2.2 Le Petit Prince

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Yani

Plié en deux, j'me glisse dans l'ombre terreuse du remblais et j'me rapproche à pas de loup. J'avance à contre vent, avec précaution, en vérifiant bien à chaque fois où j'pose le pied. Faut pas que j'fasse rouler la moindre pierre ou qu' j'écrase une brindille, le bruit pourrait alerter le gibier. Prudence et précision, c'est c'que répète toujours oncle Riss. Quand on chasse, ça sert à rien d'vouloir aller trop vite, c'est comme ça qu'on commet des erreurs.

Y s'rait fier de moi, oncle Riss. Jusque là, des erreurs, j'en ai fait aucune. Ça fait plusieurs heures que j'piste les madogs et pour le moment ils m'ont pas repéré. L'Immuable, merci !

Je m'accroupis derrière la carcasse cramée d'une bagnole. Paraît qu'autrefois, y avait plein de ces machines qui circulaient sur la voix express. Ça fait un sacré bail qu'elles sont toutes hors d'usage, y a plus rien qui roule par ici et tout c'qui reste c'est ces tas d'ferrailles rouillées et noircies. C'est moche, ça coupe, ça encombre le passage, mais en attendant, ça m'fait un bon affût.

J'glisse un œil par dessus la tôle. Les clebs ont l'air d'avoir l'intention de s'poser. Le mâle, il flaire partout et pisse en cercle pour marquer son territoire. C'est pas trop tôt ! J'commence à en avoir ma claque de leur filer le train en plein cagnard.

En même temps, j'vais pas m'plaindre, hein ! Si j'avais voulu un boulot facile, je s'rais resté avec les petits qui ramassent des plantes autour du village ou vont rapiner des trucs au fief des guérisseurs. Sauf que j'ai dix ans ! À c't' âge-là, chez les Omeyans, on traîne plus avec les marmots, on est déjà un chasseur. Et si j'veux qu'les Farouches m'acceptent parmi eux, j'ai intérêt à rapporter autre chose que des touffes d'ophiogo desséchées ou des ravinots tout maigres.

Bon, sûr qu'Ima va encore maronner que j'prends trop de risques... Mais j'pouvais pas laisser passer l'occasion. Depuis quelques temps, le gibier s'fait rare et ces clébards, c'est une sacrée bonne affaire. J'ai vraiment eu du bol de tomber sur eux.

À condition qu'le vieux mâle et ses deux grognasses dégagent de là. J'suis courageux mais pas stupide, j'vais pas m'frotter tout seul à des madogs adultes. Moi, j'vise les chiots. Ça nous fera déjà d'la viande pour au moins deux semaines. Faut pas avoir les yeux plus grands qu'le ventre, comme dit oncle Riss. Pis ils seront plus tendres.

Tassé derrière mon abri, j'patiente encore une bonne poignée de minutes avant qu'le mâle décide enfin de s'éloigner. Les femelles tardent pas à le suivre. Ouaich, ils s'en vont chercher à bouffer pour leurs petits. C'est là-dessus que j'comptais. Ça m'laisse le champ libre, mais j'ai pas beaucoup de temps. Faut que j'dégomme les chiots et que j'les récupère avant que les autres reviennent.

Vite fait, j'vérifie qu'mes sandales sont bien attachées et les pans de ma tunique solidement noués dans ma ceinture. S'agirait pas de m'prendre les pieds dedans quand j'passerai à l'attaque. J'm'assure aussi de pouvoir attraper facilement mon couteau de chasse, puis j'sors de ma poche les trois billes d'acier qui me quittent jamais et j'arme ma fronde. C'est le moment.


Gabriel

La tignasse brune et bouclée du gamin émerge derrière l'amas de tôles, ses intentions sont limpides : abattre les chiots, s'en emparer et disparaître avant le retour des adultes. Je valide la technique d'un sourire approbateur. S'il est rapide, le gosse peut réussir. Je regrette presque de devoir ruiner ses efforts.

Mais moi, je veux les petits vivants. Je ne peux pas le laisser les tuer. Je me redresse, évaluant la distance qui le sépare des canidés. À mes côtés, la voix de Sativa s'élève, chargée d'un reproche palpable.

— Tu ne vas pas lui voler son gibier ! Il en a besoin pour nourrir sa famille.

Je la fixe, interloqué. Depuis quelques temps, elle développe une espèce d'humanisme pénible qui commence à m'agacer. Mais non ! Cette fois, elle ne m'enfumera pas comme avec la Tox. J'ai besoin de ces madogs, le petit chasseur devra s'en trouver d'autres.

Je lui jette un regard noir qu'elle soutient tranquillement, les paupières mi-closes et les babines retroussées d'un sourire narquois. Un claquement sec retentit. Je comprends trop tard que je viens de me faire avoir. Pendant qu'elle mobilisait mon attention, le gamin est passé à l'action.

Dans un enchaînement précis et rapide, la fronde siffle trois fois. Le premier projectile s'écrase sur le crâne du chiot le plus proche et l'assomme sur le coup. Le second atteint son frère à la pointe du museau, l'animal fait une cabriole sur lui-même et retombe sur le dos, les pattes agitées de tremblements. Le troisième caillou frappe le dernier au poitrail, brisant net l'articulation de l'épaule. Il s'affale dans la poussière avec des hululements de douleur.

Dans le même temps, l'enfant a bondi hors de son abri. En quelques foulées élastiques, il est près de sa proie et fait taire ses lamentations d'un coup de couteau en travers de la gorge. Il examine ensuite le produit de sa chasse et s'affaire aussitôt à lier ses victimes ensemble pour les transporter plus aisément. Tout à sa joie, il ne voit pas arriver la menace.

Répercutée et amplifiée par les décombres, la plainte du chiot a été entendue. Les adultes ne se sont guère éloignés. Au premier hurlement, ils ont fait volte-face et pris leur course en direction du tunnel. Dévalant les gravats à toute vitesse, les oreilles en arrière et les crocs découverts, ils débouchent ensemble de trois directions différentes, prêts à l'attaque. L'enfant est cerné.

— Il faut toujours surveiller ses arrières, petit ! murmuré-je, un peu déçu que le jeune chasseur ait commis une erreur aussi grossière.

Il a pourtant fait preuve de beaucoup d'habileté, il aurait mérité de réussir. Mais il est évident qu'il n'a aucune chance. Les madogs se ruent à l'assaut, excités par la rage et la perspective d'une proie facile.

Sativa s'élance. Toutes griffes dehors et l'échine hérissée, elle bondit sur le dos du grand mâle et plante dans sa nuque ses canines d'iridium. Le sang gicle.

Je n'ai aucun doute sur l'issue du combat. Lorsqu'elle passe à l'attaque, ma partenaire ne fait pas dans la dentelle. Je décide néanmoins de lui épargner la peine de réduire les madogs en charpie. Le fusil thermonital crache. Le rayon meurtrier fauche l'une des femelles en pleine course. L'autre, plus habile, parvient à atteindre le garçon et à refermer ses crocs sur sa jambe avant de s'effondrer à son tour.

Je grommelle, moyennement satisfait de mon tir. Laissant à Sativa le soin de dépecer le chef de la meute, je remets mon arme à l'épaule et descends vérifier que le gamin s'en tirera sans trop de dommage.

Encore sous le choc, l'enfant me laisse approcher et examiner sa jambe. Puisant dans mon sac à dos le matériel nécessaire, j'entreprends de soigner la blessure. Tandis que je m'y emploie, je surveille le petit garçon du coin de l'œil. Il ne semble pas effrayé, juste totalement ahuri. Son regard effaré navigue entre moi, les cadavres des madogs et Sativa qui s'active à débarrasser son pelage des dernières traces de sang.

Visiblement, il se demande d'où sortent cet homme et ce félin étrange qui lui ont évité de se faire dévorer. Et surtout, pourquoi on a pris la peine de lui porter secours.

Dans l'esprit d'un petit Frangeux, des yeux et des cheveux clairs, une carrure athlétique, une allure soignée et des armes redoutables comme les miennes désignent sans doute un membre de l'Élite ou le seigneur d'un clan de Paladins Blancs. Des personnages qui n'ont pas la réputation de s'inquiéter du sort d'un va-nu-pieds omeyan. J'imagine sans mal sa confusion.

Pourtant, je me trompe. Le gamin fixe mon tatouage et, apparemment, il en connaît parfaitement la signification. Il demanda d'une petite voix inquiète :

— Z'êtes un exo ? Vous allez me prendre ma chasse ?

J'achève de pulvériser un antiseptique sur la plaie et le considère d'un œil sévère.

— Je n'ai pas l'habitude de voler les prises des autres ! répliqué-je. Tu as tué les petits, ils sont à toi. Quant aux adultes, ils ne me servent à rien. Tu peux les garder.

Les yeux de l'enfant se mettent à briller et son petit visage maculé de crasse s'éclaire d'un sourire jubilatoire. Il spécule déjà sur la quantité de viande fraîche que représentent les madogs. Sûrement de quoi nourrir les siens pendant un bon moment !

— Sauf le mâle, je précise. Il appartient à Sativa. À elle de décider ce qu'elle veut en faire.

Un peu déçu, le garçon opine cependant du chef. C'est la loi de la chasse, la proie revient à celui qui l'a abattue. Un langage qu'il comprend. Il estime le moment venu d'exprimer un minimum de reconnaissance.

— Euh... Merci M'sieur, bredouille-t-il.

— Pas de quoi ! Tu devrais t'en sortir, mais c'est une vilaine morsure. Évite de trop cavaler dans les jours qui viennent si tu veux que ça cicatrise correctement.

L'expression de l'enfant se rembrunit.

— J'ai pas le temps de me reposer, soupire-t-il, faut que j'ramène ma chasse au village.

Il s'efforce de se remettre debout et poursuit d'un ton bravache que dément sa petite figure crispée par la douleur :

— J'ai pas mal. Pis j'en ai vu d'autres... Nous, les chasseurs omeyans, on s'arrête pas pour si peu !

— Oh ! commenté-je avec un sourire mi amusé mi sérieux. Et tu es déjà un grand chasseur !

Le gamin bombe crânement son petit torse.

— J'me défends ! répond-il avec fierté. Un jour, je s'rai le Prince-Farouche de mon clan ! Yani Schem'Mo, le meilleur pisteur de tous les temps !

La déclaration grandiloquente manque de m'arracher un rire. Mais l'enfant ne plaisante pas et sa conviction est touchante. Je lui tends la main.

— Je n'en doute pas ! Je me souviendrai de ton nom. Moi, c'est Gabriel Dévereau, ravi de faire ta connaissance, petit prince !

Le gosse cogne solennellement son poing fermé contre le mien. Ses yeux brillants glissent un instant sur le signe de l'Yrkan.

— P'têt même que j'pourrai intégrer la Guilde, réfléchit-il à haute voix. J'adorerais ça ! Devenir un exo, posséder une arme terrible, me battre, voyager... Pis avoir un limier comme le vôtre, aussi. Elle est drôlement badasse !

Je hoche la tête avec une moue dubitative. Pas certain que Sativa apprécie le commentaire. Et puis, le garçon se fait visiblement des illusions sur les charmes de la vie de traqueur.

— C'est un métier dangereux, objecté-je, et exigeant... On n'entre pas comme ça dans la Guilde, petit. La marque de l'Yrkan se mérite ! Si tu espères la recevoir, tu devras t'entrainer durement et faire tes preuves. Pour commencer, il te faudra trouver un mentor qui accepte de te former...

— Et les bons maîtres se font rares, m'interrompt Sativa d'un ton ironique. À ce propos, je te rappelle que tu as déjà un apprenti dont il serait temps que tu te préoccupes ! Sioban ne va pas bien. Mes scanners indiquent que son état continue de se dégrader.

Le jeune Frangeux rive sur l'animadroïde des yeux incrédules.

— Elle parle ! s'exclame-t-il, sidéré.

— Oui, je bougonne, trop ! Mais il est généralement préférable d'écouter ce qu'elle a à dire.

La mine sombre, je me résous à suivre ma partenaire qui rebrousse déjà chemin vers l'endroit où nous avons laissé la Tox. Malgré la douleur qui lui tiraille le mollet, Yani s'empresse de nous filer le train, un regard enthousiaste fixé sur Sativa.

— Cool ! se réjouit-il.

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