4.1 L'empathie d'une IA
Sativa
— Tu te fous de moi, pauvre conne ?
L'insulte, ponctuée d'une gifle claque avec la violence d'un coup de fouet et résonne sous le plafond bas du gourbi. Je frémis et m'aplatis dans l'ombre, à l'entrée du réduit insalubre. Je ne suis pas programmée pour l'empathie, mais mes senseurs me transmettent avec une extrême acuité la terreur de Sioban.
Je glisse un œil par la porte branlante, un grand type osseux au teint olivâtre, vêtu d'une tunique crasseuse, fixe d'un regard biaiseux l'adolescente recroquevillée sur le grabat .
Je n'aurais pas dû m'éloigner !
Quand les femmes omeyannes nous avaient entraînées vers cette masure décrépite, isolée à l'autre extrémité du camp, j'aurais pu me douter qu'on ne laisserait pas cette pauvre fille tranquille. Rien que l'endroit en disait long sur la manière dont on la considérait : une bâtisse délabrée, dans laquelle le sable entrait par tous les trous, tout juste pourvue d'une vieille paillasse moisie.
Les matrones ne cessaient de la bousculer et de la rabrouer et j'avais dû plusieurs fois intervenir. J'avais fini par les chasser, ne gardant avec nous que la sœur de Yani, une jeune femme à peine plus âgée que Sioban. Elle m'avait semblé un peu moins bornée et rigoriste que les autres et s'était montrée plutôt compatissante à l'égard de ma protégée.
J'avais donc laissé la petite sous sa garde pour sortir inspecter les environs et m'assurer qu'on ne nous préparait pas un coup tordu, ces Omeyans ne m'inspiraient qu'une confiance relative. Les cris d'effroi de l'adolescente ne font que confirmer mes craintes.
Un sourire suffisant aux lèvres, le type fait craquer ses doigts et lâche avec une expression carnassière :
— Et maintenant, tu vas m'expliquer ce que tu foutais avec cette saloperie d'exo !
— Je... C'est... balbutie Sioban. C'est son limier qui m'a trouvée dans l'entrepôt. Il m'a aidée à sortir d'Eklonn.
— Quel entrepôt ? rugit l'autre. Qu'est-ce que tu foutais dans un entrepôt ? Je t'envoies pas à Eklonn pour faire des courses ! Pourquoi t'étais pas dans la crypte à t'occuper de tes clients ?
Je dresse l'oreille, ma base de données me livre une série de mots-clés : proxénète, souteneur, maquereau...
— C'est à cause du client de Chan ! se défend Sioban. Il voulait à tout prix qu'elle le suive chez lui. Mais Chan, elle avait peur d'y aller toute seule, elle m'a demandé de l'accompagner !
La vilaine figure de l'Omeyan se décompose.
— Me dis pas que toi et ta copine, vous avez quitté la zone sécurisée pour aller vous balader en ville !
— Mais c'est un gros client... plaide-t-elle. Il paye bien. Et puis, il voulait de la came. T'avais dit...
Une nouvelle gifle s'écrase sur la joue de l'adolescente. L'homme la saisit par les épaules et se met à la secouer violemment.
— Espèce de suce-queue débile ! éructe-t-il. Je vous ai juste dit de pousser vos clients à consommer ! Le but c'est qu'ils deviennent accros pour que les patrons puissent faire leur business à Eklonn. Et pour ça faut de la discrétion, putain ! La dernière chose à faire c'est risquer d'être repéré !
Il lève la main, prêt à la frapper de nouveau. Je me hérisse. Je me jetterais volontiers sur lui toutes griffes dehors pour le transformer en bouillie, mais les lois cybernétiques auxquelles je suis soumise s'y opposent. Il se contente de la repousser sans ménagement, elle n'est pas en danger de mort immédiat et sanctionner la brutalité ne fait pas partie des situations qui m'autorisent à attenter à la vie humaine.
— Et après ? interroge-t-il, furieux. Comment tu t'es retrouvée dans cet entrepôt ?
Terrifiée, Sioban se rencogne le plus loin possible de son tortionnaire. Elle déballe à toute vitesse :
— On est allée chez le client. On s'est partagé les doses que t'avais données à Chan. Moi, j'ai juste pris un peu de Morphen. Je suis redescendue la première et... Le client, il avait pas l'air bien... Genre, il tremblait et il délirait. J'ai dit à Chan qu'il fallait qu'on se tire, mais elle était encore un peu dans les vapes. Elle m'a dit de partir devant, qu'elle me rejoindrait.
— Putain ! réitère l'homme. Et où elle est, maintenant, cette conne ?
— Je sais pas. J'ai pas pu retourner à la crypte, y avait des patrouilles... Alors je me suis cachée dans l'entrepôt où l'exo m'a trouvée. Chan, elle a dû rentrer de son côté.
L'Omeyan se campe devant la petite et la toise d'un air mauvais.
— Je vais lui faire passer le goût des initiatives, à cette salope ! fulmine-t-il. Quant à toi... Qu'est-ce que t'as raconté à l'exo ?
— Rien ! Rien, je te jure ! D'ailleurs, il m'a rien demandé.
— Ouais... T'as intérêt ! Je veux pas que tu l'approches. Tu vas rester ici jusqu'à ce qu'il dégage ou que je trouve le moyen de lui régler son compte.
L'adolescente courbe la tête, soumise. Au bout d'un instant, cependant, elle ose demander d'une petite voix :
— Ouerdji, s'il te plaît... Tu peux me filer une dose ?
L'Omeyan se rapproche avec un rictus vicieux. Il la relève brutalement.
— Alors là, ma belle, ricane-t-il, pour ça, il faudrait que tu le mérites !
— Mais... proteste-t-elle, les yeux pleins de larmes.
Il éclate d'un rire gras.
— La prochaine fois t'as intérêt à faire correctement ton boulot ! Heureusement pour toi que ton gros client d'Eklonn est à ce point accro à ton cul de camée. Franchement, je me demande pourquoi... Mais après tout, je m'en cogne ! Du moment qu'il paye.
D'un air dégoûté, il la repousse sur le matelas. Il fouille dans sa poche, en tire un petit paquet emballé dans un bout de chiffon qu'il lui jette d'un geste plein de mépris, puis se dirige vers la porte. Arrivé sur le seuil, il se retourne et lance d'un ton graveleux :
— D'ailleurs, dans deux jours, tu vas retourner t'occuper de lui. C'est précisément le genre de poisson qui intéresse les patrons. Alors, je veux que tu sois en forme. Je repasserai tout à l'heure m'assurer que tu perds pas la main !
Je me tasse dans l'ombre et le laisse s'éloigner. Un bref instant, en le voyant disparaître à l'extrémité du couloir, j'hésite. Mes senseurs m'inondent d'informations : le cœur de Sioban qui bat la chamade, la sueur aigre, les larmes qui perlent à ses paupières, le sang qui fuse sous sa peau en nouvelles ecchymoses... Mes algorithmes compilent les données et les traduisent en termes d'émotions. Peur, douleur, humiliation...
La maltraitance subie par l'adolescente aurait sans doute convaincu un humain de punir son bourreau. Peut-être Gabriel l'aurait-il fait. Moi, je ne suis pas censée réagir à des sentiments ni obéir à des impulsions.
Une IA ne se base pas sur des émotions pour décider comment agir. Elle n'est pas programmée pour rendre la justice. Elle se réfère à des analyses rationnelles et, pour l'heure, celles-ci m'affirment que l'Omeyan ne menace pas la vie de la jeune fille.
Pourtant, quelque chose de l'ordre d'une aversion profonde me suggère de me jeter sur ce déchet humain et de le dépecer sans pitié.
Je me hâte de refouler cette sensation inédite qui risque de provoquer un conflit nuisible à mon efficacité. Dans l'immédiat, je dois assurer la sécurité de la gamine et massacrer ce type ne m'y aidera en rien. À pas feutrés, je me glisse dans la pièce.
Une petite silhouette vêtue de noir émerge du fond de la pièce et me devance auprès de Sioban. Ima, la sœur de Yani, je l'avais oubliée celle-ci. Avec des gestes maladroits, elle rajuste le manteau sur le corps meurtri et frissonnant qui sanglote en position fœtale et lève vers moi un regard contrit.
— Je suis désolée, souffle-t-elle, j'ai essayé d'empêcher Ouerdji de la battre, mais je n'ai rien pu faire...
Je considère la jeune fille et émet un miaulement compréhensif. Évidemment ! À la manière dont il traite les femmes, je ne vois pas comment elle aurait pu avoir la moindre influence sur lui. Je suis déjà surprise qu'elle ait tenté de s'interposer.
— C'est qui, ce type ? demandé-je.
— Ouerdji Zayn'Mo, un mauvais Omeyan qui bafoue les enseignements de l'Immuable ! Il trafique avec les Toxs, il recrute des filles perdues comme ton amie et il les oblige à se vendre.
— Et ton oncle le laisse faire ?
— Beaucoup écoutent Ouerdji... déplore-t-elle. Mon oncle est un saint homme, mais notre communauté est pauvre et certains tirent profit de ses trafics. Des jeunes, surtout, des bons à rien qui préfèrent s'enrichir en volant plutôt que de travailler honnêtement.
Elle détourne la tête et jette autour d'elle des regards anxieux, comme si elle redoutait de voir ces malandrins surgir au milieu de la pièce. Les mots se bousculent sur ses lèvres, pressés par l'inquiétude.
— Ouerdji et sa bande ne respectent pas les traditions ! s'exclame-t-elle. Pour eux la dette de sang est sans valeur, j'ai peur qu'ils tentent de dépouiller le traqueur. Vous devriez partir au plus vite !
J'émets un grognement dubitatif, si ces individus essayent de s'en prendre à Gabriel, ils risquent fort de le regretter. Mais Ima a raison sur un point, nous avons perdu assez de temps dans ce village. Pendant qu'elle parlait, mes scanners ont évalué l'état de Sioban. Comme je le craignais, il s'est encore dégradé et les violences infligées par Ouerdji n'ont rien arrangé. La pauvre petite est au bord de l'évanouissement et le manque la tenaille toujours. Il est urgent de la confier à des professionnels.
— Il faut qu'on entre dans l'hôpital cette nuit, marmonné-je.
— Il y a peut-être un moyen, réfléchit Ima, je peux vous guider, mais...
Je l'observe un instant, les paupières plissées, tentant d'évaluer à quel point elle est digne de confiance.
— Pourquoi nous aiderais-tu ? je demande. C'est risqué pour toi.
— L'exo a sauvé mon petit frère, réplique-t-elle, je ne veux pas que Ouerdji lui fasse du mal ! Et puis... S'il parvenait à le tuer et à prendre ses armes, son prestige serait renforcé. Et mon oncle y perdrait son honneur, son autorité serait sapée...
J'opine du chef, pas la peine d'en dire davantage. L'autorité du patriarche, c'est probablement la seule chose qui protège encore les jeunes filles du clan de types comme ce Ouerdji. Je me penche vers Sioban et la pousse du bout du museau.
— Lève-toi, petite, feulé-je, il faut qu'on sorte d'ici.
Une expression de terreur fige les traits de l'adolescente.
— Je peux pas partir ! proteste-t-elle. Ouerdji m'a dit de pas bouger.
— Justement ! Quand il reviendra, il recommencera à te battre, peut-être pire. Il faut que tu sois loin avant son retour.
Avec le peu d'énergie qu'il lui reste, Sioban secoue obstinément la tête.
— Non, non ! gémit-t-elle. Si je lui désobéis, il me punira.
— Il ne pourra rien te faire quand tu seras à l'hôpital, les guérisseurs te protégeront.
— Je peux pas ! s'entête-t-elle. S'il est content de moi, il me donnera peut-être des doses...
— Qu'il te fera payer de la pire des façons ! Tu dois absolument lui échapper.
— C'est pas possible ! Ouerdji, il me permet de travailler à Eklonn. À l'intérieur de la Cité, pas seulement dans le no man's land. Il nous fait rencontrer des gens importants ! J'ai un bon client, là-bas. Il est très généreux, il me fait des cadeaux. Si je peux pas y retourner, j'aurais plus rien à échanger pour me payer des produits !
J'émets l'équivalent d'un soupir désenchanté. Le petit Yani n'a pas tout à fait tort quand il prétend que les Toxs ne voient pas plus loin que leur prochain shoot. Pourtant, je veux croire qu'existe encore pour Sioban l'espoir de sortir de son addiction.
— À l'hôpital, on te soignera, affirmé-je. Tu pourras suivre un programme de désintoxication et tu n'auras plus jamais besoin de te soumettre à ce sale type !
Ima ponctue mes paroles d'un vigoureux hochement de tête.
— Oui, approuve-t-elle, le Docteur Sorrow t'aidera sûrement ! Mais il faut se dépêcher. Attendez-moi ici, je vais allez chercher le traqueur.
— Pas la peine de te faire repérer, je réplique, je suis connectée au bracelet de Gabriel. Je vais lui dire de nous rejoindre.
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