castes et les habitats à la rigueur militaire des citoyens de classe 4 exsudent la même atmosphère figée et uniforme. Contrôle, discipline, obéissance en échange de protection et de l'assurance de ne manquer de rien.

Je fais halte aux abords du secteur industriel P-20. Un instant, j'observe le flux de travailleurs pressés qui en sortent sous la vigilance immuable des capteurs électroniques. Ils filent vers les centres commerciaux, passent sous d'autres portiques de surveillance, s'attardent le temps de quelques courses avant de regagner en hâte leur casernement.

La journée de labeur s'achève, la ville se prépare au couvre-feu. Je lève les yeux vers le ciel qui commence à s'assombrir et prends une profonde inspiration. Aucun parfum de vie n'imprègne l'air, juste une odeur de confinement et d'ennui. Eklonn pue le renfermé.

L'Élite appelle ça l'Ordre Juste.

La Guilde des exo-traqueurs parle d'aliénation... et en tire sa raison d'être et sa principale source de profit.

D'un haussement d'épaules, je balaye ces réflexions acides. Comme toujours, lorsqu'elles m'effleurent, je suis forcé d'admettre que le système a ses avantages.

Moi-même et mes semblables risquons notre peau hors de l'enceinte protectrice des Murs, là où les citoyens timorés des Bastions-États ne veulent surtout pas aller. Nous procurons aux sociétés aseptisées des villes-forteresses ce qui leur fait défaut. En retour, nous gagnons une rémunération confortable, un certain prestige et surtout la liberté de vagabonder à notre guise.

Pour cela, bien sûr, il faut juste accepter de sortir. Franchir le rempart de béton et d'acier du Mur. S'en aller affronter le rude biotope d'Asile et sa faune endogène prédatrice. Se frotter aux autres, ceux qui ont fait le choix d'une société différente, sans règle ni contrainte. Des gens que l'Élite traite de barbares et dont elle laisse bien volontiers la fréquentation aux exo-traqueurs.

Tout le monde y trouve son compte.

Je m'ébroue et franchis l'arcade, indifférent aux mouchards cybernétiques qui enregistrent mon entrée dans la zone productive. Je presse le pas, réfléchissant à la tâche qui m'attend. Je viens de décrocher une nouvelle mission : Alban Heurtebise, le chef de la sûreté intérieure, veut des madogs. Sans doute espère-t-il il les cloner et exploiter leur potentiel offensif au service du maintien de l'ordre.

Grand bien lui fasse ! Je me fiche totalement du sort réservé à ces canidés mutants. Mon boulot consiste uniquement à honorer la commande et elle sera facile à satisfaire. Ces bestioles pullulent dans les Franges, de l'autre côté du Mur. Il suffit d'un peu d'habileté pour s'en procurer quelques spécimens.
Ce n'est sûrement pas le contrat du siècle, mais la mission me permettra de m'éloigner quelques temps du carcan d'Eklonn et m'offrira de quoi étancher ma soif d'adrénaline. Bien mieux qu'un de ces jeux de rôle ridicules.

Avant de pouvoir respirer l'air libre des Franges, cependant, il me faut récupérer l'équipement nécessaire. Médicaments, rations vitaminées, composants électroniques et surtout des armes. Je m'engage dans le dédale d'usines, un sourire d'anticipation joyeuse aux lèvres. Heurtebise m'a ouvert un crédit généreux et j'en ai largement profité pour améliorer mon arsenal.

La borne de stockage où je compte prendre livraison de ma commande se trouve au cœur du secteur industriel. Comme je m'y attendais, il est pratiquement désert. Durant la phase nocturne, les unités automatisées de production et les dizaines d'entrepôts aux murs aveugles passent sous le contrôle exclusif des IA et des drones de surveillance. Le long des avenues rectilignes, sous l'éclairage blanchâtre des tubes fluorescents, je ne croise que de rares techniciens qui se dépêchent de rentrer chez eux.

Moi-même, je ne crains pas de me trouver dehors après le couvre-feu. Mon statut d'exo m'affranchit des obligations des résidents d'Eklonn. Je ne porte pas, comme eux, un Id-implant greffé dans la nuque pour informer la police de mes moindres déplacements. Et si je croise une patrouille, mon tatouage et mon bracelet connecté de traqueur suffisent à justifier ma présence.

J'atteins sans difficulté ma destination. Le massif cube de béton gris, pourvu de nombreuses alvéoles sécurisées, se dresse en évidence sur un rond-point cerné de bâtiments obscurs. Je m'approche du tableau numérique de contrôle pour entrer l'identifiant de ma commande. Mon oreille aiguisée perçoit au même instant un léger trottinement étouffé. Du coin de l'œil, je distingue une ombre métallique qui se faufile derrière moi. Impassible, je poursuis mon ouvrage.

— Te voilà enfin, Gabriel ! commente une voix féminine aux intonations feutrées. Ça fait des heures que je t'attends.

— Les pourparlers ont pris du temps, j'ai dû négocier. Ces huiles de l'Élite essayent toujours de rogner sur les prix.

— Tu aurais pu m'emmener...

Je me retourne placidement. Ma partenaire émerge de la pénombre et se dirige vers moi de sa démarche ondulante de félin. Sa fourrure argentée et ses grands yeux turquoise luisent doucement sous la lumière du néon qui surmonte la borne. Elle s'assoit à proximité, ses prunelles obliques me toisent d'un éclat bleu pâle légèrement réprobateur.

— Trop dangereux ! répliqué-je. Les bâtiments gouvernementaux sont truffés de scanners. Ils pourraient identifier ta vraie nature.

Elle émet un feulement agacé et entreprend de faire sa toilette, allumant sur son pelage des reflets électriques.

— Comme si je n'étais pas capable de les neutraliser ! grommelle-t-elle.

Je souris. Ma partenaire se montre parfois susceptible, je ne doute pourtant pas de ses talents. Mais, lorsque je dois traiter avec des dignitaires du régime, c'est précisément pour la préserver de la curiosité et des convoitises que je préfère la tenir à l'écart. Sous une apparence d'animal ordinaire, elle dissimule beaucoup plus.

L'une des créations les plus abouties du génie humain, un prototype de biodroïde, hybridation subtile d'un organisme félin génétiquement modifié et de modules technologiques offensifs. Le tout piloté par une IA quantique de quinzième génération. Les Techs Underground des Franges la qualifient avec émerveillement d'animadroïde et d'IA zoomorphe. Moi, je préfère l'appeler Sativa.

SATIVA, pour Système Autonome Tactique Intelligent à Vecteur Animal. C'est ainsi qu'elle était répertoriée dans le registre d'unités combattantes du dystorseur militaire laGaïen dont je l'ai tirée cinq ans plus tôt. Le nom qu'elle a souhaité conserver lorsque je l'ai sortie de l'épave qui pourrissait au cœur de l'Hostile depuis la fin de la Guerre d'Indépendance.

Après presque trois siècles de stase, elle m'a su gré de l'avoir réveillée. Et, comme ses concepteurs avaient disparu depuis des lustres, elle a choisi de rester avec moi. Clairement, je n'ai jamais regretté les risques pris pour piller la carcasse du vaisseau. Sativa possède une efficacité redoutable, notre collaboration s'est avérée fructueuse. Et puis, j'ai toujours apprécié les félins.

Je reviens à mon occupation. Avec un claquement sec, le container qui recèle mon matériel se déverrouille. J'inventorie rapidement les différents articles et les transfère avec soin dans mon propre sac à dos. Dans le fond du coffre, un dernier paquet, protégé par une housse de nylex noir, retient attention. Je le sors et en extirpe un long surcot de laine grise à capuchon, semblable à celui que je porte mais d'une pointure inférieure à la mienne. Je fronce les sourcils.

— Qu'est-ce que ça fait là ? Je n'ai pas commandé de manteau.

— C'est moi qui l'ai fait ajouter, réplique Sativa, il pourrait nous être utile.

Je la fixe, interloqué.

— Je n'en n'ai pas besoin, le mien est en parfait état. Et puis, tes algorithmes doivent être défaillants, il n'est même pas à ma taille !

— Il n'est pas pour toi... ronronne-t-elle d'un air mystérieux. Pendant que je poireautais, j'ai trouvé quelque chose. Viens voir !

Elle se détend et s'élance d'une foulée souple vers la masse opaque des entrepôts voisins. Je fourre le vêtement au sommet de mon paquetage que je jette sur mon épaule d'un geste résigné. Il ne sert à rien de regimber, Sativa ne reviendra pas tant que je n'aurais pas vu ce qu'elle veut me montrer. Avec philosophie, je lui emboîte le pas. Qu'a-t-elle encore inventé ?

*apr. LC : après La Colonisation.

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