3.2 Un abri pour la nuit

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Sioban

J'en peux plus, j'ai mal... Ça me brûle de partout, dans mon ventre, dans mes os, dans ma tête. C'est comme une armée de bêtes qui me bouffent de l'intérieur.

Je grimpe le talus à quatre pattes, les arrêtes de béton tranchantes m'écorchent les doigts et les genoux. Tendre la main pour les agripper me coûte un effort surhumain. J'ai le corps en miette, à la fois moite et glacé.

Juste au-dessus de moi, les pieds du gamin omeyan soulèvent un nuage de poussière. Elle me rentre dans les yeux et la bouche, me dessèche un peu plus la gorge. Je me mets à tousser. Sale vermine ! Je suis sûre qu'il l'a fait exprès !

J'ai pas les idées très claires, mais je vois bien qu'il fait tout pour me pousser à bout. Il manque pas une occasion de me bousculer, il choisit les passages les plus difficiles... Il cavale à toute vitesse et dès que j'arrive plus à suivre, il se plaint que je les ralentis. Petite teigne !

Heureusement que la panthère qui parle est là. Elle le recadre à chaque fois qu'il me traite de pute camée. Sativa... Je sais pas trop ce qu'elle est exactement, mais elle est gentille. C'est même la personne - la chose ? - la plus gentille que j'ai jamais rencontrée. Elle me parle avec douceur, sans me gueuler dessus. Elle fait attention à moi. Plusieurs fois, elle m'a poussée aux fesses avec son museau pour m'aider à escalader les éboulis.

Gabriel, le traqueur, il a l'air plutôt sympa, lui aussi. Il cause peu et je sens bien qu'il est pas ravi de m'avoir sur les bras, mais grâce à lui j'ai pu sortir du bastion. Il m'a mis ce truc au poignet et j'ai bien compris que c'était pour me protéger. Quand le garde l'a vu, à la porte, il a pas moufté et m'a laissée passer.

Et le médoc qu'il m'a filé, ça m'a fait du bien, aussi. Un peu... Pas autant qu'une dose de Morphen, mais ça m'a un peu calmé les douleurs du manque. J'aimerais bien que tous mes clients lui ressemblent. Propre et poli, avec une belle gueule... Si j'étais moins épuisée... j'aurais pu lui servir de guide au lieu de suivre ce gosse prétentieux.

On traverse une dernière passerelle branlante, je reconnais le coin. Le bloc de l'Étoile. On est tout près de chez moi. Le môme s'est arrêté et observe les ruines d'un air pas tranquille.

— Qu'est-ce qu'il y a ? s'impatiente Gabriel.

— C'est un nid de Toxs, il répond. Vaudrait mieux le contourner.

L'exo soupire, ce nouveau contretemps semble l'agacer.

— On est encore loin ? demande-t-il.

— Bah non... Le fief des guérisseurs est juste de l'autre côté. C'est pour ça que ces tarés squattent le coin. Quand ils ont plus de drogue, ils vont mendier des calmants. Mais faut se méfier, sont prêts à tout pour avoir leur dose.

Je lève les yeux vers le ciel. Moi je sais qu'il n'y a rien à craindre. À cette heure-ci, soit les miens n'ont plus de came et ils rentreront pas avant d'en avoir trouvé, soit ils ont fait le plein et alors ils sont plus en état d'agresser qui que ce soit.

Je fais un gros effort pour me redresser. Les jambes me tirent à en hurler, mais je me force à avancer, je passe devant et m'engage entre les immeubles. Sativa m'accompagne sans hésiter et le traqueur lui emboîte le pas, son pistolet au poing. Le gamin est bien forcé de suivre.

Au bout de quelques minutes, on tombe sur les membres de mon clan, rassemblés autour d'un feu de camp presque éteint. Comme je m'en doutais, ils sont en plein trip. Des dizaines d'ampoules brisées et d'injecteurs usagés jonchent le sol entre leurs corps d'où s'échappent des gémissements de plaisir.

Le môme repousse l'un d'eux du bout de sa sandale.

— Rêve bleu... grogne-t-il. Sont complètement cuits ! Des vrais légumes !

Je reste figée sur place, j'entends même plus les vacheries que débite ce petit con. Il peut pas savoir, de toute façon, le bien que ça fait de pouvoir fermer les yeux sur ce monde pourri ! D'un regard fébrile, je cherche à repérer une dose intacte parmi les corps emmêlés. Je fouille la scène des yeux, ils en ont bien laissé une...

Mais j'en vois pas. Peut-être que dans la planque...

J'oublie ma fatigue et la douleur, je me précipite vers l'immeuble, je m'engouffre sous le porche béant, traverse le hall en trébuchant. J'arrache à la volée la vieille bâche à moitié déchirée qui masque la paillasse. Je tombe à genoux sur le matelas défoncé, je fouille la cache derrière les vielles planches pourries, mes lèvres tremblent. Elle est vide.

— Y en a plus, je constate, en larmes, ils ont rien laissé...

Les autres m'ont suivit, Sativa murmure avec douceur :

— Ça ne sert à rien de rester là, viens.

Je lève vers elle un regard vide. Le gosse omeyan en profite pour ramener sa fraise.

— Ouais, faut s'tirer ! Les autres vont pas tarder à se réveiller.

L'exo hoche la tête, il m'attrape le bras et me force à me relever. Je le suis sans protester, j'ai plus la force. J'avance mécaniquement. Sa poigne ferme me soutient tandis qu'on traverse le bloc au pas de course. J'arrive à peine à aligner deux idées.

On déboule enfin devant le fief des guérisseurs.

— Merde ! lâche le môme. On arrive trop tard, ils ont déjà fermé les portes.

Gabriel s'approche du grand portail renforcé de métal dans l'intention de frapper, mais l'autre l'en dissuade.

— Pas la peine, l'accès est interdit après le coucher du soleil. Et si on insiste, les gardes sont capables de nous tirer dessus.

D'un signe de tête, il désigne les deux mitrailleuses installées au sommet du mur.

— Pas très accueillant pour un lieu de soins, commente Sativa.

— Bah... C'est depuis que l'ancien maître des guérisseurs a disparu, explique-t-il. Leur nouvelle patronne, elle veut plus laisser entrer personne une fois la nuit tombée.

— Tu aurais pu en parler !

Le môme se braque aussitôt.

— Vous m'avez pas demandé ! Et puis, j'pensais qu'on arriverait plus tôt... C'est pas ma faute si la Tox se traîne comme un vormo décérébré.

— Les vormos n'ont pas de cerveau, rectifie Sativa d'un ton de prof, seulement un système neuro sensoriel rudimentaire.

— Ouais... Ben ça, j'sais pas ! Par contre, c'qu'est sûr c'est que vous entrerez pas avant demain matin.

— Alors il nous faut un autre abri ! gronde-t-elle. Sioban a besoin de nourriture et de repos.

Il pince le nez. Bien fait pour lui, il avait qu'à pas leur promettre de les conduire dans un endroit sûr. Maintenant il est obligé de tenir parole. Il me fixe d'un air renfrogné et lâche un soupir. Haussant les épaules, il commence à s'éloigner le long de la muraille.

— Z'avez qu'à m'suivre, bougonne-t-il, mon village est tout près. Mais elle devra rester à sa place et pas s'montrer aux hommes. C'est la règle !

Sale petit morveux ! Tu sais où tu peux te la mettre ta règle ? Si j'étais pas si crevée... Mais elle a raison, Sativa, j'ai trop besoin de dormir. Pis ce village, c'est là que vit Ouerdji, mon dealer. Avec un peu de chance, il voudra bien me filer une dose.


Gabriel

Ce que Yani appelle village tient davantage du gros campement aménagé sur des ruines, celles d'un complexe hospitalo-universitaire datant d'avant la Guerre d'indépendance. Comme à peu près partout dans les Franges, les populations s'étaient contentées d'investir les bâtiments qui avaient résisté aux combats. Les familles omeyannes avaient pris possession des rares constructions encore debout de l'ancien campus, tassées au pied du haut mur couronné de barbelés qui enserre l'hôpital.

Sativa observe les lieux sans enthousiasme. Sa mine réprobatrice me tire une grimace amusée au souvenir de son incrédulité lorsqu'en sortant de sa stase, elle avait découvert les Franges pour la première fois.

— C'est insensé, s'était-elle indignée, ces humains vivent comme au Moyen-âge laGaïen ! Enfin, la guerre est terminée depuis trois siècles, pourquoi n'ont-ils pas reconstruit ?

J'avais eu bien du mal à lui expliquer le poids, à la sortie de la guerre, du mouvement éco-insoumis qui prônait pêle-mêle la décroissance, le rejet d'une société coercitive, le retour à une vie simple en phase avec la nature et dépourvue de technologie et la remise à l'honneur des cultures traditionnelles.

À l'époque, une partie de la population asilide les avait suivi par conviction. Les autres n'avaient pas eu d'autre choix car, dans le même temps, l'Oligarchie Blanche se barricadait dans ses Bastions-États et triait ses citoyens sur la base de leur patrimoine génétique et de leur appartenance à la lignée des Deux-cents Premiers. Par la suite, beaucoup de Frangeux avaient certainement déchanté, mais il était déjà trop tard. Peu à peu, les savoirs s'étaient perdus et les modes de vie primitifs redevenus la règle.

Pour le cerveau quantique de Sativa, cependant, fruit de siècles de progrès scientifique et d'évolution technologique, cet état de fait occupe toujours une place de choix dans la longue liste d'incohérences qui émaillent à ses yeux l'histoire de l'humanité.

À l'entrée du village, les chasseurs omeyans qui montent la garde se montrent rien moins qu'accueillants. Cependant, la présence de Yani et surtout le traîneau chargé de viande fraîche semblent les adoucir. Ils nous permettent finalement de passer et, au bout de quelques minutes, le patriarche du clan lui-même sort à notre rencontre.

— Jolie chasse ! apprécie-t-il, tandis que Yani lui relate les évènements.

L'homme d'une cinquantaine d'années, nommé Riss Schem'Mo, s'avère être l'oncle du garçon. Il m'assure que la dette de son neveu est désormais la sienne et que nous sommes les bienvenus sous son toit. Toutefois, son hospitalité ne va pas jusqu'à déroger à ses principes. Après un coup d'œil sévère à Sioban, dissimulée sous sa longue cape de laine, il confirme l'avertissement de Yani. Elle peut rester pour la nuit, mais devra la passer à l'écart sous la surveillance étroite des femmes.

Sativa décrète aussitôt qu'en ce cas, elle restera avec elle. Le vieil homme écarquille des yeux stupéfaits mais s'empresse d'accéder à sa requête. De sa vie, il n'a jamais vu de biodroïde. Pour lui, ce félin doué de parole sent beaucoup trop la sorcellerie et, visiblement, il ne tient pas plus que ça à l'introduire dans son foyer.

Je suis donc le seul invité à entrer dans la salle commune. Une pièce basse où l'odeur de moisi et d'humidité le dispute à celle, douceâtre et écœurante, de l'huile grésillant dans les lampes. Les hommes du clan se rassemblent autour de moi dans la lumière fumeuse, assis en tailleur sur des tapis rapiécés. Ensuite, quelques femmes en caftan sombre viennent servir le repas.

Peu de nourriture en fait : une sorte de bouillie de céréales poisseuses accompagnée d'un pain dur et d'un breuvage trouble qui peut être du thé. D'un geste, je décline l'invitation à me resservir, conscient du sacrifice énorme constitué par la part qu'on m'offre. Le dénuement de ces gens est extrême. En témoignent leurs vêtements usés jusqu'à la corde, l'aménagement sommaire de leur refuge, leur aspect maladif comme la tristesse épuisée de leur regard. L'apport protidique fourni par les madogs sera incontestablement le bienvenu.

— La viande que tu nous as donnée doit d'abord être séchée et fumée, indique le patriarche comme s'il devinait mes pensées. Je suis désolé de ne pouvoir la partager avec toi ce soir. Mais si tu restes quelques temps parmi nous...

Je fais un signe de dénégation et le rassure :

— Cette viande est à vous, vous en avez plus besoin que moi. Et demain matin, je serai parti.

— Oh, dommage ! déplore Riss Schem'Mo. Les madogs sont une nourriture appréciée, mais ils peuvent devenir une menace sérieuse s'ils s'approchent trop du village. Et il y a d'autres dangers. Un fusil de plus nous serait bien utile...

Je n'ai guère envie de m'aventurer sur ce terrain. Je me suis engagé envers Heurtebise. Et à voir la misère ambiante, je doute que le clan de Yani ait les moyens de satisfaire mes exigences salariales. J'ébouriffe les cheveux du gamin qui a réussi à s'asseoir auprès de moi.

— Vous avez de bons chasseurs, affirmé-je, et j'ai d'autres obligations.

— Je comprends, acquiesce le patriarche avec une pointe de regret. Je suppose que tu as déjà un contrat...

Il prélève dans le plat commun une boulette de pâte visqueuse qu'il enfourne dans sa bouche édentée. Il la mâchonne pensivement, essuie sa moustache grise d'un revers de main et demande, les paupières plissées :

— Yani m'a dit que tu souhaitais aller à l'hôpital... Est-ce que les guérisseurs t'ont appelé pour chasser le Fléau ?

— Non, je réponds, un peu surpris par la question, je compte seulement y déposer la Tox.

— Ah... lâche-t-il, visiblement déçu. L'ancien directeur, le Professeur Serra, est sorti pour le tuer il y a plusieurs semaines, mais il n'est pas revenu. Alors, je me disais...

J'affiche une expression désabusée.

— Sans doute n'avait-il pas les compétences nécessaires... Pour traquer des bêtes dangereuses, il est toujours préférable de recourir à un professionnel.

— Certes... concède le patriarche d'un ton las. Mais Ary Serra ne manquait pas de talents. Et il était du genre à régler les problèmes lui-même.

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