3.1 Un abri pour la nuit

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Gabriel

L'état de Sioban est en effet préoccupant. Elle a réussi à descendre au niveau de la chaussée, mais manifestement elle n'a pu aller plus loin. Recroquevillée en chien de fusil, elle s'est blottie au pied de l'éboulis. Une sueur glacée inonde son visage livide, convulsé de souffrance. Son corps s'agite de tremblements incoercibles.

En apercevant la jeune fille, Yani pince le nez et crache sur le sol.

— Beurk ! s'exclame-t-il d'un air dégoûté. Une Tox ! Qu'est-ce que vous faites avec cette vermine ?

— On l'a trouvée à Eklonn, expliqué-je, on la ramenait chez elle.

— Ben vous auriez mieux fait de la laisser là-bas, assure-t-il, elle n'en n'a plus pour longtemps. Pis ces filles, elles sont bonnes à rien tant qu'elles n'ont pas eu leur dose. Et celle-là, elle est en manque.

Je hausse un sourcil perplexe.

— Que disent tes scans, Sativa ?

— Que le garçon n'a pas tort. Une partie de ses symptômes sont en effet la conséquence d'un syndrome de manque.

Je me penche vers Sioban et considère ses pupilles anormalement dilatées. Le front soucieux, je me tourne vers ma partenaire.

— Tu penses qu'un neuro stimulant pourrait la remettre sur pied ?

— Peut-être... Ça lui permettra de tenir debout, mais ça ne suffira pas. Je te l'ai déjà dit, son état général est très dégradé. Le neuro-stim atténuera le manque, mais il ne la guérira pas et l'effet sera provisoire. Elle a besoin de soins adaptés.

— On peut toujours essayer... Au moins, elle sera capable de marcher. Il faut qu'on reparte et je n'ai pas l'intention de la porter.

— Bah, vous avez qu'à la laisser là ! suggère Yani. C'est rien qu'une pute camée qui déshonore sa famille !

Je lui jette un regard désabusé, sa remarque ne me surprend guère. En matière de moralité féminine, les Omeyans sont aussi rigoristes que les partisans de Pestrel. Ils traitent les prostituées comme les pires des parias. Moi-même, je ne partage pas cet ostracisme, je réserve plutôt mon mépris aux clients de ces filles.

En revanche, je dois admettre que la solution du gamin est tentante. À Eklonn, l'éventualité que la mort me débarrasse rapidement de Sioban m'a effleuré l'esprit, je l'avoue. C'est même ce qui m'a décidé à lui passer le bracelet d'apprenti. Mais à présent, en la voyant si fragile et vulnérable, l'idée de l'abandonner me met curieusement mal à l'aise.

De nouveau, je fouille dans mon paquetage et tire de mon kit de survie une ampoule emplie d'un liquide bleuâtre. Tandis que je charge l'injecteur et l'applique sur le cou de la jeune fille, je demande à Yani :

— Tu ne connaîtrais pas un endroit dans le coin où on pourrait la conduire ? Ou alors, des gens capables de prendre soin d'elle ?

Le garçon lève vers moi une mine renfrognée.

— Y a bien le fief des guérisseurs... lâche-t-il. À côté de chez moi. Probable que le Docteur Sorrow acceptera de s'occuper d'elle. Elle s'occupe de tout le monde, même des Toxs !

— Et c'est loin ?

— Environ trois heures de marche, indique Yani avec un geste vague en direction du nord, de l'autre côté du tunnel...

Je réfléchis un instant, observant les environs.

— Ça devrait le faire... Est-ce qu'on ne pourrait pas emprunter le souterrain pour gagner du temps ?

Le gamin recule brusquement, un éclair d'effroi passe dans ses iris chocolat.

— Faites pas ça ! supplit-il, paniqué. C'est un tunnel de Hives ! Faut pas s'en approcher, c'est plein de morts-vivants !

— Qu'est-ce que tu racontes ? C'est quoi, cette histoire ?

— Des morts-vivants, j'vous dis ! Tout pâles, avec des yeux blancs ! Si on entre là-dedans, ils vont nous dévorer. Ils mangent la tête des gens !

La description macabre m'arrache un sourire. Les légendes effrayantes trouvent toujours un écho favorable parmi les populations crédules et peu éduquées des Franges, mais je ne crois guère aux zombies assoiffés de sang. Quant aux Hives... Lors de mes multiples pérégrinations, j'en ai parfois entendu parler. Cependant je n'en ai jamais rencontrés, de nouveau je me tourne vers Sativa en quête d'informations.

— Je ne crois pas qu'ils soient anthropophages, me rassure-t-elle. Pour ce qu'on en sait, c'est une communauté d'ermites un peu bizarres qui préfèrent vivre en sous-sol, mais...

Elle marque une brève pause. Contrairement à son habitude, elle paraît indécise.

— Les données à leur sujet sont quasi inexistantes. Difficile d'évaluer s'ils sont ou non dangereux. Toutefois, la majorité des autres clans semblent les craindre et s'en tiennent à distance. Il vaudrait peut-être mieux les éviter.

— C'est ça ! approuve Yani. Faut pas aller dans le tunnel !

Je me rembrunis, scrutant une nouvelle fois le vaste champ de ruines qui nous cerne de toute part.

— Ouais... grommelé-je. Mais ça veut dire une longue marche au milieu des décombres. Et la gosse risque de nous ralentir.

— Rien n'indique que le tunnel nous mènerait à bon port, objecte Sativa, ni même qu'il soit praticable.

— Il l'est pas ! affirme le garçon avec force. Et de toute façon, les Hives vous laisseront pas passer ! Si vous voulez absolument aller chez les guérisseurs, j'peux vous guider en surface. J'connais des passages.

Avidement, il guette ma réaction. Plus que tout, il semble redouter que je ne décide finalement d'emprunter le tunnel.

— Vous pourrez même venir vous reposer dans mon village, propose-t-il dans une ultime tentative de m'en dissuader.

J'hésite un instant, considérant le jeune chasseur avec suspicion. La solidarité n'est pas de coutume dans les Franges et son offre d'aide me surprend. Mais sans doute est-elle dictée par l'intérêt. Seul et blessé, il aura du mal à rapporter son gibier sans se le faire dérober en chemin. Le gamin se dit probablement que voyager en notre compagnie le mettra à l'abri d'une attaque. Néanmoins, les regards de convoitise qu'il a jetés sur mes armes et mon équipement pendant que je le soignais ne m'ont pas échappé.

— D'accord, j'acquiesce, conduis-nous. Mais ne t'avise pas d'essayer de nous perdre ou de nous voler !

Yani darde sur moi des prunelles innocentes.

— J'ferais jamais ça ! jure-t-il, la paume sur la poitrine. Vous m'avez sauvé la vie. J'vous dois le gage du sang.

Je lui rends son salut, inclinant la tête en signe d'assentiment. Pour l'heure, cette garantie me suffit. La dette de sang est profondément respectée chez les Omeyans. Et la plupart sont gens de parole, leur fierté leur interdit d'y manquer.

Il nous faut cependant patienter le temps qu'agisse le médicament administré à Sioban. Pendant qu'elle reprend ses esprits, je m'affaire à confectionner un traîneau à l'aide de bouts de ferraille arrachés aux squelettes des véhicules qui pourrissent alentour. Il permettra de transporter plus facilement les madogs et, au besoin, servira à la Tox si elle s'avère incapable de marcher.

Tandis que j'y charge les dépouilles des chiens, Yani jette un coup d'œil plein de regret à celle du mâle abattu par Sativa.

— Il ne faut pas se montrer trop gourmand, énonce ma partenaire d'un ton docte. Mieux vaut le laisser à disposition de ceux qui vivent ici.

— Vous voulez le donner aux Hives ? s'exclame le petit garçon d'un air effaré. Mais... Ils mangent pas de viande !

— Je croyais qu'ils bouffaient les gens ! plaisanté-je. Sans rire, Sativa... Tu penses que nous devons payer un tribut ?

Le félin me dédie un regard énigmatique.

— Je ne sais pas, avoue-t-elle, mais un geste de partage serait sans doute bienvenu. Je sens une présence...

— Hostile ?

— Non, mais on nous observe, c'est sûr.

— Dans ce cas, mieux vaut ne pas traîner !

J'ajuste les sangles du traîneau en travers de mon torse et, ainsi attelé, donne le signal du départ. D'un pas rapide, je prends la route du nord. À peu près requinquée par le puissant stimulant, Sioban me suit en clopinant. Le petit Yani se hâte de nous rejoindre. Il double la Tox avec un regard de mépris et calque son allure sur la mienne, les dents serrées sur la douleur qui doit lui cuire la jambe.


Sativa

Je m'attarde un instant à l'entrée du tunnel, les oreilles tendues vers l'obscurité. J'ai perçu quelque chose à l'instant où je passais devant, un bruit léger, minéral, comme une grêle de cailloux jetés sur le sol. Puis, quelques secondes plus tard, le murmure à peine perceptible de voix étouffées.

— Y a-t-il des signes, Maître ? Est-ce celui que nous attendions ?

— Je l'ignore, ma sœur. Peut-être... Ou peut-être pas. Les pions prennent leur place sur l'échiquier. Mais celui-ci pourrait être bien plus qu'un simple pion.

Intriguée, je m'approche à la lisière de l'embouchure. Mes senseurs infrarouges sondent l'opacité des ténèbres. À une cinquantaine de mètres à l'intérieur du souterrain, ils me révèlent une petite forme encapuchonnée, accroupie sur le sol poussiéreux. Une autre, longue et gracile, se tient derrière elle, la main sur son épaule.

Je fais un pas de plus.

— Sativa ! aboie dans le lointain la voix de Gabriel. Magne-toi !

J'hésite. Ma programmation et ma curiosité naturelle me commandent d'en apprendre davantage. Mais mon partenaire s'éloigne déjà le long de la rampe d'accès qui remonte au-dessus du tunnel et je préfère ne pas le perdre de vue. Le coin n'est pas sûr, il y a peut-être d'autres madogs qui rôdent et, embarrassé par le traîneau et les deux gamins éclopés, il a besoin de moi pour assurer ses arrières.

Je fais volte-face et verrouille mes capteurs optiques sur sa silhouette qui disparaît déjà au sommet de la pente. Juste avant de bondir, je capte la voix fluette qui enjoint avec douceur :

— Envoie un frère récupérer le corps de cet animal, il ne convient pas de négliger un cadeau...

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