2.1 Le Petit Prince

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Gabriel


J'entrouvre les paupières et grimace aussitôt. Au travers des planches vermoulues grossièrement assemblées, un rai de lumière crue prend mes yeux pour cible. Je m'écarte avec un grognement, me lève et gagne la porte branlante que j'ouvre d'un coup de botte. Dehors, un soleil ardent commence déjà à rôtir le paysage. Je m'accorde le temps d'étirer mes membres raidis par un trop bref sommeil sur une couche bien peu confortable. La nuit a été longue, mais les courtes heures consacrées au repos ont filé comme un rêve.

J'étouffe un bâillement. Au moins, la première difficulté du voyage est-elle derrière nous. Je suis satisfait d'avoir atteint cet objectif incontournable : rejoindre les Franges sans se faire atomiser par les drones tueurs du no man's land. Mieux vaut en effet ne pas se retrouver nez à nez avec les monstres hérissés d'armes lourdes qui sillonnent la bande de caillasse désertique. Ils peuvent sans peine réduire un véhicule en tas de ferraille et un corps humain en soupe organique.

Heureusement, leur principale fonction est d'empêcher les Frangeux d'approcher la cité. Ils s'intéressent beaucoup moins à ceux qui la quittent. En outre, pirater le planning de leurs déplacements est un jeu d'enfant pour Sativa. Au prix de quelques détours, elle nous a évité ces fâcheuses rencontres.

La main en visière sur mes iris pâles, je scrute l'océan de ruines qui miroite à perte de vue au pied du promontoire où nous avons campé. Même si la nuit est le terrain de jeu attitré de toute une faune dangereuse, j'aurais préféré profiter de l'obscurité pour pénétrer plus avant dans ces territoires dévastés. Les bêtes sont parfois plus faciles à affronter que les humains qui hantent les lieux le jour venu et j'aime marcher sous les étoiles.

Mais, l'état de la gamine frangeuse avait imposé une halte. Pourtant, elle tenait assez bien le coup. Elle cheminait bravement et faisait de son mieux pour ne pas nous ralentir. J'ai même été surpris de son endurance. Bon, à bien y réfléchir, ce n'est pas si surprenant. Cet environnement hostile constitue son milieu naturel, elle a l'habitude d'y circuler.

En abordant les Franges, histoire de lui témoigner un vague intérêt, je lui avais demandé où elle habitait.

Dis-neuf... avait-elle répondu, le doigt pointé vers le nord-est.

District 9. L'endroit où je comptais précisément me rendre. L'une des zones les plus dangereuses des Franges, peuplée de clans agressifs et infestée de vermine mutante. Les madogs, convoités par Heurtebise, y prolifèrent. De fait, j'avais renoncé à mon intention de larguer la fille dès la frontière franchie. Si elle venait de ce secteur, sa connaissance du terrain pourrait m'être utile. Tant qu'à faire, autant la ramener chez elle.

Un peu plus tard, quand elle avait commencé à trébucher avec des signes évidents d'épuisement, j'avais décrété qu'il était temps de s'arrêter. Les babines étirées d'une mimique approbatrice, Sativa m'avait gratifié d'un regard satisfait.

Je me tourne vers l'animadroïde qui vient justement de se glisser près de moi.

— Réveille la gosse, lancé-je, on repart dans dix minutes !

Sativa me dépasse et s'engage dans la pente d'un pas tranquille.

— Elle est déjà prête, déclare-t-elle.

Les heures suivantes passent dans une prudente déambulation entre les vestiges noircis qui, trois siècles plus tôt, constituaient les districts périphériques d'une mégapole prospère. La colonie était alors à l'apogée de son développement. Eklonn, la base originelle édifiée par les Deux-cents Premiers, occupait le centre rayonnant d'une intense activité économique.

Je ne connais de cette époque lointaine que les souvenirs de mes cours d'Histoire, illustrés de vieilles holo-vidéos fanées. Mais chaque fois que je dois traverser les restes pourrissants et les squelettes rongés de ces infrastructures autrefois audacieuses, je mesure combien les réalisations humaines sont fragiles et éphémères.

Il n'a fallu que trois siècles pour aboutir au désastre chaotique des Franges : un territoire brutal, régi par une organisation clanique sans pitié pour les plus faibles.

La Guerre d'Indépendance de 539, après avoir affranchi Asile du joug laGaïen, devait pourtant garantir la cohabitation pacifique et égalitaire de deux systèmes sociétaux profondément opposés. D'un côté, les partisans de l'ordre et du respect de la loi, du contrôle des instincts primitifs grâce à une éducation coercitive et au formatage des esprits. De l'autre les adeptes de l'état de nature, du libre assouvissement des désirs, de la prévalence de la liberté individuelle, des spécificités et des cultures traditionnelles.

Mais force est de constater que, si aucun des deux modèles n'a totalement démontré sa supériorité, la minorité héritière directe des Deux-cents Premiers gagne en pratique d'une courte tête. Derrière les murs des Bastions-États règnent une sécurité relative et une prospérité matérielle garantie par l'accès à une technologie innovante. À l'extérieur, la liberté de penser se paye par la confrontation permanente aux rigueurs d'un monde hostile et, en l'absence de régulation, seule la loi du plus fort garantit bien souvent la survie.

Je ne me préoccupe pas de politique, mais je suis certain d'une chose : tout ça a surtout conduit à un immense gâchis. Un bourbier dans lequel moi, Gabriel Dévereau, je m'évertue à tirer mon épingle du jeu.

Je chasse ces pensées moroses pour me concentrer sur l'escalade d'un nouvel éboulis. Parvenu au sommet, je pivote sur moi-même et observe les environs. Tout autour de nous se dressent des immeubles silencieux aux façades décrépites, percées de vitres éclatées.

Je plisse les paupières, la mine soucieuse. Quelque chose alerte désagréablement mon instinct de chasseur. On a crapahuté toute la matinée et une bonne partie de l'après-midi dans ces ruines sans rencontrer âme qui vive et ce n'est pas normal. On aurait dû apercevoir des Frangeux.

Ma dernière visite dans le secteur remonte à plusieurs mois, mais je me souviens parfaitement qu'à l'époque de nombreux individus vivaient là. Des familles omeyannes, essentiellement, plutôt pacifiques et qui évitaient le contact. Mais pour un exo-traqueur il n'est pas difficile de repérer les hommes aux aguets sous l'obscurité des porches. Et parfois même, dans l'ombre d'une fenêtre, de croiser le regard curieux d'une femme voilée de gris.

Aujourd'hui, cependant, je ne suis parvenu à surprendre aucun signe de vie. Les lieux semblent plus déserts et abandonnés que jamais. Mes sens en alerte ne perçoivent que les crissements et le trottinement pressé de reptiles et de petits rongeurs et, de loin en loin, le fracas sinistre d'un édifice qui achève de s'écrouler.

— C'est bizarre, je m'étonne, où sont passées les bandes de Frangeux qui squattaient ces décombres ?

Sativa secoue son échine avec l'équivalent d'un haussement d'épaules.

— Les drones du no man's land ont peut-être fini par les faire fuir, suggère-t-elle. Il paraît que leurs incursions à la lisière des Franges sont de plus en plus fréquentes. Les derniers habitants du coin ont sans doute préféré s'en éloigner.

Je penche la tête avec une moue dubitative. Nous sommes déjà enfoncés assez profondément dans les Franges. Eklonn est loin et je doute que Pestrel envoie ses précieux patrouilleurs jusque-là. En revanche, les groupes isolés qui vivaient encore près de la limite ont pu se résigner à rejoindre les clans de l'intérieur. La proximité du Bastion-État n'a depuis longtemps plus rien à leur offrir.

Peu convaincu, cependant, je reporte mon attention sur Sioban qui nous précède d'une bonne centaine de mètres. L'attitude de la gamine me laisse également perplexe. C'est comme ça depuis le matin. Malgré son épuisement et son évidente faiblesse, la jeune Frangeuse cavale devant nous aussi vite que ses maigres jambes peuvent la porter.

J'ai d'abord cru qu'elle était pressée de rentrer chez elle, puis qu'elle essayait de nous semer. Mais chaque fois qu'on se laisse distancer, elle s'arrête pour nous attendre. Elle jette autour d'elle des regards effrayés et semble nous implorer de nous hâter. Je réalise soudain qu'elle se comporte comme un gibier fuyant un prédateur. Peut-être redoute-elle un danger.

— Hé, gamine ! je l'interpelle. Tu sais ce qui est arrivé aux gens d'ici ?

Sioban fait halte, les épaules voûtées, animée d'un infime tremblement.

— Tous partis... souffle-t-elle. Plaga...

Plaga ?

— Ça veut dire « fléau », traduit obligeamment Sativa, c'est du vieux LaGaïen.

— Je sais ! Mais de quel fléau parle-t-elle ? Des bandes armées ? Un cataclysme naturel ? Une épidémie ?

— La Bête ! lâche la jeune fille avant de se remettre en marche d'un pas rapide.

Je la regarde détaler, les sourcils froncés. Des bêtes ? Ce n'est pas ce qui manque sur Asile ! Il y a la faune endogène, loin d'être sympathique. Et tous les hybrides improbables nés du croisement des bestioles locales avec les animaux familiers importés de LaGaïa par les premiers colons.

Les Franges ont également le triste privilège d'héberger des spécimens mutants comme les madogs. De sales créatures dont on doit l'apparition aux bombes radiantes et aux gaz toxiques déversés sur la région lors de la Guerre d'Indépendance.

Cependant, les Frangeux ont l'habitude de cohabiter avec ces monstres. Ils les affrontent quotidiennement, sans jamais leur céder la place. Parfois, un clan un peu plus prospère s'offre même les services d'un exo-traqueur pour le débarrasser des plus dangereux.

J'imagine mal quel animal aurait pu effrayer ces gens au point de les forcer à abandonner leur territoire. Par précaution, cependant, je fais glisser de mon épaule mon lourd fusil thermonital et arme une cartouche plasmique. Je préfère ne prendre aucun risque, l'air des Franges charrie plus que jamais une odeur anxiogène de menace.

Quelle que soit sa nature, cependant, la chose qui inquiète Sioban ne semble pas vouloir se manifester. Les senseurs de Sativa, de leur côté, ne détectent pas le moindre danger. Je reste vigilant, mais me détends légèrement. Même si l'absence étonnante des habitants demeure inexpliquée, je songe que le fameux fléau n'est sans doute que le fantasme d'une gamine terrifiée. Ou l'une des innombrables légendes qui courent les Franges.

D'ailleurs, depuis qu'on a franchi les frontières du District 9, la jeune Tox paraît moins fébrile. Elle a cessé de jeter derrière elle des coups d'œil apeurés et ralentit l'allure. Sans doute se sent-elle rassurée par son environnement familier. Ou peut-être est-elle simplement fatiguée...

D'un pas de plus en plus pesant, elle gravit une dernière pente et, soudain, s'immobilise. Pour rompre la monotonie de notre marche silencieuse, et surtout m'assurer qu'elle ne risque pas de s'effondrer sur place, je la rejoins et demande :

— Ça va ? Tu tiens le coup ?

Un regard vide levé vers moi, la fille me fixe sans répondre. Un discret tressaillement spasmodique agite sa lèvre supérieure. Alors que je m'apprête à réitérer ma question, des grognements résonnent en contrebas. Sioban sursaute et se serre brusquement contre moi, les pupilles dilatées de terreur.

À la fois surpris et embarrassé par ce contact, je jette un coup d'œil par-dessus la tête de la gamine, enfouie contre ma poitrine. Nous nous trouvons au bord d'un surplomb de béton dominant une large tranchée, vestige d'une ancienne voie express. Elle s'étire sur plusieurs centaines de mètres avant de disparaître dans la bouche obscure d'un tunnel.

J'identifie rapidement l'origine des grondements. À mi-chemin de l'entrée du souterrain rôde un groupe de madogs. J'en frémis d'excitation. Mufle écrasé, mâchoire puissante garnie de crocs acérés, poitrail glabre et trapu, longues pattes musculeuses couvertes de rêches poils gris, ce sont bien les canidés mutants que je cherche. L'occasion rêvée de remplir rapidement mon contrat ! Une expression joyeuse au visage, j'écarte Sioban.

Je m'allonge sur le rebord pour observer les animaux : un mâle et deux femelles, accompagnés de trois petits. Les adultes ne comptent pas parmi les plus beaux spécimens, mais les jeunes semblent en bonne santé. Ils conviendront très bien à Heurtebise. En plus de reproducteurs, le chef de la sûreté a stipulé qu'il voulait quelques chiots. C'est logique. S'il compte en faire les auxiliaires de sa police, des bébés seront plus faciles à dresser.

Embusqué derrière une arête de béton, je poursuis quelques instants ma surveillance, réfléchissant au meilleur plan pour capturer les bestioles. La présence de Sioban commande de ne pas trop s'exposer. Et les adultes efflanqués paraissent sous-alimentés, ils n'ont vraiment pas bonne allure. Ils ne valent pas de courir des risques inconsidérés, il est préférable de les sacrifier.

Depuis ma position, je peux facilement les neutraliser d'un tir de thermonital, tandis que Sativa empêchera les petits de s'enfuir. J'épaule mon fusil et vérifie que ma partenaire est prête à bondir. Je fronce les sourcils, intrigué. Tapie à mes côtés, parfaitement immobile, elle ne semble pas disposée à passer à l'attaque.

— On n'est pas les premiers sur le coup, indique-t-elle en réponse à ma muette question.

Je baisse mon arme et suis la direction de son regard. À quelques mètres des chiens, une petite silhouette couleur de muraille se faufile avec précaution.

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