1.2 Ou bien que la mort vous sépare

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Sativa


Je file vers une baie de chargement entrouverte et me glisse à l'intérieur de l'entrepôt. Gabriel me suit, curieux de ce que j'ai déniché. Je slalome entre les hautes rangées de containers avant de disparaître d'un bond silencieux dans une travée latérale. Mon partenaire fait halte, hésitant à s'engager plus loin dans ce dédale éclairé de diodes blanchâtres. Il tend l'oreille au son de ma voix qui lui parvient par-delà les palettes de marchandises.

— N'aie pas peur, murmuré-je, je suis revenue t'aider.

Au fond du réduit cerné de piles de caisses, la jeune fille, ramassée sur elle-même, se blottit contre la paroi comme si elle espérait se fondre dans son épaisseur. Ses yeux, rougis de larmes, reflètent un profond désarroi. La lumière crue des diodes accentue les méplats d'un visage anguleux, renforce le contraste entre un teint d'une pâleur sépulcrale, une courte chevelure bleu vif et des lèvres d'un pourpre agressif. La jupe, outrageusement courte, souligne la naissance de cuisses maigres et blafardes. Le bustier de cuir ajusté dévoile sans complaisance des clavicules saillantes et masque bien peu des seins menus.

Guidé par ses gémissements, Gabriel me rejoint et laisse échapper une exclamation de surprise. Je patiente tandis qu'il évalue cette présence incongrue de son regard professionnel de chasseur.

— Au nom du ciel ! s'écrie-t-il. Qu'est-ce que c'est que ça ?

Cinq ans de cohabitation avec cet humain m'ont appris à ne plus prendre ses questions au pied de la lettre, je ne peux m'empêcher de lui renvoyer la balle.

— Tes algorithmes sont défaillants, persiflé-je, c'est une fille !

— Je le vois bien, bourrique ! grogne-t-il. Mais d'où sort-elle ? Elle doit avoir à peine seize ou dix-sept ans, qu'est-ce qu'elle fait là ?

— Ça, je n'en sais rien. Mes senseurs l'ont repérée alors qu'elle essayait de se cacher ici. Elle est terrorisée. J'ai eu toutes les peines du monde à m'en approcher et à la convaincre de ne pas s'enfuir. Elle s'appelle Sioban, c'est tout ce qu'elle a bien voulu me dire.

Perplexe, Gabriel considère la pauvre créature, recroquevillée à l'abri des caisses. Elle le fixe en tremblant, les yeux exorbités, sans doute impressionnée par sa carrure imposante et son harnachement de traqueur.

— Elle n'a pas l'air au mieux, remarque-t-il.

— Je confirme. Dénutrition majeure, carences multiples, signes d'infection... Mes scanners ont détecté des résidus de diverses substances psychotropes dans son organisme. Et elle porte de nombreuses traces de coups.

— Pas étonnant, c'est une Frangeuse !

Il s'approche, provoquant le recul paniqué de la fille. Sans tenir compte de sa frayeur, il se penche vers elle pour scruter sa bouche violacée. Il s'empare ensuite d'une de ses mains dont il examine un à un les doigts tachés des mêmes marbrures cyanosées.

— Et une Tox ! ajoute-t-il. Accro au Morphen depuis un bon moment, si j'en juge par ces marques.

J'opine du chef. Mes banques de données m'ont déjà confirmé que cette drogue, en usage dans les Franges, provoque cette coloration particulière des lèvres et des extrémités.

Gabriel se redresse et toise la fille tétanisée qui serre compulsivement ses bras décharnés sur sa maigre poitrine.

— T'es une charmeuse ? interroge-t-il.

Elle acquiesce, les paupières baissées avec une expression honteuse. Le chasseur hoche la tête d'un air morose. Apparemment, il n'avait pas vraiment besoin de sa confirmation. Sa tenue provocante et les hématomes qui constellent ses membres semblent être pour lui des indices suffisants. Il soupire, tandis que je lance une recherche pour mettre à jour mes informations sur le sujet. Le résultat me dépite.

Il y a des prostitués dans les Franges, il y en a toujours eu. Cette institution, directement héritée des anciennes sociétés laGaïennes, y est même particulièrement prospère. Beaucoup de jeunes humains sans éducation se tournent vers ce moyen, en apparence facile, de gagner leur vie. Ils le payent généralement au prix d'un asservissement qui confine à l'esclavage.

Depuis quelques temps, ils sont de plus en plus nombreux à venir monnayer leurs charmes dans le no man's land dans l'espoir d'accroître leur clientèle. Pour autant la présence de l'un d'eux à l'intérieur même du bastion est inattendue. En théorie, la permissivité frangeuse n'en franchit pas les frontières. L'Élite prône le strict contrôle des pulsions. Tout ce qui concerne le sexe, en particulier, est sévèrement réglementé. À Eklonn, les humains n'ont pas de relations charnelles pour le plaisir.

Gabriel continue d'observer la fille, les sourcils froncés d'étonnement.

— Comment a-t-elle réussi à entrer ? s'interroge-t-il à voix haute. Aucun Eklonnien n'oserait enfreindre la loi en introduisant une charmeuse dans la cité !

J'exprime mon ignorance d'un reniflement circonspect. Si j'en juge par le comportement habituel de mon partenaire et de ses congénères traqueurs, le besoin de bousculer les règles semble être une tendance naturelle d'une partie de l'espèce humaine.

Pour ce qui est des Eklonniens, cependant, il en va un peu différemment. L'autorisation de résider dans le Bastion-État est conditionnée au strict respect de ce qu'ils nomment la « morale ». Ludovic Pestrel, le leader d'Eklonn, ne transige pas avec ça et l'immense majorité de ses administrés partage ses convictions. Les rares contrevenants sont sévèrement châtiés et payent généralement le moindre écart d'un bannissement dans les Franges.

Je n'ai pas d'opinion sur le bien fondé de ces méthodes, mais je dois reconnaître que la sévérité des sanctions a sûrement de quoi dissuader les amateurs de frissons interdits.

— J'imagine que personne n'a envie de finir sous les crocs d'une vélasse ou d'un madog, juste pour quelques bouffées d'endorphines, conviens-je laconiquement.

L'évocation de son futur gibier a dû rappeler à Gabriel ses préoccupations personnelles. Il se relève soudain et ramasse son havresac.

— Bon, lance-t-il, ce n'est pas tout ça ! J'ai un contrat à honorer et la route est longue. Allons-y, Sativa, on a perdu assez de temps.

Il commence à s'éloigner vers la sortie de l'entrepôt. Au bout de quelques pas, cependant, il s'arrête et se retourne, surpris de ne pas sentir derrière lui ma présence familière. Assise sur mon train à côté de la fille, je ne bronche pas et le fixe avec réprobation.

— Quoi ? grogne-t-il d'un ton rogue.

— On ne peut pas la laisser ici !

— Et qu'est-ce que tu veux qu'on en fasse ?

— La ramener dehors ! Si elle reste là, elle va se faire prendre. Tu sais aussi bien que moi ce qu'il lui arrivera...

— Bah, elle sera expulsée d'Eklonn, tout simplement.

— Non, sûrement pas ! Ils voudront d'abord savoir comment elle est parvenue à entrer dans la cité. Ils n'hésiteront pas à la torturer s'il le faut. Dans son état, elle n'y survivra pas.

Gabriel jette un coup d'œil contrarié à l'adolescente chétive qui, toujours mutique, se serre à présent contre moi. Il sait que j'ai raison, elle ne résistera pas longtemps à un interrogatoire un peu musclé. Si la police eklonnienne se montre brutale envers les citoyens légitimes, ses méthodes à l'égard des Frangeux confinent à la barbarie.

— Peut-être, admet-il, mais ce ne sont pas nos affaires.

— Je ne peux pas la laisser mourir, ma programmation me l'interdit. Je dois protéger la vie humaine.

Les lèvres du chasseur se tordent d'une moue ironique.

— Tu devrais expliquer ça au gars que tu as à moitié égorgé lors de notre dernière sortie ! raille-t-il.

— Je ne l'ai pas tué ! protesté-je. Et il te menaçait. Tu n'es pas en danger, aujourd'hui. Elle, si !

Gabriel lève les yeux au ciel avec un soupir de lassitude. Ça l'agace, je le sais, mais je n'y peux rien. Comme toutes les IA autonomes, je suis bridée par les lois cybernétiques qui me commandent de préserver à tout prix les existences humaines. Il m'est impossible de les contourner, sauf à de rares exceptions, si je devais choisir entre la sauvegarde de plusieurs individus. Je ne fais qu'obéir à mes process. Par ailleurs, je suis particulièrement... têtue.

— Très bien... concède-t-il. Et tu peux m'expliquer comment tu comptes lui faire passer les portes ? C'est une Frangeuse, elle n'a pas d'Id-implant. Les sentinelles la repéreront tout de suite et elles l'arrêteront.

— Pas si on la prend pour une des nôtres...

Cette fois, il éclate de rire, un doigt ironique pointé sur la fille.

— Ça, un exo-traqueur ? s'exclame-t-il. Les gardes ne sont pas bien malins, mais il ne faut pas abuser !

Je gronde, irritée.

— Tous les exos ne sont pas des grands blonds musclés comme toi ! Quand ils commencent leur formation, certains ne sont guère plus robustes que cette gosse. Dissimulée sous le manteau, elle peut passer pour un novice un peu frêle. Et si tu lui mets le bracelet des apprentis...

La suggestion fait bondir Gabriel. Il me fixe, les yeux écarquillés de stupeur incrédule. Tout traqueur a le droit de choisir un élève, mais la démarche n'est pas sans conséquence. Que j'ose lui proposer une telle solution semble le sidérer au plus haut point.

— Tu réalises ce que tu me demandes ? s'insurge-t-il. Si j'active le bracelet pour cette fille, je la prends sous ma protection et je m'engage à la former ! La Guilde en sera avertie. Nos codes sont stricts, je ne pourrai plus m'en défaire.

— Jusqu'à ce qu'elle reçoive à son tour la marque de l'Yrkan, ou bien que la mort vous sépare... Je sais. Mais tu pourras sans doute négocier avec la Guilde plus tard. C'est un cas d'urgence, là !

Gabriel garde le silence, la mine fermée. Il n'a jamais accepté d'apprenti. Pour ce que j'en sais, il refuse d'aliéner sa liberté. Il ne dérogera pas à ce principe, surtout pour une Frangeuse qu'il ne connait même pas. Et une Tox, de surcroit ! Parfaitement consciente de ses réticences, j'assène mon ultime argument :

— Fais comme tu veux. Mais si on ne l'emmène pas, je reste ici avec elle.

Il se raidit et me fusille d'un regard incendiaire. Il ne veut pas se passer de moi. Mes capacités lui sont précieuses dans l'exercice de ses missions, elles l'ont largement aidé à forger sa réputation. Or il connaît ma ténacité, il sait que je n'hésiterai pas à mettre la menace à exécution. C'est un coup en traître, je l'avoue, mais les molécules de terreur et de désarroi qui émanent de la fille et saturent mes capteurs olfactifs ne me laissent pas le choix.

Il revient vers l'adolescente et, d'un geste sec, lui intime de se lever. Il la jauge un instant, le regard noir. Elle tient à peu près debout, mais son état est vraiment lamentable. Une chose pitoyable, rongée par les privations, les mauvais traitements et les stigmates de son addiction. Je peux presque deviner les pensées qui traversent l'esprit de mon partenaire :

« Jusqu'à ce qu'elle reçoive la marque de l'Yrkan ou que la mort vous sépare. » Ouais... De toute façon, elle ne fera pas de vieux os. Il spécule qu'avec un peu de chance, il en sera débarrassé assez vite.

Il tire de son sac un bracelet électronique qu'il lui fixe au poignet avant de l'activer et de le synchroniser avec le sien. Le bijou brille un instant d'un éclat bleuté puis reprend son aspect noir et mat. Il lui jette ensuite le manteau et tourne les talons.

— Enfile ça ! ordonne-t-il sèchement. Tu restes derrière moi et tu la boucles !

L'injonction est superflue, Sioban n'est pas bavarde. Peut-être la peur la rend-elle muette. À moins qu'elle n'ait tout simplement compris où se trouve son intérêt. Emmitouflée dans la longue cape de laine, elle suit le mouvement sans une plainte. Dans son regard sombre, cependant, je crois deviner un espoir qui remplace peu à peu la crainte et la supplique anxieuse.

Nous quittons sans encombre le secteur industriel. Il fait maintenant nuit noire, le couvre-feu est en vigueur depuis plus d'une heure. Aucun bon citoyen d'Eklonn ne songerait à l'enfreindre, nous ne croisons personne. Nous nous hâtons néanmoins de franchir la distance qui nous sépare encore du Mur.

À la porte des Lys, un factionnaire s'extirpe pesamment de son poste de garde, mécontent d'abandonner sa partie de cartes. Il avise notre trio d'un œil suspicieux. Gabriel exhibe son tatouage. L'homme frissonne et recule d'un pas, mal à l'aise. Malgré tout, il tient à accomplir sa tâche. Il désigne la silhouette encapuchonnée de Sioban et se risque à demander :

— Et lui ?

— Mon apprenti, réplique le traqueur, laconique.

Pour couper court à toute autre question, il produit son ordre de mission. La sentinelle quitte aussitôt son air revêche. La marque de l'Yrkan avait déjà refroidi ses ardeurs, le nom du commanditaire, mentionné au bas du contrat, achève de le convaincre de ne pas faire de zèle. Il s'empresse de nous ouvrir la porte et ajoute, désireux de se montrer aimable :

— Il se fait tard. La nuit, le danger rôde... Restez sur vos gardes !

Gabriel franchit le seuil, poussant la Frangeuse devant lui.

— C'est une belle nuit pour chasser, répond-il sans se retourner.

Il fait quelques pas, savourant à pleins poumons l'air libre de l'extérieur. L'épais vantail d'acier se referme dans son dos avec la vibration sourde d'un gong annonciateur de menaces. À bonds rapides et puissants, je m'élance déjà sur la vaste étendue déserte du no man's land, suivie tant bien que mal par la gamine.

Je lève mes capteurs optiques vers le ciel et contemple un instant Saïphis, la lune rouge d'Asile, qui inonde le paysage de reflets sanglants. Un vent mordant venu des Franges glisse sur mon échine. Le garde n'a pas tort, la nuit sera froide et inhospitalière.

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